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CHAPITRE 1 – CONTEXTUALISER ET APPRÉHENDER L’IMPORTANCE

1.2 MOBILISER DES CONCEPTS POUR COMPRENDRE LA LOGIQUE QU

1.2.3 Les rapports sociaux de sexe

Je retiens le concept de rapports sociaux de sexe85 pour explorer les inégalités existantes et celles qui naissent de la diffusion de l’idéologie néolibérale. Selon Annie Bidet-Mordrel (2010), les rapports sociaux de sexe s’ancrent dans les recherches féministes qui montrent que les rapports entre les hommes et les femmes ne sont pas de simples relations entre les individus, mais relèvent de rapports entre groupes. Les rapports sociaux sont structurants et constitutifs du social (Kergoat 2004 : 41).

Ce sont les inégalités qui opèrent « à travers des mécanismes d’exploitation et des dispositifs de domination, de production et d’intériorisation de différences, de naturalisation, de

84 Voir Hache (2007) sur le sujet de la responsabilité.

normalisation » (Bidet-Mordrel 2010 : 6) qui sont au cœur de ces études. Kergoat (2005)86, donne une définition du concept :

Le rapport social peut être assimilé à une « tension » qui traverse la société; cette tension se cristallise peu à peu en enjeux autour desquels, pour produire de la société, pour la reproduire ou « pour inventer de nouvelles façons de penser et d’agir », les êtres humains sont en confrontation permanente. Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. (Kergoat 2005 : 95; Pfefferkorn 2013 : 98).

C’est cette définition que je retiens. Le concept de rapports sociaux de sexe a été développé dès le début des années 1970 avec le mouvement du féminisme matérialiste. Autrement dit, ce courant de pensée ne s’intéresse pas seulement aux discours, mais également aux inégalités repérables concrètement dans les pratiques. Les chercheures féministes ont souligné les inégalités de sexe dans plusieurs domaines87. Néanmoins, parmi ces inégalités, pour certaines féministes s’intéressant aux rapports hommes/femmes sous l’angle des rapports sociaux de sexe, c’est le travail qui est l’enjeu autour duquel se construisent les rapports d’exploitation et de domination. Danièle Kergoat souligne que « le travail est […] l’enjeu des rapports sociaux de sexes » (2010 : 63). Au sujet du travail, outre le travail sur le plan collectif (professionnel et domestique), le travail est aussi appréhendé dans sa dimension individuelle, en adoptant l’angle de la production de soi (voir Dejours 1998).

Or, la division sexuelle du travail88 montre un clivage souvent clair entre travail reproductif, confié aux femmes, et travail productif, associé aux hommes. Danièle Kergoat souligne à grands traits que le groupe des femmes et celui des hommes sont séparés et hiérarchisés

86 Kergoat (2005) a la prudence d’attirer notre attention sur le fait que « les rapports sociaux sont multiples et

aucun d’entre eux ne détermine la totalité du champ qu’il structure » (Kergoat 2005 : 95; Pfefferkorn 2013 : 98). Les chercheures féministes, dans la foulée du black feminism aux États-Unis, ont aussi attiré l’attention sur le fait que plusieurs facteurs, plusieurs rapports sociaux, peuvent se croiser et amplifier ou diminuer les inégalités. Ce type de phénomènes où il y a une « complexe articulation des identités/inégalités multiples » (Bilge 2010 : 71) est analysé grâce au concept d’intersectionnalité (voir notamment les travaux de Sirma Bilge). L’intersectionnalité a surtout été utilisée pour faire une analyse des divers systèmes d’oppression et de leur articulation, et les chercheures utilisant ce concept se sont intéressées à celles qui subissaient ces oppressions. Peu d’études ont été faites prenant pour sujet des individus qui seraient du côté que j’appellerai « gagnant » des inégalités. Dans le cadre de cette thèse, je propose de s’intéresser à ces femmes que l’on peut dire du côté gagnant de l’intersectionnalité (elles sont de l’ethnie majoritaire, instruites, urbaines et aisées) et d’analyser le travail du corps qu’elles exercent en se voulant belles (voir Brown 2017 et Donaghue 2017, sur la question de l’apparence dans le domaine académique).

87 « Statut social et juridique, sexualité, travail domestique et emploi salarié, santé et scolarisation. Sphère

politique, culturelle et religieuse, situation de violence et de pauvreté, etc. » (Bidet-Mordrel 2010 : 11).

88 Des anthropologues, femmes, comme Nicole-Claude Mathieu et Paola Tabet, ont souligner que cette division

(Kergoat 2010); alors que le travail productif relève de compétences, le travail reproductif est souvent naturalisé, et donc, non reconnu, invisible. Dans cette approche, la lutte porte principalement contre la vision naturalisante du travail des femmes qui les associe aux soins et à la reproduction alors que le travail de l’homme est considéré comme étant productif au sens économique du terme. Cette vision naturalisante du travail des femmes l’invisibilise par le fait même, puisque, relavant de la « nature féminine », le travail n’est pas reconnu comme tel.

L’invisibilisation du travail des femmes peut être analysée sous l’angle foucaldien dans la mesure où elle résulte du cycle savoir-pouvoir (Foucault, dans Kergoat 2010 : 63). L’invisibilisation découle d’un savoir sur la nature des sexes en présence, savoir qui vient justifier la division sexuelle du travail qui, en retour, soumet les femmes à un rapport de domination et d’exploitation. Les femmes sont vues comme disposant de dons naturels89 alors que les hommes développent et acquièrent leurs compétences. Cette idée est déjà présente dans les travaux de chercheures féministes (entre autres, Delphy, avec la notion de « mode de production domestique », et Guillaumin, sur le « discours de la nature ») qui voulaient dénaturaliser le travail féminin réalisé gratuitement dans la sphère domestique. Enfin, selon Kergoat (2004 : 41), la théorie des rapports sociaux de sexes attire l’attention sur un enjeu, le travail dans lequel deux groupes se forment et ont des intérêts conflictuels quant à leur positionnement dans les rapports de pouvoir. Pfefferkorn (2013 : 109) précise que « tout rapport social est source à la fois [c’est moi qui souligne] de cohésion et de conflit ». Un rapport social peut créer des liens, des consentements et des consensus. Cet auteur insiste sur le fait qu’un rapport social est « au moins potentiellement, source de

tensions et de conflits entre acteurs ou agents, individuels ou collectifs » (Pfefferkorn 2013 :

109). Il faut donc saisir les rapports sociaux d’une manière « dynamique ». Transformer les intérêts contradictoires en confrontations et en contestations dépend éventuellement des conjonctures et, en tant que « principe heuristique », « les rapports sociaux servent à comprendre les pratiques observées » (Kergoat 2010 : 62-63).

89 La définition traditionnelle de la féminité limite les femmes dans leur performance possible du genre. C’est

alors que la performance de la féminité (voir les travaux de Judith Butler à cet effet) n’est pas reconnue comme une performance ou un effort, mais comme des capacités naturelles féminines. Cette non-reconnaissance de la performance de la féminité limite les femmes, par exemple, dans leur avancement de carrière (Yang 2007 : 380; Adkins 2001).

Dans cette thèse, ce n’est pas le travail domestique qui sert de point de référence pour discuter de l’invisibilité du travail des femmes, mais plutôt le travail esthétique. Nous verrons que les pratiques entourant la beauté ne sont pas considérées comme relevant d’un travail, mais plutôt de la nature même des femmes. Pour faire ressortir le travail impliqué, je propose la notion de « souci pour la beauté ». Ce souci comprend à la fois la préoccupation pour la valorisation de son capital beauté, la nécessité de l’améliorer et de le maintenir, et les efforts pour le faire reconnaître. Ce souci compose avec des inégalités entre les sexes et vient les accentuer.