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CHAPITRE 4 : LA QUESTION DE L’HABITER

4.3. LES MILIEUX ET L’HABITER CONTEMPORAINS

4.3.1. L’acosmie moderne et le besoin de nature

Selon Berque (1990, 2000b), la médiance moderne, toujours effective aujourd’hui, opère une dichotomie entre la nature, l’objet et l’objectif, d’une part, et la culture, le sujet et le subjectif, d’autre part. La modernité a contribué à la « décosmisation » des milieux humains. En dehors de la modernité, qui désigne le cosmos comme l’espace intersidéral des astrophysiciens, objectif et calculable mathématiquement,

toutes les sociétés humaines, chacune dans ses termes propres, ont exprimé le postulat onto-cosmologique d’une essentielle cosmicité, c’est-à-dire d’un ordre général où l’être humain et les choses qui l’entourent, à toute échelle, sont en correspondance, et où de ce fait chaque personne trouve sa place […] [un ordre] où l’être humain occupait une place essentielle […]. À l’inverse, la modernité tend à engendrer une acosmie générale : un manque radical de cosmicité qui, nous aliénant des choses, fait de celles-ci des systèmes d’objets indépendants de notre existence. Privé de sa place dans ce monde mué en objet, le sujet moderne tend en retour à absolutiser sa propre subjectivité, creusant ainsi toujours davantage le fossé qui le sépare des choses et de ses semblables (Berque 2008b, p. 1).

Coupant artificiellement l’individu de son environnement, conformément au « topos ontologique moderne » (Berque 2012, p. 3), l’individualisme contemporain exacerbe un « besoin structurel de nature vierge » (Berque 2000b, p. 155), car il y a en jeu une « altération » de la nature, terme entendu, nous dit Berque, « au sens premier d'alterare : rendre autre (alter) ce qui faisait partie de l'être » (p. 185), terme auquel nous préférerons, pour éviter toute confusion avec sa signification courante, celui « d’altérisation ». Ce besoin de nature vierge constitue un symptôme de l’acosmie

et une conséquence du manque-à-être propre à la structure onto-géographique de l’être humain, c’est-à-dire d’un déséquilibre en vertu duquel le développement du corps médial s’accélère et où celui du corps animal ne suit plus. En effet, l’existence humaine, écrit Berque, « atteint sa vérité quand le souffle du corps animal et celui du corps médial sont à l'unisson » (p. 157) et l’atteinte d’un tel équilibre constitue « sans doute l'inconsciente motivation qui fait migrer les foules modernes vers la nature » (p. 158).

Cette migration, on la retrouve notamment, nous dit Berque (2002, 2012), dans le phénomène de l’étalement urbain, qui fonctionne sur la base du couple maison individuelle-automobile et répond au besoin éprouvé par ses habitants d’être au plus près de la nature, une nature qui relève « avant tout du paysage : l’air pittoresque de la nature » (2002, p. 243, l’auteur souligne). Sous- tendant cette citation se trouve l’idée selon laquelle la nature, selon Berque (2002, 2012), en particulier la nature sauvage, constitue une représentation de l’être humain moderne, fruit d’une certaine médiance. Participant de l’individualisme contemporain, cet habitat urbain diffus forclôt la médiance, dans la mesure où, d’une part, il s’appuie sur une représentation idéalisée de la nature, élaborée par une classe des loisirs qui n’a jamais travaillé la terre et qui ne s’est donc jamais investie techniquement dans la nature. D’autre part, l’urbain diffus forclôt la médiance en raison du fait que, suivant la logique du topos ontologique moderne, il reste la conséquence d’une perte d’échelle, d’une fétichisation et d’une mécanisation. Ainsi, l’habitat moderne est affaire de proportion bien plus que d’échelle (Berque 2002). La proportion rapporte entre elles les grandeurs sans se référer à la taille humaine, résidant dans l’abstrait et l’objectif, alors que l’échelle se rapporte à la grandeur du corps humain, elle rapporte l’étendue à ce corps : elle est concrète et trajective. Elle est ce « qui relie la dimension physique de l'univers à la dimension spirituelle de nos visions du monde, en passant par la dimension charnelle de nos sens » (Berque 2002, p. 3). Le « hors-d’échelle » apparaît comme la règle, dans la modernité, en raison de sa nature objective. Par exemple, Berque (2000a) écrit, au sujet des édifices modernes :

dans les échelles de la ville, font sens les lois de la nature et en particulier la pesanteur (l'expression terrestre de la gravité, sans laquelle il n'y aurait ni matière ni univers). Celle-ci, les architectes l'oublient trop, depuis qu'on a inventé l'ascenseur et des appareils de levage qui permettent de construire des parallélépipèdes parfaits de plusieurs centaines de mètres de hauteur. De telles formes, parce qu'elles nient la pesanteur, contribuent à délabrer le sens de la ville. Elles bafouent en effet les sources charnelles du sens : par elles, la ville écrase l'habitant, dont le corps sent bien qu'il ne

pourra plus jamais habiter cela sans l'appoint des machines, alors qu'en même temps ces formes font comme si la pesanteur n'existait pas. Il y a, là, divorce des symboles, des sens et de la technique, autrement dit perte d'échelle. Alors, la ville n'est plus à

l'échelle […] C'est ainsi que nous déployons indéfiniment des formes urbaines qui ne

sont plus à l'échelle, ni vis-à-vis de la nature ni vis-à-vis de nous-mêmes, et qui de ce fait nous en aliènent (p. 41-42).

L’urbain diffus se veut hors d’échelle lorsqu’il implique une mécanisation à outrance, donnant lieu à une empreinte écologique sans commune mesure avec ce que peut supporter la biosphère. Comme l’écrivent Berque, Bonnin et Ghorra-Gobin (2006), le phénomène de l’urbain diffus

en particulier par l'usage généralisé de l'automobile qui l'a rendu possible et qu'il entraîne, pose une série de problèmes quant à la viabilité d'un tel habitat. Dans sa forme actuelle, marquée par le gaspillage (d'énergie, d'espace etc.), il repose en effet sur une contradiction fatale à plus ou moins long terme : la quête de nature (sous forme de paysages) y entraîne la destruction de la nature (en termes de biosphère) (p. 10).

L’objectification des choses et leur intégration dans un système d’objets gomme également les rapports sociaux qui leur confèrent leur valeur réelle au profit d’une fausse valeur intrinsèque en vertu du concept de fétichisation emprunté à Marx. Dans la logique médiale de Berque, la chose est ainsi abstraite de son tissu existentiel, de son milieu. Enfin, les systèmes d’objets de la modernité changent le sens de la technique en ne déployant plus les fonctions du corps humain, mais en imposant à l’existence humaine ses propres fonctionnalités, de sorte qu’« apparaît alors Cyborg, être mécanisé par son monde mécanique » (Berque 2002, p. 244). C’est que, selon Berque (2000a,b), rappelons-le, la médiance fonctionne par projection du corps animal sur son monde à l’aide de la technique et par introjection de ce monde dans les limites de son corps animal par le symbole. Cela donne lieu au double processus de la cosmicité et de la corporéité. En vertu de la cosmicité, le corps animal se projette sur le monde, et en vertu de la corporéité, ou somatisation, le monde se voit ramené dans les limites du corps animal.

En résumé, Berque critique le hors-d’échelle de la modernité dans la mesure où celle-ci désarticule l’univers physique (mis à distance en tant qu’objet) des représentations symboliques du monde (produits d’un sujet séparé du monde des objets) et de la dimension charnelle des sens (laquelle ne peut être pensée dans le cadre de la dichotomie moderne sujet/objet, puisqu’elle se construit trajectivement). L’échelle, quant à elle, articule ensemble tout cela. Il y a lieu de parler

de cosmicité, soit de correspondance entre corps et monde et de création d’un ordre cosmique au sein duquel situer l’être humain. Berque montre également que l’acosmie moderne génère le besoin d’une nature vierge, sauvage, impulsion ontologique par laquelle l’individu moderne tente de réarticuler corps et monde, et de vivre dans un milieu à échelle humaine. Le couple moderne automobile-pavillon qui sous-tend l’urbain diffus traduit bien ce besoin, qui est de se soustraire à la ville. Or, selon Berque, l’idée de nature vierge demeure un construit moderne. Cette idée exige une mise à distance de l’individu comme sujet par rapport à la nature comme objet. En effet, tout peuple vivant au cœur de la « nature » en fait son milieu et la civilise, c’est-à-dire la travaille et se la représente en l’organisant symboliquement. Ce faisant, il somatise son monde (le ramène à lui sous forme symbolique) et s’y investit lorsqu’il s’y projette à l’aide de ses outils techniques. La « nature » et lui appartiennent à la même structure ontologique. En revanche, l’individu moderne tient la nature hors de lui lorsqu’il en fait un objet et que, mu par la recherche d’un simple plaisir esthétique, la consomme en tant que paysage plus qu’il ne s’y investit réellement.

Nous verrons dans la section qui suit que la distance toujours plus grande qui se creuse entre l’individu et son milieu provient non seulement de la dichotomie moderne sujet/objet, mais également d’un effet de densification et de complexification du corps médial menant à son « altérisation » en vertu duquel la portion médiale de l’être devient étrangère à elle-même.