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CHAPITRE 1 – CONTEXTUALISER ET APPRÉHENDER L’IMPORTANCE

1.1 CONTEXTUALISER L’IMPORTANCE DE LA BEAUTÉ FÉMININE

1.1.6 Taipei, la capitale

1.1.6.1 Taipei Chic

J’emprunte à Yueh (2017) le terme de Taipei Chic qu’elle utilise pour différencier les vedettes mignonnes des médias taïwanais de la taimei (台妹). La taimei est associée à la classe populaire, aux femmes qui vendent les noix de bétel, dansent dans les bars, sont du type « voyou » et projettent une image sexuelle directe. Bref, il ne s’agit pas d’une femme distinguée et appartenant à une élite marquée par certains traits relevant du cosmopolitisme. Pour bien comprendre ce concept, il est nécessaire de savoir que plusieurs éléments se définissent en opposition les uns aux autres (ce qui ne signifie pas qu’ils sont de fait opposés

et ne peuvent pas cohabiter) dans la société taïwanaise actuelle : le nord versus le sud, le mandarin standard versus le Taiyu (Minnan hua) – ou le mandarin dans lequel on sent clairement l’accent du sud –, la classe aisée versus la classe populaire et, finalement, la

zhenmei (正妹)70, image féminine urbaine dominante des médias taïwanais du nord – sur laquelle je vais revenir au chapitre 2 – versus la taimei.

Les habitants aisés et instruits de Taipei (天龍人 tianlongren – les « gens du dragon du ciel »

ou le 台北國 taibeiguo, comme aiment les nommer les Taïwanais qui ne sont pas de la capitale)

sont membres de ce Taipei Chic. Ils sont considérés comme différents par les autres taïwanais71..En ce sens, le Taipei Chic renvoie à une image urbaine de la femme (Yueh 2017 : 135) qui parle un mandarin standard en y introduisant des mots anglais : « English embodies the symbolic meaning of high class, educatedness, and fanciness in Taiwan » (Yueh 2017 : 144). Simplement dit, une femme appartenant au Taipei Chic a le capital symbolique désiré : elle a étudié, occupe un bon emploi, est considérée comme moderne et incarne la réussite. Projeter cette image de réussite demande de soigner son apparence.

On remarque que les standards de beauté sont aussi beaucoup plus sévères dans la capitale du pays qu’au sud72. La manière de s’habiller est aussi très différente : à Taipei, un soin particulier au vêtement est apporté et ce soin diffère de celui du sud du pays. Se mêlant à cela, l’influence du Japon73 avec le kawaii est notable. Yueh (2017)74 note que l’appropriation du

kawaii (mignon) japonais à Taïwan est particulière. En effet, être mignonne (ke’ai) est, selon

cette auteure, la manière d’être femme dans ce Taipei Chic, alors qu’en Chine (voir Qiu 2013, sur cette question), le mignon serait une forme de féminité parmi d’autres.

Finalement, selon Lu (2004 : 76), une des particularités de l’identité taïwanaise, si on compare ce pays aux autres dragons de l’Asie (la Corée du Sud, Hong Kong et Singapour),

70 Dans le cadre de ce texte, j’utiliserai la transcription « zhenmei » plutôt que « zhengmei », puisque la première rend mieux compte de l’accent taiwanais.

71 Plusieurs femmes du sud ont dit ne pas souhaiter que leur fils épouse une femme venant de Taipei, ces femmes

étant plus indépendantes et « fortes ».

72 Une répondante avança que « la beauté est différente selon les régions à Taïwan. Par exemple, la définition

de la minceur à Taipei est encore plus sévère. On veut des femmes très minces, mais avec des seins et la peau très blanche » (LuZhen). Elle ne fut pas la seule à souligner les standards de beauté beaucoup plus élevés dans le nord du pays. Plusieurs séjours dans le sud du pays m’ont permis de faire les mêmes observations.

73 Avec les téléséries ainsi que la musique pop coréenne qui sont très populaires, une influence des canons de

beauté et de la mode vestimentaire coréenne est aussi palpable dans le paysage urbain.

74 Je réfère la lectrice à l’ouvrage de Yueh (2017) pour une discussion détaillée sur l’appropriation taïwanaise

est qu’elle se construit en opposition avec la Chine. Ceci s’explique historiquement par son expérience coloniale, tant du continent chinois que du Japon (1895-1945). Dans ce contexte de modernité, l’idéologie néolibérale circule comme dans d’autres pays industrialisés et cette idéologie est particulièrement palpable chez les gens de ce Taipei Chic, qui ont parfois fréquenté de prestigieuses universités (voir Ong 2006 : 139-174 sur le lien entre éducation et citoyens néolibéraux) dans lesquelles ces individus ont acquis des compétences valorisées par cette idéologie (pensons à l’efficacité, au calcul, à la gestion du temps, à la flexibilité et polyvalence, à la confiance en soi, etc.) et, qui plus est, font partie d’une certaine bourgeoisie (voir Bihr 2011 : 9 sur l’idéologie néolibérale comme idéologie de la bourgeoisie). Je ne m’intéresse pas ici à statuer sur l’existence ou non d’un néolibéralisme économique propre à Taïwan75, je pose simplement que l’idéologie néolibérale pénètre les classes aisées des grandes capitales dans le monde globalisé. Nous verrons dans les chapitres qui suivent comment les répondantes s’exprimaient d’une manière qui montre qu’elles sont sensibles aux prescriptions de cette idéologie sur laquelle je reviens plus loin pour en donner une définition. Tous ces changements ont influencé les aspirations des femmes, dont le niveau d’instruction est en hausse constante, ainsi que l’institution du mariage et de la famille. Finalement, avec la tradition chinoise qui est encore très présente et les valeurs occidentales qui sont très valorisées chez beaucoup de jeunes, Taïwan devient un cas d’analyse des plus féconds. En d’autres termes, les changements économiques, politiques et sociaux fulgurants qui ont marqué son histoire en font un lieu privilégié pour les études de la vie des femmes : « [...] Taiwan’s "compressed modernity" appears to offer an exemplary site for investigating the transformation of older forms of social identity, including gender. » (Martin et Lewis 2012 : 63) C’est dans ce contexte que je me suis intéressée au phénomène de l’importance de la beauté féminine à Taïwan. Je vais maintenant présenter les notions conceptuelles qui ont guidé l’analyse du corpus de données.

75 Je laisse cette question aux économistes. Cependant, une simple recherche dans les bases de données

anglophones ou sinophones des termes « Taiwan + neoliberalism » génère maints résultats et témoigne que ce thème de recherche intéresse. Les différents auteurs traitent de la transition néolibérale à Taiwan, de l’influence du néolibéralisme comme processus global sur l’éducation (voir Thomas et Yang 2013), le logement, etc. Tsai (2001) soutient que depuis le milieu des années 1980, l’état taiwanais a opéré un changement de son modèle intégré vers une stratégie néolibérale ayant pour but de soutenir la croissance du pays via la libéralisation économique. Bref, les auteurs s’intéressant au néolibéralisme et à ses effets se sont davantage questionnés sur l’aspect économique. Dans cette thèse, ce sera l’aspect idéologique qui retiendra mon attention.

1.2 Mobiliser des concepts pour comprendre la logique qui sous-tend