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La densification et la complexification de la part symbolique des milieux

CHAPITRE 4 : LA QUESTION DE L’HABITER

4.3. LES MILIEUX ET L’HABITER CONTEMPORAINS

4.3.2. L’altérisation, la densification et la complexification du corps médial

4.3.2.1. La densification et la complexification de la part symbolique des milieux

La densification de la part technique du corps médial s’accompagne solidairement d’une densification du symbolique : c’est par son entremise que l’on intériorise la technique et un nombre important de ces techniques (les médias) a pour principale fonction de produire du symbolique. La hausse du volume de données produites mondialement est, à ce titre,

122 C’est-à-dire « une entreprise dotée de capacités d’assemblage d’éléments produits dans différentes parties du

monde pour répondre aux attentes d’une société de consommation désormais qualifiée de globale. Le fonctionnement de la firme globale […] repose désormais sur un sérieux travail d’échanges, de communication et de coopération entre équipes dites "virtuelles" parce que vivant dans des continents et pays différents » (Ghorra-Gobin 2009).

significative. Selon Lyman et Varian (2003), le volume de données123 produites annuellement à l’échelle mondiale aurait doublé de 1999 à 2002, pour se chiffrer à 1.5 exaoctet. Hilbert et López (2011) estiment que l’humanité aurait communiqué, par voie technologique124, l’équivalent de 2 zettaoctets de données en 2007 (soit 2 milliards d’exaoctets). Enfin, le trafic internet mondial mensuel serait passé d’environ 15 gigaoctets en 1984 à 96 milliards de gigaoctets en 2016 (soit de 0.000000015 à 96 exaaoctets, ou de 0.00000018 à 1152 exaoctets annuellement) (Cisco 2015; Sumits 2015). Le rapport « Data, data, everywhere » (The Economist 2010) rend bien compte de la prolifération des données disponibles pour la somatisation du monde. Par exemple, l’International Data Corp (IDC) estimait à 1 200 exaoctets les données numériques produites en 2008 et des chercheurs de l’Université de Californie à San Diego estimaient pour leur part qu’en moyenne un foyer américain serait bombardé par 3.6 milliards d’exaoctets d’informations au cours de cette même année125. Enfin, on estime à 5 milliards de gigaoctets l’équivalent numérique de l’ensemble des communications émise par l’humanité de ses débuts jusqu’en 2003, alors qu’en 2015, on produit l’équivalent en deux jours (Cardon 2015).

Tableau 3 – Mesures de l’information Nom Symbole Valeur kilooctet ko 103 mégaoctet Mo 106 gigaoctet Go 109 téraoctet To 1012 pétaoctet Po 1015 exaoctet Eo 1018 zettaoctet Zo 1021 yottaoctet Yo 1024

Source : Bureau International des Poids et Mesures (2018)

123 Données enregistrées sur pellicule et sur supports imprimés, magnétiques et optiques, à quoi s’ajoutent celles

générées par le téléphone, la radio, la télévision et l’internet.

124 Ces technologies (analogiques et numériques) incluent les médias et supports suivants : la télévision, la radio, la

téléphonie (ligne fixe ou mobile), l’internet, l’imprimé (publicités papier, journaux, lettres postales) et les systèmes de géolocalisation par satellite (GPS).

125 Les jeux vidéo et la télévision représentent la majorité de ce flux informationnel, pour seulement 0,1% du total

Une conséquence de cette explosion des données est la surcharge informationnelle126 (aussi qualifié de surinformation ou d’infobésité). Bien qu’elle soit essentiellement étudiée en milieu de travail et non dans l’ensemble des milieux, la surcharge informationnelle résulte elle aussi de l’accroissement de la complexité et de la densification du corps médial. Elle rend compte, en quelque sorte, d’une dys-somatisation du monde, laquelle donne lieu à une intériorisation fragmentaire et incomplète des informations aptes à nourrir les représentations du monde et à guider l’action de chacun dans son milieu.

À la question de la densification des données disponibles pour somatiser le monde s’ajoute une forme de densification et de complexité symboliques occasionnées par la multiplication, la disponibilité croissante et l’expansion des mondes médiats relevant des régions finies de sens, c’est-à-dire des projections d’espace générées à l’aide de dispositifs médiatiques (mondes virtuels, mondes référentiels des médias d’information, mondes fictionnels, mondes numériques des médias sociaux, etc.) Ces mondes, au même titre que le monde immédiat de la réalité souveraine, font eux aussi l’objet d’une somatisation, qu’elle soit ou non problématique : les cartographier cognitivement revient également à intérioriser et à maîtriser les conventions et procédures nécessaires à leur apparaître (Gervais 2007), c’est-à-dire à leur chorophanie* (section 6.6.3.). Qui plus est, les frontières entre ces espaces au statut ontologique distinct (fictionnel/non fictionnel, numérique/analogique, etc.) deviennent également de plus en plus poreuses, ce qui engendre une forme d’intercommunication entre les différents mondes et des va-et-vient de la part de l’habitant qui y navigue. C’est le cas de la réalité virtuelle, qui simule des rapports immédiats avec des lieux de nature purement informationnelle, ajoutant une dimension haptique à l’exploration de mondes audiovisuels, mais aussi des jeux à réalité alternée127 ou pervasifs128

126 On doit l’identification du phénomène de surcharge informationnelle à Gross (1962). Il rend compte de la

réception par un individu d’une charge d’information qui dépasse sa capacité à la traiter, nuit à la qualité de ses décisions et de son raisonnement et peut s’accompagner de stress et d’anxiété (Eppler et Mengis 2004).

La surcharge informationnelle prend parfois des dimensions pathologiques, avec des afflictions telles que le syndrome de débordement (ou de saturation) cognitif (Cognitive Overflow Syndrome, ou COS) (voir, par exemple, Lahlou, Lenay, Gueniffey et Zacklad 1997).

127 Voir, à ce sujet, McGonigal (2011), selon qui les jeux en réalité alternée seraient susceptibles de transformer et

d’améliorer les activités de la « vie réelle ».

128 Schneider et Kortuem (2001) définissent le jeu pervasif « comme un GN [jeu de rôle grandeur nature] augmenté à

l’aide de l’informatique et des technologies de communication d’une manière qui combine ensemble les espaces physique et numérique » (p. 2, notre traduction) (« We define a Pervasive Game as a LARP game that is augmented with computing and communication technology in a way that combines the physical and digital space together »).

(Montola 2009), du gold farming129 (voir Castronova 2005; Dibell 2006) et de la ludification130 des médias, de la publicité, de la commercialisation et de l’enseignement (les serious games et la ludopédagogie), qui brouillent les distinctions entre la réalité souveraine et les mondes du jeu, de la réalité augmentée, en vertu de laquelle des composantes virtuelles s’inscrivent dans l’environnement immédiat de l’usager, par écran interposé. C’est enfin le cas du nouveau « régime fiduciaire » (Weissberg 2006) axé sur l’expérimentation et la simulation dans les médias d’information131. La complexité est principalement entendue ici comme interpénétration d’espaces issus de la réalité souveraine et de régions finies de sens. Elle rend compte, également, du haut degré de connexité entre les composantes appartenant à ces différents espaces.

4.3.2.2. L’hyper-lieu, emblématique de la complexité et de la densité des milieux