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Les défis méthodologiques de la recherche

CHAPITRE 1 – CONTEXTUALISER ET APPRÉHENDER L’IMPORTANCE

1.3 APPRÉHENDER LE SOUCI POUR LA BEAUTÉ

1.3.2 Les défis méthodologiques de la recherche

1.3.2.1. Avoir un pied dedans et un pied dehors : positionalité

Étant insérée dans un réseau familial à Taïwan, j’ai dû faire l’effort de prendre une distance critique face aux répondantes. Je ne suis pas Taïwanaise, mais mon compagnon de vie l’est (Taïwanais) et nous avons, au moment de la rédaction de cette thèse, trois enfants. En plus de mon réseau d’amis personnel, en me mariant avec un Taïwanais, je me suis retrouvée avec une belle-famille, une famille élargie, des voisins, etc. Ma positionalité sur le terrain a parfois été facilitée, parfois beaucoup moins.

Le rapport à la beauté m’a vite rattrapée dans ma vie personnelle lors de mon séjour à Taïwan et j’ai fait contre ma volonté de l’observation que j’ai jugé parfois « trop participante ». Je n’énumérerai pas les maints exemples où mon corps et mon apparence ont été ouvertement critiqués. Laura Miller (2006), dans son ethnographie Beauty Up : Exploring Contemporary

Japanese Body Aesthetics, traite de problématiques connexes quant au regard porté dans les

97 Prendre Facebook comme ensemble de données m’aurait imposé une analyse systématique et laborieuse.

Prendre les activités Facebook de mes répondantes, circonscrites dans leur affichage de photographies et les commentaires qui s’ensuivaient, a servi à illustrer certains des phénomènes qui seront analysés ici.

salons de beauté japonais sur son corps de femme ayant passé le cap de la jeunesse et ne répondant pas aux critères de beauté nippons : la mauvaise qualité de sa peau ainsi que sa pilosité sont soulignées ouvertement par le personnel japonais. Mon « chapeau d’anthropologue » m’a aidée en ce sens : je me répétais que « je faisais du terrain ». Cette réalité a teinté mon expérience d’anthropologue, puisque j’ai dû faire de grands efforts pour détacher mon expérience personnelle de la collecte de données, tout en me servant de mon vécu pour avoir la sensibilité nécessaire pour entendre et écouter mes répondantes qui souffraient parfois elles aussi de l’ambiance sociale taïwanaise quant à l’importance de la beauté.

Mon insertion comme femme étrangère mariée avec un homme taïwanais et ayant au moment de la collecte de données un enfant me fut cependant très bénéfique pour le recrutement des participantes et pour la qualité des échanges avec les répondantes. Mon compagnon de vie ainsi que notre fils de 15 mois à l’époque m’ont accompagnée sur le terrain98. Être une mère m’a souvent fait paraître plus humaine (Cupples and Kindon 2003)99 et m’a rapprochée de plusieurs de mes interlocutrices, surtout de celles étant aussi mères, qui se pensaient ainsi mieux comprises. En effet, il peut être difficile pour une jeune fille de comprendre les changements corporels que vit la femme à la suite de la maternité, ainsi que les changements dans le style de vie qui accompagnent le fait de devoir prendre soin d’un bébé, puis d’un enfant. En ayant moi aussi vécu ces étapes de la vie, les répondantes déjà mères ont parlé plus librement.

Un autre aspect qui fut facilitateur pour le terrain est le fait que j’étais étrangère. En effet, les femmes se sentaient plus libres de parler de sujets intimes avec une étrangère et d’exprimer leurs frustrations quant à la société taïwanaise. Dans certains cas, le fait que je sois moi- même l’épouse d’un homme taïwanais semblait leur suggérer que je savais ce qu’elles vivaient et leur donnait l’élan pour critiquer ce qui les dérangeait dans les relations femmes/hommes ou encore avec leur belle-famille.

98 Se pose ici la question des relations qui se nouent entre la chercheure et les gens qu’elle rencontre. Faire du

terrain avec sa famille pose la limite du temps « professionnel » et du temps « personnel ». Est-ce qu’un après- midi chez la famille élargie constitue un lieu d’ethnographie? Est-ce qu’une confession sur un sujet sensible de la part d’une amie, même traité anonymement, est une donnée?

99 Il est arrivé quelques fois que mes répondantes demandent à aller voir mon fils; les enfants mixtes piquent

Le sujet de la beauté renvoyait parfois à des sujets délicats, dont on ne parle pas ouvertement, même entre copines. Par exemple, le sujet de la sexualité, avec comme sous-thèmes la pornographie et les idéaux de beauté qu’elle véhicule, ou encore la sexualité dans le couple. Les jeunes Taïwanais pensent généralement que les Occidentaux sont plus ouverts (開放

kaifang) sur divers sujets, entre autres ceux touchant à la sexualité, alors que les Taïwanais sont plus prudes, traditionnels (保守 baoshou). Plusieurs de mes interlocutrices semblaient heureuses de pouvoir parler librement de sujets touchant la sexualité. Ce sont d’ailleurs elles qui ont chaque fois abordé le sujet afin de le mettre en lien avec la beauté. Je crois que le fait que je suis étrangère et qu’on me croyait plus « ouverte », ainsi que le fait qu’il y avait peu de chance, pour la plupart, que nous nous revoyions après l’entrevue (ce qui aurait pu les rendre inconfortables, voire mal à l’aise, puisqu’elles me confiaient parfois des éléments assez intimes), encourageait mes répondantes à parler plus librement.

1.3.2.2 Une anthropologie de l’intime : l’observation directe et l’écoute multisites

Anne Laperrière (2003 : 273) différencie « l’observation directe » de « l’observation participante ». De l’observation participante, elle nous dit qu’elle dépasse les visées seulement descriptives. Le but ultime de ce type d’observation étant de décrire et de saisir la portée des actes et des phénomènes observés : « Ses objectifs dépassent la seule description des composantes d’une situation sociale et insistent sur l’importance d’en repérer le sens, l’orientation et la dynamique. » Il ne suffit pas « d’être là » pour comprendre une culture, encore faut-il vouloir faire ce mouvement intellectuel et social qu’est, entre autres, l’analyse. En étant présente sur le terrain, j’ai travaillé ma sensibilité ethnographique qui m’a permis de voir des éléments pouvant se révéler significatifs pour ma recherche. J’étais ouverte à toute donnée qui se montrait riche pour mon étude.

Pour ce qui est des pratiques de beauté, je les ai appréhendées par ce que mes répondantes m’en disaient. Il était impossible d’utiliser l’observation participante pour rendre compte de l’ensemble du phénomène où les femmes se font belles à Taïwan. J’ai quand même retenu cette technique afin de documenter des évènements ponctuels qui permettaient d’enrichir la présente recherche, ainsi que les sorties de magasinage de vêtements ou de produits de beauté des répondantes. La technique de recherche qualitative qu’est l’observation directe n’a pu être appliquée à l’observation des pratiques de beauté (sauf le maquillage dans les endroits

publics). En effet, les pratiques de beauté sont souvent des pratiques relevant du domaine privé, intime. Il m’était impossible, le matin après le lever, d’observer les pratiques de beauté des femmes dans l’intimité de l’image de soi à soi du miroir. Il me fut aussi impossible d’aller observer moi-même les pratiques du monde de l’emploi ayant un lien avec la beauté féminine. Pour documenter ces éléments, je m’en suis donc remis à ce que mes répondantes me disaient et à une attention portée aux conversations informelles entendues portant sur ces sujets, ainsi qu’à ce qui était ouvertement observable.

J’ai choisi de ne pas faire d’observation ni participante ni directe dans les salons de beauté, et ce, pour plusieurs raisons pratiques. Avoir accès aux salons de beauté aurait aussi posé un grand problème éthique puisque le corps y est souvent dénudé et que les femmes n’y sont pas dans des situations qu’elles désirent nécessairement donner à voir. Étant mariée (je n’étais donc plus une « jeune fille ») et venant de donner naissance à mon fils, j’étais loin d’entrer dans les standards de beauté taïwanais en 2014. Je n’allais donc pas faire bonne publicité100, surtout avec un carnet de notes dans les mains. S’immiscer dans des commerces peut soulever beaucoup de suspicions : on peut nous considérer à l’emploi d’un compétiteur. Cela a été rapporté par Wen Hua (2013) dans son anthropologie de la chirurgie esthétique à Beijing et par Adrian (2003) lorsqu’elle a fait de l’observation directe dans les studios de photographie de mariage de Taipei. Finalement, ne m’intéressant pas spécifiquement aux pratiques ayant lieu dans les salons et considérant que le discours de mes répondantes pouvait me donner accès à ce qui est important pour elles en matière de pratiques de beauté, je n’ai donc pas tenté de faire de l’observation participante dans ces endroits. Finalement, contrairement à Laura Miller, anthropologue du Japon qui, pour son étude de la beauté au Japon, a elle-même fréquenté des salons de beauté, comme je suis responsable de famille, mon portefeuille personnel ne me permettait pas de devenir moi-même cliente assidue. J’ai, en revanche, fréquenté quelques fois divers salons afin de comprendre ce dont me parlaient les répondantes.

100 Il est à noter que les jeunes femmes engagées pour travailler dans les salons de beauté sont souvent d’une

1.3.2.3 Éthique durant et après le processus de collecte de données

La recherche ainsi que son objectif principal, une thèse de doctorat, furent présentés clairement aux participantes (voir lettre de présentation et formulaire de consentement en annexe 4). De plus, mon identité de chercheure était aussi clairement explicitée dès le premier contact. Chaque fois, j’ai obtenu un accord verbal libre et volontaire de la part des participantes. Elles savaient qu’elles pouvaient mettre fin à leur engagement à n’importe quel moment du processus de recherche et sans aucune justification. L’anonymat fut respecté dès la première étape de la collecte de données par l’utilisation de pseudonymes. Finalement, je me suis efforcée de faire du temps des entrevues un moment agréable pour les interviewées.