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Les pratiques de beauté comme travail esthétique

CHAPITRE 1 – CONTEXTUALISER ET APPRÉHENDER L’IMPORTANCE

1.2 MOBILISER DES CONCEPTS POUR COMPRENDRE LA LOGIQUE QU

1.2.2 Les pratiques de beauté comme travail esthétique

Comme le font remarquer Reischer et Koo (2004 : 297), l’être humain est la seule créature qui refuse systématiquement de laisser la nature seule dicter son apparence. Le travail du corps a été largement répertorié en anthropologie depuis les premiers travaux de Malinowski

qui, dans son ouvrage classique The Sexual Life of Savages (1929), montrait ce qu’était, pour les Trobriandais, une belle femme (Malinowski 1987 : 241 et images 66-67). Cette approche, tout comme les autres approches anthropologiques du corps, s’intéresse au corps comme phénomène historique et socioculturel et non comme simple donnée biologique. Je vais ici me concentrer sur le travail du corps qui vise la beauté.

Selon Reischer et Koo (2004 : 299), l’anthropologie de la beauté peut être divisée en deux tendances : premièrement, le corps y est analysé comme symbole incarnant les valeurs sociales ou encore comme mécanisme de pouvoir et contrôle social. Deuxièmement, et plus récemment, des auteurs se sont intéressés au corps à partir de la notion de soi actif. Ici, le corps n’est plus seulement objet des mécanismes de pouvoir, mais les négocie et est, en ce sens, un agent actif. Cette deuxième tendance a engendré la littérature de l’anthropologie de la beauté faisant intervenir la notion d’agency. Ce n’est cependant pas cette option que j’ai choisie, privilégiant plutôt le corps comme le lieu d’un travail qui est compris comme un investissement dans son capital.

Warhurst et ses collègues (2000) sont les premiers à donner une définition du concept de travail esthétique. Selon ces auteurs (2000 : 2), l’économie de service demande aux employés qu’ils portent en eux certaines capacités (embodied capacities). Ce sont ces capacités que ces auteurs nomment « travail esthétique ». Le concept de travail esthétique s’intéresse à la manière dont les entreprises ont intérêt à faire une gestion de l’apparence physique et des comportements des employés (Warhurst et al., dans Gruys 2012 : 482). Ces auteurs (2000 : 4) définissent le concept comme suit :

We define "aesthetic labour" as a supply of "embodied capacities and attributes" possessed by workers at the point of entry into employment. Employers mobilise, developed and commodify these capacities and attributes through processes of recruitment, selection and training, transforming them into "competencies" or "skills" which are then aesthetically geared towards producing a 'style' of service encounter. By "aesthetically geared" we mean deliberately intended to appeal to the senses of customers, most obviously in a visual or aural way. (Warhurst et

al. 2000 : 4)

Popenoe et Adrian ont aussi montré que la modification du corps à des fins esthétiques constitue un travail. Popenoe (2004) a travaillé auprès des femmes arabes Azawagh et montré qu’elles considèrent le fait de prendre du poids, jusqu’à devenir ce que nous appellerions « obèses », comme un travail en soi (qui justifie de ne pas faire d’autres types de travail).

Cette pratique suppose notamment l’immobilité : la femme concernée devient inapte à d’autres types de tâches. Adrian (2003), dans son ethnographie des pratiques de photographie de mariage à Taïwan, souligne que la beauté parfaite demande un investissement considérable en temps et en argent. En résumé, la beauté implique un certain travail, elle n’est jamais un simple fait biologique, et c’est ce qui m’intéresse ici.

Hochschild (1983) s’est concentré sur le travail émotionnel; Warhurst et Nickson (2001), sur le travail esthétique; Hesmondhalgh et Baker (2011), sur le travail créatif et Wissinger (2015), sur le travail glamour (glamour labour). La notion de travail esthétique fut développée au Royaume-Uni dans la foulée de la notion de travail émotionnel (emotional labour). Cette notion a été proposée afin de souligner un type de travail qui ne relève pas des compétences techniques souvent mises de l’avant dans les débats s’intéressant à l’amélioration des compétences des travailleurs et travailleuses. Le travail esthétique, notamment dans les économies de services, a aussi attiré l’attention de plusieurs chercheurs. Grugulis et al. (2004) ont mené une recherche sur la manière dont les entreprises gèrent de plus en plus l’apparence, la manière d’agir et les ressentis des employés. Thompson et al. (2001) se sont penchés sur la manière dont les formations insistent sur les émotions et l’apparence des employés. Warhurst et Nickson (2001) ont étudié la manière dont les employés doivent « look good and sound right ». Selon Mears (2014), l’intérêt du concept de travail esthétique est de dénaturaliser la beauté et de montrer les processus fins qui permettent de traduire l’apparence en gains économiques ou symboliques. De plus, toujours selon cette auteure, le concept de travail esthétique, parce qu’il situe la valeur de la beauté dans un contexte particulier, permet de souligner les relations de pouvoir (par exemple, entre femmes et hommes) qui définissent le beau et le laid. Je propose de retenir cette notion pour attirer l’attention sur le travail qu’implique la beauté.

La publication d’Elias et al. (2017), un ouvrage collectif de 21 chapitres, marque un tournant dans les études du travail esthétique. Cet ouvrage explore les politiques de la beauté dans un contexte globalisé marqué par l’idéologie néolibérale et montre la richesse de cette notion qui permet de souligner que la féminité et la beauté qu’elle suppose dans nos sociétés représentent un réel travail qui se situe bien au-delà du simple fait de se faire belle pour aller travailler : « feminity is work » (Lazar 2017 : 51). Ces auteurs élargissent la portée de cette notion bien au-delà de ce que les premiers auteurs, des sociologues britanniques, lui avaient

attribué. Dans le cadre de cette thèse, je m’inspire d’Elias et al. (2017) et je ne cloisonne pas le travail esthétique au monde de l’emploi. Je choisis d’utiliser la notion de travail esthétique pour rendre compte du travail effectué sur le corps et le comportement dans le but de projeter une image de soi qui sera appréciée. Ainsi, la beauté ne se limite pas à l’apparence physique, mais renvoie aussi, comme le soulignent Elias et al. (2017 : 35), « à la voix, à la posture, au comportement, au langage corporel, à la présentation de soi sur les médias sociaux, etc. » (ma traduction).

En élargissant le contexte de la recherche, cette thèse répond à l’appel d’auteurs s’intéressant au travail esthétique ici et maintenant, dans le « présent » : « The force of neoliberalism in shaping experiences and practices related to beauty needs urgently to be understood » (Elias et

al. 2017 : 5). Je montrerai que les femmes sont appelées à se responsabiliser84 en ce qui a trait à leur beauté dans la mesure où celle-ci constitue un capital. Cette responsabilisation est aussi propre à l’idéologie néolibérale selon laquelle chacune devient entrepreneure de soi, dans le cas qui nous intéresse, de sa beauté (aesthetic entrepreneurship). Cette responsabilisation pèse inégalement selon les sexes, et la notion de rapports sociaux de sexe me permet de montrer que ce nouvel impératif vient se greffer sur des rapports sociaux déjà inégaux et les amplifie. En mobilisant cette notion, nous verrons que le pouvoir justificateur de la préoccupation pour la beauté prend racine dans des rapports de sexe inégaux.