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Elles « peuvent à peine monter des escaliers »

CHAPITRE 2 – LA BEAUTÉ DONT ON SE SOUCIE

2.1 DÉFINITION DE LA BEAUTÉ EN CONTEXTE TAÏWANAIS

2.2.2 Play cute, be cute : le mignon comme comportement

2.2.2.1 Elles « peuvent à peine monter des escaliers »

Une plaisanterie courante chez les jeunes Taïwanaises consiste à dire qu’elles « peuvent à peine monter des escaliers » tant elles sont faibles et qu’elles ne pratiquent aucune activité physique. Une répondante m’a dit ne pas pouvoir porter son neveu de deux ans parce qu’il était trop lourd. Il faisait 10 kilos. Lors d’un entretien, Ling-yi, femme d’affaires détenant un doctorat en administration, affirma, non sans fierté, qu’elle ne faisait aucun sport et qu’elle ne mangeait presque pas afin de conserver sa silhouette en « S » (synonyme d’une belle silhouette et qui fait aussi référence à la taille small), ajoutant que sa limite d’endurance physique était sans doute de monter des escaliers. La féminité est donc associée à la faiblesse et celle-ci pourrait nuire à la vie quotidienne si elle était totalement effective. Mais certaines personnes qui l’ont évoquée, l’on fait en suggérant qu’il s’agit en fait de paraître faible (裝嬌 弱 zhuangzhao ruo) afin d’avoir besoin des hommes, et d’un en particulier : celui que l’on espère séduire169. Être faible veut aussi dire être petite en opposition à ce qui est grand (associé au masculin).

Ce qui est mignon est petit. Dans le cas d’une femme, la minceur et la petite taille contribueront au mignon. San Xiao, m’expliquant l’idéal de beauté taïwanais, dit : « On n’aime pas les femmes trop grandes ici. 160 centimètres ou moins, c’est parfait. On croit que les grandes ont du caractère (個性太強 gexing tai qiang) et on n’aime pas ça! » Cette association entre la taille et le caractère est intéressante, car elle est revenue souvent pendant mon terrain. Une femme dans la position de belle-mère m’a d’ailleurs dit ne pas aimer sa belle-fille qui était grande (這麼這麼高喔! zheme zheme gao oh!) et avait du caractère (很有 個性 hen you gexing) (je reviendrai sur ce point plus bas). Le mignon ne peut pas non plus

être gros; être grand et fort sera donc généralement associé aux hommes.

168 Voir par exemple http://www.mujerhoy.com/corazon/paparazzi/rosario-flores-anos-cincuenta-

654606112011.html, consulté le 15 juin 2017.

169 Il est d’ailleurs toujours surprenant pour un observateur étranger de voir les hommes taïwanais porter le sac

Chuang (2005 : 22), qui a consacré un article complet au concept de « mignon » dans la société taïwanaise, remarque aussi ces caractéristiques : « All children can be described as

ke’ai, as well as small animals and insects, and also inanimate objects ». On remarque que

Chuang souligne aussi le fait que ce qui est mignon est petit et sans défense. Des auteurs comme McVeigh ont aussi observé ce phénomène : « Women, as beings that for many men need to be "protected, cuddled, held, and controlled, are sometimes associated with animals" » (1996 : 295). Mei-Zhen fit d’ailleurs allusion à l’image de l’animal qu’on doit protéger : « On aime être toute petite, mince, avec de grands yeux comme un petit animal mignon. Les hommes aiment se sentir forts et nous protéger170 ». Chuang (2005 : 21) remarqua le même phénomène et associe aussi le mignon à toute personne, animal ou petite chose qui soulève un sentiment de pitié, de tendresse et un désir d’en prendre soin. En ce sens, une femme, une

zhenmei, très mince, voire maigre, sera qualifiée de « petite » et aura généralement une

apparence faible (脆弱 cuirou)171. Une anecdote illustre bien cette idée.

En 2010, lors de mes études en chinois à la National Taiwan University, je m’étais liée d’amitié avec un étudiant de météorologie, Antoine. Un jour, sachant que j’aimais la marche en montagne, il m’invita à le joindre lui et ses amis pour quelques jours en montagne. Nous devions faire l’ascension du Mont enneigé (XueShan, 3886 mètres d’altitude). Nous partions pour quatre jours. Bien entraînée172, sac à dos de 45 litres pesant environ 20 kilos, bottes de randonnée et bâtons de marche avec moi, j’arrive au point de rencontre. Nous avions loué une camionnette et devions partir sous peu. Je réalise alors que, mise à part moi, une seule autre femme est dans la pièce. Elle est vêtue d’une robe de dentelle rose, porte des talons aiguilles et est maquillée très lourdement. Visiblement, elle n’est pas de l’expédition. Curieuse, je demande à un des amis d’Antoine que je connais si sa copine nous accompagne. Il me répond que non, les filles n’aiment pas le sport, ont peur de suer et craignent le soleil qui fera bronzer leur peau. Durant l’expédition, on ne cessa de me dire devant mes

170 On remarque que la construction de certains aspects relevant de ce qui est considéré comme étant de la

féminité sont en opposition avec les caractéristiques recherchées chez les hommes : faible/fort, petit/grand, etc. Des liens pourraient peut-être être faits avec la complémentarité que l’on retrouve dans le taoïsme et le confucianisme, mais de telles caractéristiques se retrouvent aussi dans d’autres contextes socioculturels, bien que cela ne soit pas nécessairement tracé de manière aussi claire.

171 Déjà, les anciens enseignements chinois exprimaient que l’homme était splendide par sa force et la femme,

belle par sa faiblesse : « The old Chinese teachings for woman in the Han dynasty said : a man is great because of his strength, a woman is beautiful because of her weakness. » (Kit 2000 : 175) Pour citer un exemple célèbre de femme très belle et fragile, pensons à Lin Dai Yu (林黛玉) du très connu roman chinois Le rêve du Pavillon rouge (紅樓夢 Hongloumeng).

performances physiques – j’étais aussi forte qu’eux et je ne me fatiguais pas – qu’il n’y avait pas de filles comme cela à Taïwan. J’étais « forte ». Ces hommes semblaient confrontés, en ma présence, à un autre type de féminité, une féminité qui a de l’énergie et de la force, comme les « hommes ».

Après l’expédition, j’ai demandé à Antoine pourquoi lui et ses amis avaient semblé si surpris, voire choqués par mes performances physiques. Antoine me répéta que les femmes de « mon style » (妳這樣的女人ni zhe yang de nüren) étaient très rares à Taïwan et que les hommes

taïwanais préféraient les filles « douces » (molles) (軟軟的女人 ruan ruan de nüren) et sans

muscles ». On voit apparaître ici deux autres associations : celle qui lie féminité et faiblesse, et celle associant féminité et mollesse, les deux se combinant chez une femme jugée « petite ». Une femme « mignonne » s’affichera par définition comme étant faible et son corps sera doux173 et mou, tel celui d’un bébé, plutôt que durci par les muscles.

Quelques années plus tard, un des hommes participant à cette petite expédition me rejoignit au Canada avec sa femme, aussi taïwanaise, pour des vacances. Il raconta alors à mon compagnon de vie comment ma force physique les avait surpris à l’époque. J’expliquai alors à cet ami que cette « force » n’était pas rare au Canada et que, par exemple, ma voisine, qui était par ailleurs une Chinoise ayant grandi en Amérique, était encore bien plus forte que moi et jouait au hockey. Notre ami répondit alors avec un air un peu horrifié : « Oh! C’est incroyable, c’est terrible! » (喔!那太可怕了! Oh! Na tai kepa le!). D’autres chercheures (voir notamment Kit 2000 et Chuang 2005) ont constaté le même phénomène. Chuang (2005 : 22) dit à cet effet que « feminity and weakness – are essential to cuteness ». Toujours dans la perspective de mieux comprendre ce qui est « mignon », notons que dans les propos des répondantes, la faiblesse suggère une impression de soumission.

2.2.2.2 « Pour être jugée belle, une femme doit être soumise »

Chuang (2005 : 21) associe le mignon à toute personne, petite chose ou animal qui soulève un sentiment de pitié, de tendresse et un désir qu’on en prenne soin. MeiZhen résume l’idée

173 Plusieurs femmes disaient mettre quotidiennement de la crème hydratante afin d’avoir une peau très douce.

La douceur de la peau renvoie certainement à la relation avec le compagnon ou le mari puisque ce sera lui qui pourra l’apprécier.

du mignon en affirmant que c’est être moins « forte » que les hommes, autant physiquement qu’intellectuellement.

La femme mignonne doit donner une impression de docilité et de soumission. « J’ai finalement compris que pour être jugée belle, une femme doit être soumise (submisive174) », soutient Meili. Les études à l’étranger qu’elle a réalisées lui ont donné une distance critique par rapport aux exigences concernant la féminité. Elle explique ici indirectement qu’une femme qui n’est pas mignonne, donc pas soumise, ne sera pas jugée belle. Nous sommes à même de voir que l’attitude du mignon est aussi un critère de beauté. Meili, qui tenait maintenant à ses idées et affichait sans retenue sa vivacité d’esprit, n’était plus appréciée des hommes taïwanais, alors qu’elle l’avait été lorsqu’elle acceptait de jouer le jeu du mignon. Shi-Liu, de son côté, a insisté sur le fait que les femmes doivent être faciles à vivre (好相處

hao xiangchu), gentilles et souriantes. Fei-Liu, Lisa et Claire ont souligné que les femmes

doivent être tranquilles et non menaçantes (文靜靜 wen jing jing). En effet, les femmes dites

sans caractère étaient appréciées parce que jugées « faciles à vivre » (好相處 hao xiangchu).

N’ayant pas elles-mêmes d’opinions, ou plus précisément, ne les affirmant pas, elles se soumettront et seront donc jugées dociles (聽話 tinghua)175. Ces éléments renvoient tous à l’idée que, pour être jugées mignonnes, les femmes doivent éviter les conflits.

Les notions de docilité, de soumission, mais aussi l’absence de caractère ou d’opinions contribuent à ce que les femmes évitent les conflits et incarnent le « mignon » (dénué de bouche et de griffes).

La soumission est formulée comme l’absence de caractère. Qing m’explique que « pour [s]on mari, ce qui est important, c’est le zhenmei. Le caractère (個性 gexing), c’est du "glaçage sur

le gâteau (加分 jiafen)" ». Il y a une ambiguïté ici, car le glaçage est ce qui complète le gâteau;

sans glaçage, il n’est pas tout à fait présentable176! Avoir du caractère (個性佷強 gexing hen

174 Meili a utilisé le terme anglais « submisive » lors de l’entrevue. L’utilisation de termes anglais est propre au

Taipei Chic décrit dans le précédent chapitre.

175 La soumission est souvent présentée comme une qualité féminine qui va avec la patience et le fait de céder.

Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre des femmes âgées dire à des femmes plus jeunes, souvent leur fille ou leur belle-fille, « d’endurer » (忍耐 rennai) et de « céder » (讓步 ranbu) à leur mari lors de conflits. Le mignon est

d’ailleurs une manière d’être où les conflits directs seront évités (voir notamment Yueh 2013).

176 Traditionnellement, et encore largement aujourd’hui, les opinions des hommes ont beaucoup plus de poids

qiang, 很有想法 hen you xiangfa) est une disposition associée aux hommes (有個性 you gexing), tout comme le fait d’avoir des opinions (很有想法 hen you xiangfa), mais surtout de

les mettre de l’avant et de les défendre. Chez une femme, ce n’est pas souhaitable et cela est étroitement associé dans les propos des répondantes au fait que les femmes doivent donner l’impression d’avoir besoin de protection.

Une femme à l’apparence faible, soumise parce que sans caractère, aura besoin d’un pendant masculin fort et sachant prendre des décisions177. Des auteurs comme McVeigh (1996 : 295) ont aussi observé ce phénomène : « Women, as beings that for many men need to be "protected, cuddled, held, and controlled, are sometimes associated with animals”. » Mei- Zhen a aussi fait allusion à l’image de l’animal qu’on doit protéger : « On aime être toute petite, mince, avec de grands yeux comme un petit animal mignon. Les hommes aiment se sentir forts et nous protéger. » Ne pas être plus fort que sa compagne physiquement et intellectuellement crée une pression sur le couple comme le montre l’exemple de Liu. Professeure de chinois à la National Taiwan University, elle venait d’être laissée par son compagnon :

Je suis allée dans un Lycée où nous étions que des filles. On devait donc se débrouiller seules. On a appris à tout faire nous-mêmes. Il n’y avait pas de garçons pour nous aider. Avec mon copain, c’était difficile. Il aurait voulu que je ne sache rien faire. Il me disait que comme ça (en sachant tout faire), je n’étais pas mignonne (妳什麼都會!妳不可愛! Ni shenme dou hui! Ni bu ke’ai!).

Le mignon présuppose cependant la beauté : « Si une fille laide joue le jeu de la mignonne (玩可愛型的遊戲 wan ke’ai xin de youxi) pour demander de l’aide à un homme, on va la

trouver ridicule », dit un jour un ami taïwanais.

Ajoutons finalement que les femmes ne sont pas dupes et qu’elles utilisent la figure du mignon tout en sachant très bien que cette manière de se comporter et de s’entourer ne traduit pas ce qu’elles sont réellement. Les femmes instruites et intelligentes que j’ai rencontrées posaient un regard critique sur leurs propres pratiques. Plusieurs d’entre elles ont d’ailleurs

d’importance, puisqu’en étant mignonne, elle ne fera de toute façon pas de révolution et ne créera ainsi pas de problèmes.

177 Il est à noter que cela ne signifie pas que les femmes ne décident pas de certaines choses dans les faits. De

plus, lorsqu’elles ne sont pas en accord avec les décisions de leur compagnon ou époux, le jeu du mignon peut les aider à faire pencher la balance en leur faveur.

affirmé clairement qu’elles utilisaient le mignon particulièrement dans certaines circonstances.

Lara donne un exemple et m’explique qu’en adoptant une attitude mignonne :

On a l’air inoffensive. Les hommes asiatiques aiment protéger. Les clients sont comme cela. Si tu es trop forte (太強 tai qiang), on ne t’aime pas. En tant que

filles, on s’organise donc pour avoir besoin d’aide. Dans mon travail, même si je sais la réponse et que je peux faire le travail seule, je m’organise pour donner de la face (給面子 gei mianze) à mon patron et à mes collègues masculins, alors je

fais comme si je ne savais pas ou n’étais pas capable178.

Toutes ont expliqué le mettre en jeu aussi bien dans la relation avec leur mari que dans la relation avec leur patron, collègues de travail ou encore, tout simplement avec d’autres hommes. Savoir utiliser le mignon est une compétence comme le dit Lara : il s’agit de savoir se faire apprécier, voire se faire aimer. Être mignonne serait dans la nature des femmes selon l’interlocuteur de Chuang (2005 : 22), un ingénieur électrique de 29 ans : « Women, according to Wu, are born to be cute (nuren tiansheng jiushi ke’ai de), and especially so when they are "vulnerable and in need of you" (cuiruo, xuyao ni de shihou). » Un autre élément est aussi avancé comme étant naturellement féminin et naturel chez les femmes. En effet, se comporter de manière mignonne, c’est aussi utiliser une manière particulière de s’exprimer, le sajiao, « l’arme innée des femmes » (女人天生的武器Nüren tiansheng de wuqi).