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CHAPITRE 4 : LA QUESTION DE L’HABITER

4.2. L’HABITER

4.2.3. L’habiter comme « faire avec l’espace »

Si Stock rend compte de l’habiter en tant que pratique de l’espace, il convient également d’examiner, dans une perspective certalienne, la question des usages de l’espace, c’est-à-dire les

« actions qui ont leur formalité et leur inventivité propres et qui organisent en sourdine le travail

fourmilier de la consommation » (Certeau 1990, p. 52). L’habiter, dans ce glissement de la pratique aux usages, concerne cette fois le « faire avec l’espace », c’est-à-dire comment l’on

s’arrange de l’espace et non comment on l’arrange. Il s’agit de rendre compte, dans cette

perspective toute politique, des rapports de force qui s’instituent entre les producteurs dominants et les consommateurs dominés, les premiers, seigneurs en leur domaine, habitant en stratèges, les seconds, braconniers, en tacticiens. Comme l’écrit Lussault (2007), il s’agit là d’appréhender « cet ordinaire de l'habitat humain inventé à l'aide des multiples "arts (et ruses) de faire" » (p. 42).

Fort-Jacques (2007) réunit quant à lui le « faire dans » et le « faire avec l’espace » lorsqu’il étudie le lieu-mouvement, c’est-à-dire « l’espace produit par la mobilité » (p. 252), un dispositif spatial fonctionnel qui agit comme interface entre le transport et la ville, mais que les pratiques spatiales des individus contribuent à façonner, suivant une invention du quotidien (Certeau 1990). Il y a là en jeu un habiter « mouvant, diffus » (p. 253), qui se présente comme une appropriation du lieu-mouvement et où se manifeste une socialité aux liens faibles l’apparentant au « non-lieu » (Augé 1992) (section 6.6.5.1.). Selon Fort- Jacques, il convient de prendre le déplacement dans le lieu-mouvement comme un habiter en soi, car « le passant est aussi un habitant, mais un habitant qui ne cesse de sortir d'un régime de familiarité aux choses et aux gens » (p. 253). Cet habiter exige un processus permanent de territorialisation-déterritorialisation, car l'appropriation – faite de négociations entre les individus, entre eux et avec l’espace – y est précaire, dans la mesure où elle est confrontée à la fonctionnalité du lieu et où le mouvement empêche toute pérennisation.

Faire avec l’espace nécessite un savoir géographique, défini par Lazzarotti (2006a) « comme une connaissance géographiquement orientée, […] dont le sens prend corps dans la relation à l’espace habité géographique » (p. 94). Habiter, affirme ce dernier, c’est comprendre le plan d’un lieu afin d’en maîtriser les usages et de s’y orienter, ce qui implique à la fois un savoir-être, un savoir-faire et un savoir-vivre-ensemble. Cela revient à dire que l’habiter est également un phénomène d’ordre cognitif, un faire avec l’espace comme acte cartographique.

Selon l’urbaniste et architecte Kevin Lynch (1999 [1960]), il survient un phénomène d’aliénation urbaine lorsqu’une personne plongée dans une ville devient incapable de la cartographier115 cognitivement en tant que totalité et de s’y positionner. À une ville telle que Jersey City,

115 Ici, « cartographier » doit être pris au sens de « produire une représentation mentale de la ville ». Il se rapporte à

un acte cognitif posé par l’habitant afin de faciliter sa navigation dans la ville. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’établir une carte matérielle. Dans cette thèse, nous mobiliserons également le verbe « cartographier » afin de désigner la mise en configuration des relations écouménales* au sein d’une œuvre, et donc la capacité de celle-ci à produire un relevé cartographique de l’écoumène et de son habiter. Dans l’optique de la mésocritique – que nous présenterons dans le chapitre 5 –, c’est dans la capacité de l’œuvre à produire un tel relevé – non plus uniquement mental, mais textuel, cette fois – que réside son pouvoir réflexif. Un troisième sens à ce verbe en fait le synonyme de « mésographier », c’est-à-dire de formaliser, par le biais de l’analyse mésogrammatique (chapitre 6), le relevé cartographique de l’écoumène et de son habiter tel que produit par l’œuvre. Il n’est plus question de désigner un acte posé par l’habitant ou par l’œuvre, mais par le mésocriticien. Cet acte « mésographique » a pour but de comprendre et d’expliquer l’acte cartographique de l’habitant et son produit par la médiation de l’œuvre.

construite sous forme de grille ou de damier, par exemple, il manque les marqueurs de la ville traditionnelle pour s’y repérer. Pensons aux monuments et aux frontières naturelles. À ce sujet, Jameson (2007 [1992]), commentant Lynch, écrit :

La désaliénation dans la ville traditionnelle implique donc la reconquête pratique du sens du lieu et la construction ou la reconstruction d’un ensemble articulé pouvant être gardé en mémoire et que le sujet individuel puisse cartographier et recartographier au cours de ses trajectoires mobiles et changeantes (p. 100).

Selon Jameson, les sujets de Lynch s’adonnent à des opérations pré-cartographiques plutôt que cartographiques afin de se situer dans la ville. Il en ressort des itinéraires davantage que des cartes. Ces itinéraires, proches des portulans médiévaux, prennent la forme de schémas rapportés à un sujet centré. Ils se composent de trajets existentiels émaillés de points aux caractéristiques distinctives (par exemple : des oasis, des montagnes ou des monuments). Par opposition, la cartographie mêle des données existentielles (la position du sujet) et des « conceptions abstraites et sans vécu de la totalité géographique » (p. 102) (à l’image de la triangulation), liées, en d’autres termes, à la conception moderne de l’espace (topos). À partir du XVIe s. et de la projection Mercator, souligne Jameson, la cartographie se voit confrontée au problème du transfert d’un espace courbe, tridimensionnel, sur une surface plane. Émerge alors la question de la représentation de l’espace dans sa confrontation avec les spécificités intrinsèques du médium employé.

Jameson reprend le concept de cartographie cognitive et va plus loin que les problèmes empiriques inhérents à la forme urbaine chez Lynch en l’interrogeant à la lumière de la redéfinition althussérienne de l’idéologie. Dans « Idéologie et appareils idéologiques d’État », en effet, Louis Althusser définit l’idéologie comme la « représentation des relations Imaginaires du sujet avec ses conditions d’existence Réelles » (cité dans Jameson (2007 [1992], p. 101). Selon Jameson, cette redéfinition met en lumière l’écart entre expérience existentielle et connaissance scientifique. L’idéologie a pour rôle de résorber cet écart en réarticulant les deux modes d’appréhension de l’espace social. Dans la rencontre des concepts de cartographie cognitive et d’idéologie, Jameson met l’accent sur une conception historiciste en vertu de laquelle la production d’idéologies « vivantes et opérationnelles » (p. 103) diffère en fonction des situations

historiques rencontrées; il existerait des périodes de crise au cours desquelles cette production n’est pas possible.

Dans ce cadre élargi que propose Jameson, celui d’une appréhension de l’espace social, la carte cognitive a donc pour vocation de « permettre au sujet individuel de produire une représentation situationnelle dans cette totalité non représentable que constitue l’ensemble des structures de la société » (p. 101). Cette société, Jameson la situe dans le cadre d’un « espace monde du capital multinational » (p. 104) et, selon lui, il revient à l’œuvre postmoderniste d’en proposer – tel est son projet politique – de nouvelles cartes cognitives en vue de le totaliser, en gardant à l’esprit que toute représentation de l’espace se voit tributaire des spécificités formelles du médium adopté pour l’exprimer116.

La cartographie cognitive conceptualisée par Jameson s’inscrit dans une problématique politique de l’espace social du capitalisme tardif. Rien n’empêche, toutefois, de l’articuler à la problématique de l’habiter, où il serait alors question pour l’habitant de cartographier cognitivement son écoumène en vue de faciliter sa navigabilité ou, en d’autres termes, de s’habiliter à habiter.

La perspective de Jameson rejoint celle de Picon (1998) (section 4.3.2.) et son intérêt pour la ville territoire contemporaine caractérisée par sa complexité et sa chaoticité. Tous deux montrent l’importance pour qui s’y meut d’appréhender les espaces cognitivement hors d’échelle à l’aide des outils idoines pour être en mesure d’y naviguer. Il en ressort, selon nous, que la somatisation* des milieux de l’écoumène, pour être non problématique, nécessite des outils technosymboliques adéquats, c’est-à-dire des médias aptes à réduire leur complexité, à les rendre symboliquement (et donc cognitivement) à l’échelle.

Avant d’aller plus loin, précisons ce que nous entendons par « technique ». Nous nous appuierons ici sur la définition apportée par Lévy (2003c), qui fait de la technique une « [m]édiation, idéelle

116 De cette considération découlera l’importance, en mésocritique, accordée aux spécificités de chaque médium dans

la construction de mondes diégétiques métaphoriquement habitables, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

et matérielle, entre la connaissance et l'action, rendue possible par cette connaissance » (p. 893). Comme le souligne le géographe, après Cornelius Castoriadis et Lewis Mumford, il existe des techniques matérielles et immatérielles, portant sur la nature, mais également sur la société, de sorte qu’il est possible de parler de techniques économiques, politiques, sociologiques, géographiques, mais il existe aussi des techniques pour l’esthétique, l’éthique, les relations interpersonnelles, etc. Chacun, en société, est un technicien : la technique permet une connaissance des phénomènes de société, une connaissance non seulement scientifique, mais également pratique, intuitive. Lévy (2003c) nous dit que « l'espace est maîtrisé par des techniques, l'espace est un ensemble de techniques » (p. 895). À cet effet, affirme-t-il, il existe des techniques individuelles – et non seulement celles que mobilisent les organisations – telles que l’exploration et l’appropriation de l’espace, ainsi que des techniques relevant, aux côtés des techniques matérielles, de l’idéel, à l’instar des compétences. En ce qui concerne l’habitat, cette conception de la technique « constitue donc une autre manière, centrée sur les compétences cognitives, d'aborder la complexité des spatialités » (p. 895).

Les médias, en tant que techniques entendues au sens de Lévy, constituent des auxiliaires mobilisés dans la production de cartes cognitives. Il s’agit, en fait, d’outils technosymboliques, c’est-à-dire d’instruments techniques dont la fonction consiste à réduire la complexité symbolique de l’habitat. Comme tels, ils favorisent la somatisation de milieux complexes, avec tout ce que cela implique en termes de filtres117, bien évidemment, et de perte vis-à-vis de la richesse de la réalité empirique. C’est le cas des techniques de navigation à proprement parler : cartes, systèmes de géolocalisation, services de cartographie en ligne tels que Google Maps, etc. C’est également le cas des médias sociaux et d’information, mais aussi des applications et logiciels de recherche, d’analyse de données et de recommandation (lesquels donnent lieu à une réduction algorithmique de la complexité des milieux), tous mobilisés dans la cartographie des espaces sociaux, économiques, culturels, politiques, etc. C’est enfin le cas des médias mobilisés dans la production de mondes diégétiques (médias bédéique, cinématographique, télévisuel, vidéoludique, et autres), en ce qu’ils concourent à leur façon à ce que Jameson (2005) qualifie de

117 À commencer par la typification, l’intervention d’heuristiques de jugement, l’interposition de valeurs, de biais

« réduction du monde » (« world reduction ») (p. 267), c’est-à-dire un processus cognitif de simplification de notre être-au-monde

axé sur un principe d’exclusion systématique, une sorte d’excision chirurgicale de la réalité empirique, quelque chose comme un processus d’atténuation ontologique dans lequel la multitude grouillante de ce qui existe, de ce que nous appelons la réalité, est délibérément débroussaillé à l’aide d’une opération d’abstraction radicale et de simplification118 (p. 271, notre traduction).

En vertu de leur caractère technosymbolique, ces derniers favorisent non seulement la navigabilité de l’habitant en son habitat, mais également une réflexivité, sur le plan onto- géographique, en tant que compréhension de soi en un écoumène complexe et en tant que part de cet écoumène. Habiter, c’est donc également « faire avec » la complexité de l’écoumène et se doter des outils et représentations technosymboliques aptes à y évoluer de manière non problématique.

Cartographier l’écoumène, si on s’appuie sur la triple formulation des savoirs géographiques de Lazzarotti (2006a), revient à acquérir des savoir-être dans l’espace/sur Terre, au sens où l’on ne peut se connaître soi-même sans connaître le milieu qui en est pour partie constitutif et dans lequel on évolue. Cela implique la capacité de se positionner dans et en tant que mondes chimico- physique, organique, symbolique et technique. Cartographier l’écoumène revient également à accumuler des savoir-faire dans et avec l’espace, c’est-à-dire obtenir les connaissances essentielles pour mettre les milieux à l’échelle, y circuler et s’arranger de leurs contraintes. Cela revient enfin à acquérir des savoir-vivre-ensemble dans l’espace, comme nous le verrons dans la prochaine section. Nous ajouterons à ces trois savoirs cartographiques le savoir-être entre les espaces, qui concerne la maîtrise des procédures et conventions présidant à la navigation entre les lieux de la réalité souveraine* et les régions finies de sens* (section 4.2.5.).

118 « based on a principle of systematic exclusion, a kind of surgical excision of empirical reality, something like a

process of ontological attenuation in which the sheer teeming multiplicity of what exists, of what we call reality, is deliberately thinned and weeded out through an operation of radical abstraction and simplification » (Jameson 2005, p. 271).