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CHAPITRE 2 : UTOPIE NOSTALGIQUE

2.8. NOSTALGIE ET UTOPIE

Nostos et Ou-topos, foyer et lieu sans lieu. Les deux termes paraissent à première vue

antithétiques : comment, en effet, éprouver de la nostalgie pour un lieu inexistant? Pourtant, de nombreux auteurs font le rapprochement entre l’utopie et la nostalgie. Desroche (dans Desroche, Gabel et Picon 2016) situe l’utopie entre une nostalgie et une expectative. Selon Cioranescu (1972), « [r]êver de comportements parallèles décèle déjà une insatisfaction et une nostalgie » (p. 24), et l’utopiste, lorsqu’il transforme le mythe de l’Âge d’or en espoir, préfère ses nostalgies au « cours naturel et hasardeux de l'histoire » (p. 53). L’utopie constituerait donc un lieu privilégié d’expression de la nostalgie, que ce soit pour des espaces et des temps expérimentés de première main ou non.

Utopie et nostalgie ont plusieurs traits en commun. Toutes deux rejettent l’hic et nunc (Hutcheon 1998), la première se tournant vers le passé et la seconde posant également son regard vers l’avenir. Toutefois, la nostalgie ne s’avère pas exclusivement rétrospective et se montre parfois prospective (Boym 2007), au même titre que l’est le plus souvent l’utopie. En effet, « [l]es fantasmes du passé, déterminés par les besoins du présent, ont un impact direct sur les réalités du futur71 » (Boym 2007, p. 8, notre traduction). Tannock (1995) abonde dans le même sens lorsqu’il affirme que le texte nostalgique constitue une prescription pour le futur plutôt qu’une description du passé historique. La nostalgie aurait donc la capacité d’inspirer le changement, de transformer le réel, au même titre que les aspirations utopiques, et elle fonctionnerait de concert avec l’utopie, dans la mesure où la première fournirait « des lignes directrices pour un utopisme critique dans le présent, pour une lutte en vue d’un meilleur futur72 » (Mieke Bal, citée dans Pohl 2009, p. 143).

Le rejet du présent que la nostalgie partage avec l’utopie suppose une critique, au moins implicitement formulée : c’est l’écart entre, d’une part, l’objet de la nostalgie et, d’autre part, le lieu et l’époque à partir duquel ce sentiment est ressenti (l’ici et maintenant) qui détermine

71 « [t]he fantasies of the past, determined by the needs of the present, have a direct impact on the realities of the

future » (p. 9).

72 « guidelines for a critical utopianism in the present, for a struggle towards a better future » (Mieke Bal, cité dans

l’ampleur de la perte ressentie par le sujet nostalgique et de la dégradation du présent comparé au passé.

La capacité à transformer le réel et la critique constituent, avec la compensation, les trois fonctions généralement imputées à l’utopie, comme le signale Levitas (1990). Ici aussi, la nostalgie rejoint l’utopie, si l’on en croit Tannock (1995), lorsqu’il écrit : « Invoquant le passé, le sujet nostalgique peut être impliqué dans l’échappatoire ou l’évasion [compensation], dans la critique ou dans la mobilisation [transformation du réel] pour surmonter l’expérience présente du manque d’identité, d’agentivité ou de communauté73 » (p. 453, notre traduction).

L’évasion représente la fonction la plus souvent mentionnée lorsqu’il s’agit de dépeindre la nostalgie comme fuite du présent dans le passé. Cela revient à omettre ses autres fonctions et à occulter la part critique de la nostalgie de compensation (d’évasion). En effet, la nostalgie de compensation conserve la même structure que la nostalgie critique, soit, comme nous l’avons déjà vu avec Tannock (1995), une évaluation positive du passé en réaction à un présent jugé inférieur. Dès lors, la différence entre nostalgie de compensation et de critique en est une de degré plus que de nature, la première proposant une critique implicite, en creux, établie de par la seule présence d’un tel sentiment, et la seconde, une critique consciente de la relation complexe qu’entretient le sentiment nostalgique avec les temps présent et passé. Cette dernière relève de ce que Boym (2001) appelle la nostalgie réflexive74, celle-là même qui reconnaît le besoin du retour au foyer mais le diffère, parce qu’elle est empreinte de doute et d’ironie. Celle-là également qui « s’intéresse aux temps historique et individuel, à l’irrévocabilité du passé et de la finitude humaine75 » (Boym 2007, p. 15, notre traduction), opposée à la nostalgie restauratrice, acritique, tentant « une reconstruction transhistorique du foyer perdu » (Boym 2001, p. XVIII) et en protégeant les traditions et valeurs qu’elle perçoit comme une vérité absolue.

73 « Invoking the past, the nostalgic subject may be involved in escaping or evading, in critiquing, or in mobilizing to

overcome the present experience of loss of identity, lack of agency, or absence of community » (Tannock 1995, p. 453).

74 Notons que Fantin (2018) met en garde contre cette traduction habituellement admise de l’expression « reflective

nostalgia », et lui préfère celle de « nostalgie contemplative ». Nous la conservons néanmoins telle quelle afin d’insister sur la distanciation qui se crée lorsque la nostalgie s’interroge elle-même.

75 « is concerned with historical and individual time, with the irrevocability of the past and human finitude » (Boym

2.8.1. Une nostalgie transidéologique

Lier la nostalgie au changement et à la critique ne va pas de soi, dans la mesure où l’on assimile généralement ce sentiment à une attitude conservatrice, rétrogressiste et antimoderne. Or, comme le souligne à juste titre Pohl (2009), cette vision de la nostalgie est largement tributaire d’une conception téléologique de l’histoire. Qui plus est, comme l’écrit Tannock (1995), « [l]a nostalgie approche le passé comme une source stable de valeurs et de signification; mais ce désir pour une source stable ne doit pas être confondu avec le désir d’une société stable, traditionnelle et hiérarchisée76 » (p. 454, notre traduction) chère à la pensée conservatrice. Ainsi, le goût médiévaliste pour un milieu ordonné, inambigu, ne se veut aucunement le synonyme de la recherche d’un milieu où règne sans partage l’autorité et se perpétue la tradition.

Selon Tannock, la nostalgie incarne différentes perspectives, valeurs et idéaux, et répond à des besoins personnels et politiques variés. Loin d’être monopolisée par une bannière politique en particulier, il s’agit d’un sentiment que Hutcheon (1998) qualifie, en empruntant l’expression à l’historien Hayden White, de « transidéologique ». Par exemple, rappelle-t-elle, « la nostalgie d’une communauté idéalisée du passé a été articulée par le mouvement écologique aussi bien que le fascisme77 » (para. 16, notre traduction).

Pour Pohl (2009), la nostalgie ne s’avère pas forcément régressive lorsque, sous la forme d’un désir utopique, elle se tourne vers un passé qui n’a pas encore existé et qui doit encore survenir. C’est le cas avec les visions de l’Arcadie ou de l’Âge d’or, nous dit-elle, qui prévalent dans l’œuvre d’Émile Rousseau, de John Ruskin et de William Morris. Dans la mesure où le « temps distant est un passé imaginé, idéalisé et distordu à travers la mémoire78 » (p. 142, notre traduction), il se présente donc sous une forme en grande partie imaginée – au même titre, mais à un degré moindre, que les mythes de l’Âge d’or – et propose une utopie future (Pohl 2009), un « temps qui doit être accompli79 » (Ernst Bloch, cité dans Pohl 2009, p. 143, notre traduction). On

76 « Nostalgia approaches the past as a stable source of value and meaning; but this desire for a stable source cannot

be conflated with the desire for a stable, traditional, and hierarchized society » (Tannock 1995, p. 454).

77 « nostalgia for an idealized community in the past has been articulated by the ecology movement as often as by

fascism » (Hutcheon 1998, para. 16).

78 « distant time is the past imagined, idealized and distorted through memory » (Pohl 2009, p. 142). 79 « time that has to be fulfilled » (Ernst Bloch, cité dans Pohl 2009, p. 143).

retrouve là la qualité prescriptive de la nostalgie, son aspiration au changement et, ce faisant, la parenté qu’elle entretient avec l’utopie.

2.8.2. L’utopie nostalgique

La nostalgie répond au principe d’appréciation lorsqu’elle juge le présent inférieur en comparaison du passé. Elle oriente l’aspiration utopique vers un espace-temps passé perdu afin qu’elle y puise les ingrédients qui présideront à la création d’un espace-temps jugé meilleur (principe amélioratif) que ce que propose la conjoncture présente. Mais la matérialisation de l’utopie nostalgique ne se confine pas au seul passé, elle peut être sise tout aussi bien dans le présent ou le futur de l’utopiste. Enfin, l’utopie nostalgique peut tout aussi bien se présenter sous la forme d’une eutopie que d’une dystopie. Dans le second cas, une lecture idéalisée du passé se matérialise sous la forme d’une contre-proposition vis-à-vis de l’espace-temps dystopique.

Un exemple d’utopie nostalgique est fourni par Galloway (2006) lorsqu’il souligne la tentative de

World of Warcraft d’imaginer la vie hors du système capitaliste. Ainsi, le populaire jeu en ligne

massivement multi-joueurs est-il teinté par la nostalgie romantique d’une société précapitaliste. Nous définirons ici l’utopie nostalgique comme la matérialisation d’un principe d’appréciation

négative et d’un principe amélioratif de la conjoncture présente dans un espace-temps autre inspiré par la lecture idéalisée d’une conjoncture passée.

La pastorale représente sans doute l’une des plus anciennes formes d’expression de l’utopie nostalgique et remonte aux Idylles de Théocrite (IIIe s. av. J.-C.). Dans ses traits essentiels, elle décrit la retraite du citadin (ou du courtisan) dans un milieu naturel ou champêtre idéalisé, d’où il ramène de nouvelles perspectives, puis son retour à la cité (ou à la cour) (Gifford 2012). Elle représente « une manière importante par le biais de laquelle, dans la culture occidentale, nous avons médiatisé et négocié nos relations avec la terre dont nous dépendons et les forces de la nature80 » (Gifford 2012, p. 7, notre traduction). L’Arcadie se montre le lieu privilégié de la pastorale. Région située au cœur de la péninsule du Péloponnèse, elle se présente, pour reprendre

80 « a major way in which we, in Western culture, have mediated and negotiated our relationship with the land upon

la formule de Duvignaud (1994), comme un « paysage consacré par le mythe […], [u]n "ailleurs" qui conjure la vie urbaine, où le bonheur est possible » (p. 10), c’est le lieu du retour à la simplicité de la nature et du refus des contraintes sociales (Letonturier 2013). Ce paysage de montagne peuplé de bergers, on le retrouve en poésie, à l’opéra et dans la peinture, repris par des créateurs aussi célèbres que Virgile, Ovide, Poussin et Shelley. Il nourrit l’imagination d’exilés hantés par la nostalgie d’un lieu idéalisé dont la perte reste douloureuse : Théocrite dépeint dans ses Idylles les terres du Péloponnèse abandonnées par des immigrés venus s’établir en Sicile et lui-même écrit ses poèmes bucoliques à la cour d’Alexandrie, loin de sa Syracuse natale. Ovide, quant à lui, est exilé à Tomis (Roumanie) lorsqu’il rédige ses Tristes et ses Pontiques.

Parmi les espaces-temps passés que ressuscite et reconstruit l’utopie nostalgique, le Moyen Âge est sans doute celle à qui la culture de genres contemporaine accorde le plus d’attention.

Comme la pastorale, l’utopie nostalgique médiévaliste telle que nous la décrirons dans cette thèse focalise moins sur des événements ponctuels ou des personnages représentatifs d’une époque révolue que sur un milieu appréhendé comme l’antithèse de celui que le nostalgique habite. Ce milieu n’ayant pas été habité de première main, il est question de nostalgie déplacée.

Penser la nostalgie en termes de milieu et d’habiter nous conduit, à ce stade, au concept de « solastalgie » (« solastalgia ») (Albrecht 2005). « Solastalgia » constitue un mot-valise composé du substantif anglais « solace », soit « consolation », et du suffixe « -algia », ou « douleur ». Il décrit une forme spécifique de mélancolie liée à l’absence de consolation et à une désolation intensément vécue. Plus précisément, proche de l’éco-anxiété, la solastalgie établit une relation entre la détresse écologique (« ecosystem distress ») générée lorsqu’une pression indue est exercée sur un écosystème et en bouleverse l’équilibre, d’une part, et, d’autre part, la détresse humaine, d’ordre psychologique, liée au constat de ce bouleversement et de la transformation inhérente que celui-ci occasionne, l’individu et son environnement formant un tout unifié et la remise en question de l’intégrité du second menaçant l’équilibre psychique du premier. Cela se traduit par une perte de l’identité liée au lieu habité et par une détresse liée à sa transformation irrémédiable.

À première vue, le concept proposé par Albrecht pourrait servir à désigner ce sentiment de nostalgie déplacée éprouvé par l’habitant à l’égard d’un milieu et de son habiter passés qu’il n’a pas connus et en fonction de ses propres milieu et habiter perçus comme défaillants ou inadéquats. Toutefois, la solastalgie est ancrée dans la biographie de l’habitant. C’est la perte d’un milieu connu de son vivant que pleure le « solastalgique » et non celle d’un milieu qu’il n’a jamais connu. Qui plus est, ce sentiment mis en lumière par Albrecht est essentiellement lié à un bouleversement environnemental. Or, comme nous le verrons plus loin lorsque nous examinerons en détails l’utopie nostalgique exprimée dans les œuvres médiévalistes post-catastrophiques, le milieu et son habiter relèvent, entre autre, non seulement de rapports à l’environnement, mais également de relations à autrui (l’être ensemble). Dès lors, s’il faut un néologisme pour qualifier la nostalgie qui nous intéresse, il serait plus approprié de parler « d’habiteralgie » pour rendre compte d’un malaise de l’habiter contemporain, et de « mésalgie », ou mal du milieu, pour qualifier le sentiment de perte d’un milieu révolu.