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Notre point de vue sur le médiévalisme et le néomédiévalisme

CHAPITRE 1 : MÉDIÉVALISME, NÉO-MÉDIÉVALISME : DÉFINITION

1.3. NÉOMÉDIÉVALISME

1.3.2. Notre point de vue sur le médiévalisme et le néomédiévalisme

Pour notre propos, nous retiendrons du médiévalisme sa nature palimpsestueuse et sa portée réflexive. Par réflexivité, nous soulignons la propension de l’œuvre médiévaliste à parler de son créateur et de son contexte social tout autant (sinon plus) qu’elle dépeint un certain Moyen Âge (Emery 2009; Workman 1996). C’est d’ailleurs ce qui nous motive à orienter nos analyses mésocritiques vers un corpus médiévaliste. Toute analyse d’une œuvre médiévaliste se doit donc d’établir le relevé des intertextes (médiévaux et médiévalistes) qu’elle regroupe en son sein, de décrire les interactions que ces intertextes entretiennent entre eux et avec cette œuvre, et de mettre en lumière ce que ce palimpseste révèle de la société qui l’a créé. Et puisque le processus intertextuel s’avère pratiquement illimité, il nous paraît plus judicieux d’étudier la pertinence des intertextes qui sont à même d’appuyer ou de subvertir ce que l’œuvre exprime sur la société contemporaine.

Maintenant, qu’en est-il du problématique terme « néomédiévalisme »? Nous abondons dans le sens de Ferré (2010) lorsqu’il affirme que le médiévalisme subsume le phénomène de néomédiévalisme, le rendant du coup superflu. Dans la mesure où « le langage rate "la réalité" » (CRIST, s.d.) et que toute tentative de reconstituer le Moyen Âge ne débouche que sur une construction, il n’y a pas lieu de distinguer médiévalisme et néomédiévalisme : dans tous les cas, le Moyen Âge, en tant que représentation, s’autonomise vis-à-vis du Moyen Âge historique, peu importe le degré d’autonomie dont il est question. Ce qui, du néomédiévalisme, tombe hors des limites du médiévalisme, c’est l’ajout d’une dimension autoréflexive : seule l’œuvre néomédiévaliste témoignerait ouvertement et consciemment, selon les auteurs mentionnés ci- haut, de l’impossibilité d’accéder au Moyen Âge historique et de la valeur du Moyen Âge comme ensemble de récits, de motifs et de thèmes appropriables sur une gamme étendue de modes (avec des dominantes ludique et parodique).

Nous avons vu plus tôt avec Coote (2010) la distinction entre le médiévalisme nominatif et le médiévalisme historiographique. En nous reposant sur cette distinction, nous réserverons le terme « médiévalisme » au premier et le terme « méta-médiévalisme » au second, qui devient l’examen critique du médiévalisme, c’est-à-dire des modalités postmédiévales de représentation de la période historique qu’est le Moyen Âge et de son imaginaire (son bestiaire fantastique, ses

religions, ses mythes et légendes, etc.). Il s’agit d’un discours sur les discours médiévalistes relevant de l’épistémologie et guidant le travail des historiens. De même que l’ouvrage scientifique consacré au Moyen Âge et l’œuvre d’inspiration médiévale sont subsumés par le terme « médiévalisme », le méta-médiévalisme comprend lui aussi un volet savant et un volet créatif. Nous venons de présenter le premier. En ce qui a trait au second volet, maintenant, le méta-médiévalisme créatif, il rend compte du surplus néomédiévaliste par rapport au médiévalisme, en quelque sorte, c’est-à-dire des réflexions présentes dans l’œuvre médiévaliste (voulues ou non par l’auteur) et portant soit sur la capacité (ou l’incapacité) de cette dernière ou d’une autre œuvre (ou ouvrage savant) à représenter le Moyen Âge historique, soit sur les jeux et les biais historiques (anachronismes, rhétoriques péjoratives ou mélioratives, procédés révisionnistes, uchroniques, de subversion, de détournement, etc.) qu’elle contient ou qu’une autre œuvre (ou ouvrage savant) médiévaliste ou médiévale renferme. Le méta-médiévalisme créatif met donc en exergue l’effacement du Moyen Âge historique au profit de l’autonomisation des représentations du Moyen Âge sans nécessité de mobiliser un concept tel que celui de « néomédiévalisme ». Dans le versant créatif qui nous intéresse, il ne s’agit plus de départager le médiévalisme et le néomédiévalisme, mais de distinguer ce qui relève à proprement parler d’une œuvre médiévaliste des discours méta-médiévalistes que cette même œuvre offre.

Pour illustrer cette distinction, nous nous appuierons sur la franchise vidéoludique Dead Rising (Capcom 2006-2016). Ses différents opus retravaillent l’espace du carnaval médiéval dans un monde diégétique en proie à des épidémies de morts-vivants, relevant ainsi en partie du médiévalisme spectaculaire. À côté de ces emprunts au Moyen Âge, que nous aborderons en détails au chapitre 8, les jeux sont également émaillés de discours méta-médiévalistes. Par exemple, Dead Rising 4 (Capcom Vancouver 2016) simule tout un ensemble de lieux et de manifestations liées au médiévalisme vivant. Le centre commercial où une section du jeu se déroule comporte une aile appelée Medieval Town. Y figure une série de bâtiments à l’architecture médiévale, dont un château-fort, qui sert de façade aux boutiques. L’aile se présente tel un vaste collage où les marchandises emblématiques d’une société consumériste côtoient des reproductions d’armes et d’armures médiévales. Parmi les enseignes, une franchise de restauration rapide, le Hamburger Fiefdom, vend de la malbouffe dans un décor médiévalisant. Le Moyen Âge perd alors son statut historique et devient un instrument de mise en marché de

produits contemporains. Ironiquement, ce rapport marchand se retrouve également entre les jeux vidéo médiévalistes et le joueur.

Dead Rising 4 joue également sur le brouillage des frontières entre le faux et l’authentique; il

multiplie les interpositions entre le Moyen Âge historique et celui de la culture populaire contemporaine, le second reléguant aux oubliettes le premier alors qu’il reproduit un objet franchisé en lieu et place d’un artefact issu du Moyen Âge légendaire et faussement réputé historique : ainsi, le Medieval Town Museum propose « [u]ne exposition […] d’armes et armures historiquement fidèles de la période médiévale31 » (notre traduction), suivant la description de la carte du jeu. Jusque-là, on est en présence de faux explicitement désignés comme tels, ou plutôt de simulations de faux, puisqu’ils sont représentés dans le cadre d’un jeu vidéo et manipulables par le joueur. Toutefois, parmi ces objets figure une reproduction « historiquement fidèle » du heaume du roi Arthur. Il n’est plus question ici de reproduction, mais d’un faux absolu (Eco 2008 [1985]), c’est-à-dire d’une copie sans original, dans la mesure où le heaume est réputé appartenir à un personnage légendaire, dont l’existence historique n’a jamais été attestée et fait toujours l’objet de débat. Or, à y regarder de plus près, on constate que le heaume constitue une réplique de celui d’un personnage de jeu vidéo, l’Arthur de Ghosts’n Goblins (Capcom 1985), et non du personnage éponyme de la matière de Bretagne. Il s’agit donc de la simulation d’une copie dont l’original (une image composée de pixels) existe dans un autre jeu vidéo médiévaliste. Cet « original » constitue lui-même la représentation stylisée d’un heaume médiéval. Quant au jeu en question, il se voit inspiré lui-même par un pan du Moyen Âge littéraire (le cycle arthurien), mais revu dans le cadre médiévaliste de la fantasy (le joueur combat des morts-vivants, des goules et des démons afin de délivrer la princesse Guinevere).

Enfin, dans l’un des objectifs principaux de Dead Rising 4, Frank West, le personnage incarné par le joueur, doit combattre dans Medieval Town un groupe d’individus déguisés en chevaliers, ainsi que la reine Sandra figurant à leur tête. Afin de se voir accorder l’accès à Medieval Town, défendu par une herse, West doit préalablement insulter le groupe, à la suite de quoi ils ouvrent la herse et engagent le combat. Ces individus sont désignés comme des « maniaques » (des

« psychopathes », dans les trois premiers opus), statut accordé à certains personnages non-joueurs que l’épidémie de morts-vivants a rendus psychologiquement instables et enclins à commettre des homicides. Ici, le jeu tourne en dérision les adeptes de reconstitutions historiques. Tout d’abord, les répliques de ces derniers conjoignent maladroitement un parler pseudo-médiéval emphatique et un autre contemporain et argotique, à l’image de celle-ci, émise par un garde à l’intention de Frank West : « Navré messire, mais vous êtes sur les terres de la puissante reine souveraine Sandra, alors magnez-vous de déguerpir! » (Game Movie Land 2016b, 0:31:33). Ensuite, insulter les reconstituteurs constitue une obligation de la part du joueur s’il veut atteindre le prochain objectif. Ces insultes préprogrammées dénigrent les adeptes des reconstitutions historiques, assimilant leur occupation à un jeu puéril : « [Frank West :] Vous êtes pas un peu trop vieux pour vous déguiser? » (0:32:39). Enfin, le jeu souligne l’incapacité pathologique dont souffrent certains adeptes de reconstitutions historiques de discerner ce qui relève d’une fantaisie médiévaliste de ce qui appartient à la réalité avec laquelle ils semblent avoir perdu contact, ce qui les conduit à défendre une aile de centre commercial comme s’il s’agissait de leur fief et de perpétrer des meurtres au nom d’une reine autoproclamée.

Dans les exemples proposés ici, Dead Rising 4 propose moins une réception postmédiévale du Moyen Âge qu’une série de discours sur le médiévalisme. Il revêt donc une dimension méta- médiévaliste. Et ces discours procèdent par le biais de références intermédiales32 en vertu desquelles il y a simulation du médiévalisme vivant par le biais du médium vidéoludique.