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La beauté? « Un investissement dans votre futur »

CHAPITRE 2 – LA BEAUTÉ DONT ON SE SOUCIE

2.1 DÉFINITION DE LA BEAUTÉ EN CONTEXTE TAÏWANAIS

2.3.3 La beauté? « Un investissement dans votre futur »

« Un investissement dans votre futur », tel était le titre d’une publicité de sérum pour la peau que j’ai vue dans le métro (MRT) de Taipei en 2014. Kaw (1997 : 67), dans ses travaux sur

les pratiques de chirurgie esthétique des Asiatiques vivant aux États-Unis remarque le même type de propos : « Jane, for instance, explains that looking like a Caucasian is almost essential for socioeconomic success : "[…] So you can see that [the surgery] is an investment in your future". » Le mot « investissement » était bien choisi. En effet, les sommes que les répondantes mobilisent dans des pratiques ayant pour but la beauté sont très importantes. Le budget beauté des répondantes oscillait entre 3 000 NTD (100 $ US) et 30 000 NTD (1000 $ US) par mois. La moyenne était de 10 000 NTD (330 $ US) par mois, et ce, même chez plusieurs femmes mariées ayant des enfants. La part du budget réservé à la beauté était d’environ un tiers de l’argent gagné, parfois plus si les femmes n’avaient pas de responsabilités financières ou si leur mari était fortuné.

San Xiao m’expliqua son budget beauté en ces termes :

Tout ce qui ne va pas pour manger, s’amuser ou aux soins aux enfants passe en soins de beauté. Par année je dépense facilement de 100 000 NTD (3 350 $ US) à 200 000 NTD (7 700 $ US), donc par mois, c’est un minimum de 10 000 NTD (330 $ US).

Une amie commune, Che-Ling, diplômée de l’Université d’Oxford, présente durant l’entrevue, acquiesça en me disant que l’argent dépensé pour la beauté était assez incroyable (很可怕 hen kepa). Elle continua en disant que tout l’argent ne servant pas à autre chose était

utilisé pour être belle. Bien que Che-Ling soulignait que la dépense de telles sommes était incroyable, mon expérience personnelle m’a vite appris que de ne pas dépenser pour des pratiques ayant pour but la beauté était inconcevable pour plusieurs.

Je tiens à rappeler les deux anecdotes présentées dans la section sur l’importance d’une apparence jeune comme critère de beauté, où deux femmes considéraient que j’aurais dû me soucier d’avoir, et surtout de conserver, une apparence jeune. Je n’ai pas mentionné à ce moment que j’avais alors eu avec ces deux femmes une discussion sur le fait que je n’avais pas les moyens financiers196 de m’adonner à ces pratiques de beauté, qu’étant doctorante et responsable de famille, je peinais déjà à assurer le strict minimum à ma famille. J’ai alors

196 L’idée communément admise à Taïwan que les étrangers – américains et blancs – sont « riches » n’aidait

pas à ma cause dans cette situation. J’ai d’ailleurs été très surprise par l’aisance matérielle des gens que j’ai fréquentés durant mes années de terrain à Taïwan entre 2010 et 2014. Voyages, articles de luxe, bons repas, études à l’étranger faisaient partie de leur style de vie.

réalisé que, dans un contexte comme Taïwan où les parents payent les études de leur enfant jusqu’à la fin du doctorat197 et où rares sont les jeunes qui choisissent de fonder une famille avant d’avoir une situation stable, j’étais une espèce à part. Si je reviens sur ces deux anecdotes, c’est qu’elles sont représentatives d’un phénomène : si le travail de la beauté n’est pas fait, il devient dérangeant. Tout se passe comme si ce travail devenait visible que lorsqu’il n’est pas fait. La beauté est une priorité, une nécessité dans le budget des femmes qui furent répondantes à l’étude. Même les femmes encore étudiantes avaient les ressources nécessaires pour se faire belles. Il faut savoir que les parents taïwanais sont généralement très généreux avec leur enfant et que prendre soin de leur peau était considéré comme une priorité pour les filles, puisque la beauté amènerait éventuellement certains gains : un bon mariage ou encore, un bon emploi. La beauté était ici vue comme un investissement dans le futur de leur fille (voir aussi Wen 2013, sur la question de la beauté comme investissement dans le cas chinois). Mais pourquoi les femmes sont-elles prêtes à travailler ainsi leur beauté? Pourquoi les femmes sont-elles prêtes à investir de telles sommes dans leur beauté? Pourquoi même les parents des jeunes filles sont-ils prêts à contribuer à l’achat de produits de beauté? Ce style de vie coûteux est justifié et logique si l’on considère qu’il s’agit d’un travail d’appréciation du capital par des investissements importants et systématiques en temps, en énergie198 et en argent, qui rapporteront des gains comme un bon mariage (chapitre 4), un bon emploi199 ou encore de la satisfaction personnelle (chapitre 4). Comme je l’ai montré, être mince demande un grand contrôle de soi. Paraître jeune demande l’application journalière de plusieurs produits. Être blanche demande une vigilance constante face aux effets du soleil et l’utilisation de divers produits blanchissants.

Une longue chevelure demande d’être entretenue et ornée. L’effet grands yeux demande aussi plusieurs pratiques. Et finalement, le mignon demande un savoir-faire, un savoir-être et un savoir-parler. Dans ce contexte, les pratiques consistant à se faire belle pourraient être

197 Il est d’ailleurs surprenant pour une Québécoise de voir ces jeunes adultes dans la trentaine, poursuivant des

études de doctorat à l’étranger, qui n’ont jamais occupé un emploi salarié, ne sont pas boursiers (les bourses d’études taïwanaises étant très rares), mais qui mènent un style de vie à l’aise et qui voyagent.

198 Ici, il faut rappeler les critiques de la deuxième vague du féminisme quant au fait que les énergies des femmes

étaient sapées dans la quête de beauté et qu’elles ne pouvaient donc pas s’adonner à des projets politiques plus importants. La deuxième vague du féminisme n’a d’ailleurs pas eu un grand succès dans le féminisme taïwanais (voir Yang 2007, au sujet de la réception du féminisme occidental à Taïwan).

199 N’ayant pas l’espace pour le faire, je ne traiterai pas, dans le cadre de cette thèse, des gains que peut apporter

considérées comme un travail, qui ne serait pas reconnu comme tel. En effet, ce travail serait invisibilisé dans les propos naturalisant les pratiques de beauté comme relevant de « l’amour qu’ont les femmes pour la beauté » qui, répétées un peu partout, deviennent un sens commun et ne sont pas questionnées. Bien que ces propos soient présentés comme tels, j’invite la lectrice au chapitre suivant à me suivre dans une analyse de la production de la beauté qui n’est pas sans révéler pourquoi les femmes sont amenées à « aimer » les normes de beauté ou, plutôt, à s’y conformer.

Conclusion

En résumé, nous avons vu que la beauté est sujette, en contexte taïwanais, à un canon de beauté unique, celui de la zhenmei. Cela m’a amenée à présenter les idéaux de beauté que sont la minceur, l’apparence jeune, la blancheur de la peau, une longue chevelure ainsi que des grands yeux. Nous avons vu que chacun de ces idéaux est sous-tendu par maintes pratiques qui demandent temps et énergie et qui sont souvent contraignantes. La beauté n’est pas qu’une surface à voir, elle est aussi un corps en action. J’ai montré avec l’idéal du mignon comme incarnation des idéaux de beauté féminine taïwanais l’importance d’un savoir-porter, savoir-agir et savoir-parler. Le caractère systématique des pratiques de beauté m’a amenée à montrer que la beauté était un style de vie onéreux qui marquait toute la vie des femmes; être belle n’invite à aucun relâchement. J’ai terminé le chapitre en soutenant que le corps travaillé participe du capital essentiel des femmes, tant pour faire un bon mariage que pour trouver un bon emploi. Je montrerai dans le prochain chapitre que tout le travail que la beauté implique se produit dans des rapports sociaux inégalitaires où les compétences valorisées et transmises du « stock » formant un capital humain diffèrent significativement selon que l’on soit née femme ou homme.

CHAPITRE 3 – Inégalités dans le souci : pour que nos femmes