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CHAPITRE 2 – LA BEAUTÉ DONT ON SE SOUCIE

2.1 DÉFINITION DE LA BEAUTÉ EN CONTEXTE TAÏWANAIS

2.2.1 Porter le mignon

Le mignon étant un personnage, il se manifeste dans l’habillement. Lara, une conseillère financière sénior dans une grande banque de Taipei, explique clairement ce qu’est la mise en scène du mignon par le vêtement, la réflexion et les choix que cela représente :

159 De mon expérience, un homme n’appréciera pas de se faire dire qu’il est « mignon ». On m’a précisé que

cela représentait une attaque à leur masculinité. Le mignon et ses caractéristiques seraient donc le pendant féminin de ce qui est attendu en matière de comportement. Le lecteur est à même de voir que l’idéal de la

zhenmei se construit en altérité, voire parfois en opposition, avec celui de l’homme. Cela n’est pas sans rappeler

l’idéal de la complémentarité propre à la philosophie taoïste. Cependant, des amis homosexuels taïwanais me disaient bien aimer le mignon. L’un d’eux avait d’ailleurs une collection de peluches mignonnes – ce qui serait plutôt surprenant chez un homme hétérosexuel voulant projeter un certain type de masculinité, plus virile.

Il faut ressembler à un petit enfant. Les magazines de mode japonais, cela nous convient bien, c’est plus mignon. Dans les magazines occidentaux, les femmes sont trop neutres (中性 zhongxin), ni masculines ni féminines, ou encore, elles

ont du caractère (有個性 you gexing). Cela ne nous convient pas, donc on ne

regarde pas ces magazines. Ici, il faut être mignonne... au moins un peu. Par exemple, toi, tu portes un chemisier sans manche gris perle et il n’y a ni froufrou ni dentelle. Nous, on ne porterait jamais cela! Tu vois, mon sans manches, il y a un petit volant sur la manche et il est rose160, c’est mignon. Ici, on veut du mignon sans caractère (沒有個性 mei you gexing).

Dans cet extrait, Lara associe féminité et mignon sans s’interroger sur les effets de cette représentation sur la conception de la sexualité qui s’en dégage. La féminité serait, par définition, donc par « nature », mignonne, sinon elle afficherait une neutralité qui n’est ni attirante ni souhaitable. Une femme mignonne doit et veut ressembler à un petit enfant, elle doit donc être désexualisée (ce qui va à l’encontre du goût pour les gros seins), mais ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas érotisée161. Dans les mots de Lara, les femmes occidentales sont présentées comme « trop neutres » ou encore, ayant trop de caractère (par exemple, en étant sexuellement agressives ou dominantes). Le chemisier sans manches de lin gris perle que je portais ce jour-là fut pris en exemple162.

160 Feuilleter rapidement un magazine féminin d’Asie de l’Est permet de réaliser que les teintes des cosmétiques

proposées s’étendent dans une palette de blanc pour les fonds de teint et de rose pour les rouges à lèvres. Il y a presque une absence de teintes agressives, comme le rouge pour maquiller les lèvres.

161 Mentionnons que le mignon est pourtant érotisé en Asie de l’Est. En effet, les jeunes femmes sans expérience

sont érotisées dans la culture pornographique est-asiatique et principalement japonaise. Les recherches de Wong et Yau ont montré que les hommes taiwanais préfèrent la pornographie japonaise de style boshojo (beautiful

young woman) à la pornographie occidentale (Wong et Yau 2014a : 420). Il s’agit d’un style pornographique

où l’homme est le sujet et la femme l’objet innocent (Wong et Yau 2014a : 419) et où le scénario le plus commun est une jeune fille naïve et mignonne qui est initiée à la sexualité par un homme plus âgé. (voir Wong et Yau 2012, 2014a). L’excitation sexuelle vient alors du fait de dominer et d’amener la femme à en vouloir davantage. Le mignon suscite donc l’intérêt sexuel des hommes dans ce contexte. Ces auteurs (2012) ont réalisé que si ce style plaisait particulièrement aux hommes taiwanais, c’est parce qu’ils le trouvaient plus réel et près de leur réalité : « the distinction between pornographic representations of sex and the "real" sex vanishes not

because pornographic representations are getting more "real" as Hardy has argued, but because the so-called "real" sex is also culturally constituted » (Wong et Yau 2012). Les recherches de Wong et Yau montrent que

les femmes taiwanaises prennent ce rôle passif, puisque c’est ce qui est attendu d’elles de la part des hommes (Wong et Yau 2014a : 411). Elles n’apprécient pas nécessairement que leur époux consomme de la pornographie (ibid 2014b) ou qu’il leur demande (Wong et Yau 2014b : 7) d’en regarder avec eux ou les force à le faire, mais il semble que l’influence du double standard quant à la sexualité où les femmes ne sont pas censées être intéressées à la sexualité (Wong et Yau 2014b : 5) ainsi que l’idée généralement admise que la consommation de pornographie est un « besoin » masculin amènent les épouses à tolérer ces activités qui semblent établies et répandues.

162 La manière dont je m’habillais ne plaisait généralement pas aux Taïwanais que je fréquentais. Mon style

n’était pas jugé féminin et les couleurs et coupes que je choisissais étaient trop neutres. Grâce à cette expérience, j’ai pu mieux circonscrire ce qui était attendu en matière de présentation de soi féminine.

Selon Kinsella (1995 : 229), « cute clothes […] are deliberately designed to make the wearer appear childlike and demure163 ». Lara le dit d’ailleurs : il faut ressembler à un petit enfant. Dans cet extrait, Lara nous parle de la manière de présenter son corps avec les vêtements et le maquillage nécessaires pour être mignonne164. Ces techniques que Lara analyse en les mettant en perspective par rapport à ce qu’elle a observé dans les magazines occidentaux témoignent d’un savoir-faire et d’une réflexion sur le « comment être mignonne ». Nous sommes ici face à des femmes, parfois cadres, qui ne se moulent pas au modèle masculin. Bien au contraire. La majorité des répondantes portaient des vêtements qu’elles me disaient mignons ou du moins très « féminins » (女 性 化 nüxinghua). Fréquemment, mignon et

féminin étaient confondus dans leur propos et les deux termes étaient souvent opposés au terme « neutre » (中性 zhongxin)165, comme le fait Lara. Termes par lesquels plusieurs d’entre elles qualifiaient la mode féminine occidentale ou même le style féminin classique. Il faut savoir que le style classique occidental est souvent jugé trop simple, fade et terne et que le style élégant est rarissime à Taïwan et réservé avant tout aux femmes plutôt âgées. Ceci est étonnant quand on pense aux photos de vedettes hollywoodiennes au corps pratiquement dénudé, se présentant explicitement comme des objets sexuels, mais des objets actifs, sans doute jugés agressifs. C’est peut-être pour se démarquer de ce type d’image que la cadre supérieure occidentale doit s’habiller de manière sobre basée sur un modèle masculin.

163 J’ai rencontré certaines répondantes la fin de semaine. Certaines d’entre elles portaient des imprimés

arborant Hello Kitty, la souris Mickey et autres personnages de médias destinés aux enfants.

164 Lara désire être mignonne. Les travaux de Mahmood (2012) ont théorisé cette forme d’agencéité. Mahmood

va au-delà de Butler et « critique l’incapacité du féminisme à conceptualiser l’agency et l’émancipation des femmes autrement qu’à travers un binarisme de termes en opposition : oppression et résistance au patriarcat » (Fiorentini et Rebucini 2015 : 53). Cette appréhension binaire a comme résultat l’incompréhension de la capacité d’agir des femmes lorsqu’elles ne se fondent pas sur les conceptions de la liberté et de l’émancipation du féminisme séculier. Mahmood réfléchit à la manière dont les normes sont « vécues et habitées, désirées, atteintes et accomplies » (Mahmood 2009, dans Fiorentini et Rebucini 2015 : 68). En effet, « les femmes du mouvement des mosquées pensent la prière, le port du voile, les comportements modestes, la peur de Dieu et la soumission aux normes religieuses comme autant d’éléments constitutifs de la bonne musulmane » (Fiorentini et Rebucini 2015 : 56). Mahmood se pose alors la question à savoir pourquoi ces femmes « se soumettent volontairement à une discipline qui peut être très contraignante et qui, dans une vision séculière, semblerait aller à l’encontre de leurs propres intérêts en tant que femmes » (ibid). Ce même type de réflexion est applicable à l’exemple de ces femmes qui désirent être mignonnes. En effet, une analyse appréhendant l’agencéité seulement comme capacité d’agir contre les structures de pouvoir pourrait refuser de voir autre chose au mignon que la conséquence de rapports sociaux de sexe inégaux. Une telle analyse serait aveugle quant au fait que ces femmes urbaines et instruites taiwanaises désirent être mignonnes et reconnues comme telles; qu’il s’agit là d’une compétence importante pour elle, fruit de tout un travail esthétique le plus souvent réfléchi et qu’elles font, en ce sens, preuve d’agencéité.

165 Le terme « neutre » signifie ici « pas assez féminin » ou relevant de ce qui ne peut pas être qualifié de

Alors, que veut dire porter le mignon quand on est une femme de carrière urbaine et hautement diplômée? Certainement, cela dépend des professions. Qing-De, médecin anesthésiste, portait le sarrau, alors que Lara, conseillère financière sénior, portait des vêtements de bureau et, parfois, un tailleur. Aucune des répondantes, sauf celles travaillant dans le domaine médical (deux répondantes), ne devait porter d’uniformes pour leur travail. Reste que, dans la manière de parler des vêtements qu’elles aimaient, certains points communs se ressemblent.

Les couleurs claires, douces et tendres, se retrouvant dans la palette des pastels étaient appréciées des répondantes. Outre les pastels, prédominent les roses dragée, thé, capucine, incarnat, nacarat166; les blancs, les crèmes et certains violets (surtout dans les teintes de glycine, orchidée, pervenche et violine) étaient aussi très présents. Les verts étaient rarement portés. Les répondantes osaient parfois le bleu surtout dans les teintes d’aigue-marine, turquoise, mer du sud et le jaune, particulièrement citron. Le rouge et le noir étaient aussi présents, mais en petite quantité, ajourée et juxtaposée à d’autres couleurs. Les imprimés étaient le plus souvent délicats (fleurs, points, petites flèches ou ancres). Au-delà des couleurs douces, le choix des tissus et la coupe sont déterminants dans la mise en scène du mignon. Les tissus soyeux, souvent des polyesters de qualité ou de viscose, dont l’épaisseur varie en fonction du vêtement auxquels ils sont destinés, constituent le matériel de base de la garde- robe des répondantes. Les tissus rugueux à l’aspect naturel, comme le lin ou encore les tweeds écossais, n’étaient, le plus souvent, pas jugés assez féminins. Lara critique mon chemisier sans manches comme étant « trop neutre ». En effet, les répondantes préféraient des vêtements dont la coupe et le tissu, dans une alliance parfaite, produisaient des ondulations lors du mouvement, suggérant discrètement le désir. Les coupes droites, faites de tissus naturels et simples (telles la toile de lin ou encore la popeline) étaient associées au masculin et, du coup, à l’action, voire à l’affirmation attendue d’un homme qui a réussi.

Un haut en tissu soyeux uni ou dans un imprimé délicat, agrémenté de dentelle, froufrous, volants, et qui, parfois plissé, donnait une allure de falbalas au col et aux manches, était un choix courant. La mousseline synthétique un peu transparente, montée sur un tissu opaque

166 Le rose bonbon et le fuchsia étaient des couleurs courantes pour les vêtements de sport ainsi que pour les

était aussi un choix récurrent. En 2014, l’année de mon terrain de doctorat, les hauts à épaules dénudées étaient en vogue et mettaient en valeur la minceur des femmes en laissant deviner les os des épaules.

Lorsqu’elles devaient porter un tailleur pour les rencontres d’affaires plus formelles, les crêpes ou les tweeds synthétiques d’inspiration Chanel étaient choisis, selon la saison. Les vestons en tweed rappelant ceux de la modiste et grande couturière Coco Chanel étaient faits de tissage noir et blanc ou encore de couleurs douces comme l’écru et les roses pâles. Parfois, des fils métalliques argentés ou or venaient agrémenter le tout et, couplés à la petite frange du tweed, donnaient cet aspect que les femmes me décrivaient comme « mignon ». Les tailleurs en crêpe avaient des coupes plus cintrées et étaient souvent décolletés et ornés d’un volant à l’arrière et d’une ceinturette de faux cuir. La veste de tailleur courte était aussi portée par quelques répondantes. Les tailleurs étaient le plus souvent portés par-dessus un dessous délicat tel que ceux mentionnés précédemment. Des matières synthétiques brillantes, du tissu pailleté, de petites paillettes, des imitations de pierres précieuses en plastique cousues sur le tissu et de petites perles venaient en certaines occasions enjoliver un morceau porté sous un tailleur. Ces ornements chatoyants évoquent tous le mignon, mais aussi une manière indirecte, subtile, de mettre un certain type de féminité de l’avant plutôt que le corps sexué.

Les robes, le plus souvent arrivant au haut du genou (pour le travail de bureau), mais pouvant aussi être longues (plus souvent portées les fins de semaine), sont généralement cintrées, mettant ainsi en valeur la taille fine et la minceur du tronc. Les crêpes synthétiques, les tissus soyeux et la mousseline sont alors privilégiés. Ces robes sont d’ordinaire ornées de volants qui varieront en longueur et en position selon la mode du moment. Parfois, le haut et les manches de la robe seront faits de dentelle. La jupe corolle, avec ses auréoles, était très populaire auprès des répondantes. Cette jupe a le mérite de souligner la minceur de la femme en mettant en valeur sa taille fine. Ses auréoles donnent un style que les répondantes jugeaient très féminin et qui, par sa forme, rappelle le mignon.

Les ballerines et les chaussures à talons hauts étaient portées pour travailler. Encore une fois, ces chaussures étaient le plus souvent dans les teintes pâles et ornées de petites pierres, de boucles, de paillettes ou de dentelles de cuir. Les accessoires étaient aussi choisis avec grand soin et étaient préférablement mignons. Le maquillage choisi devait aussi être doux et non agressif. Comme le dit Lara :

Ici [à Taïwan], on veut du mignon et sans caractère (沒有個性

mei you gexing).

[…] Dans le même sens, on aime les rouges à lèvres roses... c’est plus doux et mignon. Dans les magazines occidentaux, il n’y a pas ce type de teintes. Le mignon est très important!

Les jeunes femmes que je croisais portaient bel et bien des rouges à lèvres roses. La femme ainsi maquillée ne semblait pas menaçante. On pense au chat sans griffes...

Image 27 – Une femme arborant fièrement son sac Hello-Kitty (Photo : gracieuseté d’une répondante)

La femme qui se veut mignonne doit donc habiller son corps de manière très précise. Cela demande un savoir-faire important. On remarquera que ces vêtements aux tissus légers, parfois soyeux, aux tons pastel, avec des volants se succédant ne sont pas affriandants, affriolants, aguichants, ou même suggestifs. S’ils séduisent, c’est en référence à l’impuissance du mignon. Yueh (2013 : 169-170) soutient que « [the] cuteness, instead of

sexiness, composes the ideal female image in this culture ». Mes observations vont dans le même sens : la « femme fatale » n’a pas la cote dans le monde taïwanais, et le mignon implique une manière d’être sans défense, voire soumise, qui séduit les hommes taïwanais. Certaines femmes jouent le jeu du mignon (玩可愛型的遊戲 play cute), mais pour d’autres, être mignonne est l’incarnation même de la féminité. Pour elles, c’est cela être une femme167. Il y a bien certainement différents degrés dans la manière d’être mignonne, mais la grande majorité des femmes que j’ai connues à Taïwan étaient toutes, à degrés divers, « mignonnes ». On peut donc dire que le « mignon » est appréhendé, par plusieurs de ces femmes ainsi que par leur entourage, comme relevant de la « nature » féminine. Ce qui est paradoxal est qu’on note pourtant tout le travail en matière de choix esthétique et les compétences que demande le fait de désirer projeter une image mignonne. De plus, les femmes ne sont pas mignonnes de la même manière en toutes circonstances, sachant jouer de cet attribut avec stratégie. Reste donc à savoir si on peut jouer stratégiquement de ce qui est « naturel ». Je vais maintenant décrire la manière dont le mignon implique une mise en scène de soi.