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CHAPITRE 3 : LA FICTION POST-CATASTROPHIQUE

3.2. CATASTROPHES MOTIVÉES ET IMMOTIVÉES

La catastrophe peut tout aussi bien désigner des événements immotivés que des événements motivés. Dans les fictions catastrophiques et post-catastrophiques, la catastrophe est immotivée lorsqu’elle se présente sous la forme d’un phénomène naturel dont le survènement ne répond à aucune cause d’origine anthropique. On en trouve des exemples lorsqu’un astéroïde frappe la Terre dans la série télévisée You, Me and the Apocalypse (Iain Hollands 2015) et le jeu vidéo

Rage (id Software 2011,), ou que des éruptions solaires mettent un terme à la civilisation et

désertifient une partie des terres habitées dans The Kill Order (Dashner 2015 [2012]). Les catastrophes motivées d’ordre climatique ne sont pas exclues, toutefois : dans le film

Snowpiercer, adaptation de la bande dessinée Le Transperceneige (Jacques Lob, Benjamin

Legrand, Alexis et Jean-Marc Rochette 1984, 1999, 2000) par le réalisateur Bong Joon-ho

(2013), l’humanité se voit condamnée à une nouvelle ère glaciaire survenant après une tentative humaine de contrer le réchauffement climatique.

Du côté de l’immotivé figurent les catastrophes naturelles de provenance cosmique, à l’instar des astéroïdes, comètes et éruptions solaires. D’autres sont issues de phénomènes terrestres, comme on le voit dans The Wind from Nowhere, roman de James G. Ballard (1961) décrivant la destruction de l’habitat humain par de puissants vents forçant l’humanité survivante à la vie souterraine. Parmi les menaces, certaines proviennent enfin de la biosphère. La catastrophe par excellence est alors celle de la pandémie, lorsqu’aucune manipulation humaine n’est à son origine (dans le cas contraire, la catastrophe est dite « motivée »). Ensaio sobre a cegueira (L'Aveuglement), roman de José Saramago (1995) et son adaptation cinématographique,

Blindness, de Fernando Meirelles (2008), décrivent une pandémie de cécité et le désordre social

qu’elle entraîne. Un virus est également à l’origine de l’extinction d’une grande partie de la population dans le film Æon Flux, de Karyn Kusama (2005), et la série de bandes dessinées

Arcadia, d’Alex Paknadel (scénariste) et Eric Scott Pfeiffer (dessinateur) (2015-2016).

L’appréciation négative de la conjoncture présente, dans ces situations, ne réside pas dans la nature de la catastrophe, mais dans sa gestion alors que, dans le cas des catastrophes motivées, elle se situe à la fois dans sa nature et sa gestion. Ces dernières peuvent être divisées en trois catégories : surnaturelles, anthropomorphiques et anthropiques. Les catastrophes surnaturelles ont une origine divine ou magique. C’est le cas dans la franchise transmédiatique Left Behind : Dieu provoque l’enlèvement de l’Église, et la lutte entre le Bien et le Mal prend la forme d’une guerre, soit la bataille d’Armageddon. Certaines œuvres de fantasy décrivent des catastrophes de nature divine. Dans la trilogie romanesque The Lord of the Rings, de J. R. R. Tolkien, fiction « eucatastrophique » (Tolkien 1997), la catastrophe résulte de l’action d’une entité maléfique incarnée. Ajoutons que nombre d’œuvres fantastiques et de fantasy mettent en scène une lutte entre l’humanité et des entités démoniaques, à l’instar du Demon Cycle de Peter V. Brett (2008, 2009, 2010, 2013, 2015). D’autres catastrophes relèvent de la magie. Dans le roman de fantasy

Ariel, de Steven Boyett (1983), l’avènement de la magie dans le monde contemporain engendre

Les catastrophes motivées de nature anthropomorphique sont le fait d’espèces évoluées d’origine extraterrestre. L’invasion extraterrestre constitue un scénario catastrophique et post- catastrophique récurrent. En d’autres termes, la catastrophe est motivée par des entités non- humaines et non-technologiques, à la fois intelligentes et conscientes. Du point de vue d’une appréciation négative telle qu’entendue dans notre définition de l’utopie, les motifs qui sous- tendent l’invasion extraterrestre sont généralement comparables à ceux des humains, de sorte que la critique se voit indirectement dirigée vers ces derniers. Les envahisseurs se voient imputer la responsabilité d’écocides ou de génocides. Par exemple, si l’humanité provoque des catastrophes en raison de son rapport écologiquement insoutenable à l’environnement dans des œuvres telles que After Earth, The Day After Tomorrow et Wall-E, dans les fictions mettant en scène des invasions extraterrestres, l’infamie incombe tout entière à cet Autre qui incarne de manière inambigue l’antagoniste par excellence. C’est le cas des scavengers, dans le film Oblivion, de Joseph Kosinski (2013). Ces derniers dévastent la Terre et y déciment la vie organique lorsqu’ils exploitent l’eau des océans dans le but d’alimenter des générateurs à fusion. C’est également le cas des Epheni, dans la série télévisée Falling Skies, de Robert Rodat (2011-2015), qui envahissent la Terre, détruisent les grandes villes et asservissent les enfants survivants en vue d’exploiter l’hélium-3 présent sur la Lune. Dans d’autres cas, les extraterrestres incarnent un antagoniste ayant sa contrepartie dans une situation géopolitique référentielle, aisément identifiable bien que ledit antagoniste ne soit pas explicitement nommé87.

Enfin, la dernière catégorie de catastrophes motivées est de nature anthropique. Le génie génétique se trouve à la source de plusieurs d’entre elles, dont certaines prennent la forme d’une pandémie causée par un virus fabriqué ou modifié par l’homme. Dans la trilogie romanesque

MaddAddam, de Margaret Atwood (2003, 2009, 2013), un généticien développe un virus en vue

de détruire l’humanité, non sans avoir préalablement créé une nouvelle espèce « parfaite », appelée à la remplacer. Un virus, le red flu, est à l’origine d’une épidémie dans The Last Ship. Enfermé dans les glaces de l’Arctique, le virus se voit libéré dans l’atmosphère à la suite du

87 Voir, par exemple, l’étude de Lizardi (2009) consacrée aux jeux vidéo de tir post-catastrophiques. Pour cet auteur,

de tels jeux traitent de thèmes géopolitiques contemporains lorsqu’ils mettent en scène une lutte contre une altérité radicale menaçante, laquelle allégorise la menace étrangère opposée aux États-Unis et plus généralement à l’Occident, en particulier au lendemain du 11 septembre 2001. C’est également le cas dans les œuvres catastrophiques et post-catastrophiques américaines de la guerre froide, où l’envahisseur, espèce extraterrestre eusociale, allégorise la menace soviétique et son organisation collectiviste.

réchauffement climatique et devient pandémique lorsqu’un savant y introduit l’un de ses gènes et le répand à la surface du globe.

Dans certains cas, le virus s’avère d’origine naturelle, mais un agent humain est à l’origine de sa libération, comme dans le film 12 Monkeys, de Terry Gilliam (1995)88. Dans la série télévisée

The Lottery (Timothy J. Sexton 2014), la pandémie engendre l’infertilité féminine. Le virus,

élaboré en laboratoire dans le cadre d’un projet néomalthusien89 visant à enrayer le problème de la surpopulation, doit initialement avoir un effet circonscrit, mais se répand sans discrimination à l’ensemble de la population lorsqu’il est libéré accidentellement à la suite d’un accident d’avion. Nombre de scénarios décrivent la destruction de l’humanité par la machine, comme dans les cas des franchises Battlestar Galactica et Mass Effect. Dans ces œuvres, la catastrophe est anthropiquement motivée alors que la machine, devenue intelligente et consciente d’elle-même, se révolte contre son créateur. C’est le cas dans la franchise Terminator, où le monde est détruit sous le coup de bombes atomiques. À l’origine du bombardement figure Skynet, un réseau de défense fonctionnant à l’aide d’une intelligence artificielle devenue consciente. Des cyborgs sont construits après la catastrophe par Skynet dans le but d’éliminer les survivants, qui leur mènent une guerre de résistance.

La catastrophe nucléaire, militaire ou civile, est récurrente dans la fiction catastrophique et post- catastrophique. Dans sa version militaire, elle est particulièrement populaire dans les fictions de la guerre froide. On la retrouve notamment dans les classiques The Chrysalids, de John Wyndham (1955), A Canticle for Leibowitz, de Walter M. Miller Jr. (1959), On the Beach, de Nevil Shute (1959), Alas, Babylon, de Pat Frank (1960), Dr. Strangelove (1964), de Stanley Kubrick, d’après le roman Red Alert, de Peter George (1958), et Dr. Bloodmoney, de Philip K. Dick (1965). Une adaptation cinématographique éponyme du roman The Time Machine d’H. G.

88 Notons, toutefois, que la catastrophe, dans La Jetée (1962), de Chris Marker, dont s’inspire Gilliam, est le résultat

d’une guerre nucléaire mondiale.

89 La libération de virus vue comme un plan néomalthusien de limitation de la population constitue un thème

récurrent de la fiction catastrophique et post-catastrophique. C’est le cas, par exemple, dans la série télévisée Utopia, de Dennis Kelly (2013-2014), où un virus mortel, la grippe russe, est créé et répandu en vue d’annihiler une part importante de la population mondiale. Un vaccin est développé pour en contrer les effets, fonctionnant uniquement, dans un renversement ironique de l’Histoire, sur les Roms.

Wells par George Pal (1960), réinterprète même ce dernier à l’aune du désastre nucléaire et non plus de l’entropie naturelle. Plus récemment, le conflit nucléaire constitue le prélude des événements dépeints dans les franchises Mad Max, Fallout, Metro 2033 et The 100. Notons que dans la série télévisée The 100, au même titre que dans Terminator, on impute la catastrophe à une intelligence artificielle qui provoque délibérément un conflit nucléaire en déclenchant un premier bombardement auquel les nations attaquées riposteront.

Il existe de nombreuses catastrophes environnementales anthropiquement motivées dans la fiction catastrophique et post-catastrophique. Ainsi, The Day After Tomorrow, de Roland Emmerich (2004), décrit une série de catastrophes climatiques (tornades, inondations, ouragans et glaciation) occasionnées par la stase de la circulation thermohaline, conséquence du réchauffement climatique anthropique. Les catastrophes dépeintes dans la trilogie romanesque

Science in the Capital (Forty Signs of Rain, Fifty Degrees Below et Sixty Days and Counting), de

Kim Stanley Robinson (2004, 2005, 2007), tablent sur ce même réchauffement anthropique. Dans

The Burning World / The Drought, de J. G. Ballard (1964), la pollution et la radioactivité sont à

l’origine d’une sécheresse à l’échelle globale. C’est la pollution nucléaire qui, dans son utilisation civile, se trouve à l’origine d’une catastrophe planétaire dans la série de bandes dessinées Le

Monde d’Arkadi, de Caza (1989-1993, 1996, 2000, 2004, 2007, 2008). Le film After Earth, de M.

Night Shyamalan (2013), débute un millénaire après que l’humanité eut déserté la Terre, devenue impropre à la vie en raison de la pollution. Dans le film d’animation Wall-E, d’Andrew Stanton (2008), la surconsommation a transformé la Terre en dépotoir, forçant l’humanité à un exil temporaire dans l’espace pendant que des robots y font le ménage pour la rendre de nouveau habitable. Enfin, l’exemple de The Happening, de M. Night Shyamalan (2008) brouille quelque peu la distinction entre catastrophe motivée et immotivée. Dans ce film, la vie végétale développe un mécanisme de défense afin de se prémunir contre l’écocide perpétré par les êtres humains, car les plantes libèrent une toxine qui pousse les individus au suicide. Naturelle, la catastrophe n’en demeure pas moins la résultante de la pression écologique exercée sur la biosphère, comme c’est le cas, également, dans le roman Zoo, de James Patterson (2012).

Mentionnons enfin des catastrophes anthropiques de nature spécifiquement politiques et sociales, comme c’est le cas dans Atlas Shrugged, d’Ayn Rand (1957). Le roman décrit une société

américaine futuriste et dystopique dans laquelle un étatisme rigide étouffe le génie individuel, la créativité et l’esprit d’entreprise. Les hommes d’esprit (des scientifiques, entrepreneurs, artistes et travailleurs), sur les épaules desquelles la société s’appuie et qu’elle vampirise, décident de se retirer dans une enclave eutopique appelée Galt’s Gulch. Leur grève provoque l’effondrement de la société.

Pour clore cette section, si les catastrophes motivées témoignent de l’appréciation négative de la conjoncture présente des œuvres qui les mettent en scène, elles ne constituent bien souvent, dans le cas spécifique des fictions post-catastrophiques, que de simples prétextes à la mise à bas de cette conjoncture, comme c’est le cas, d’ailleurs, des catastrophes immotivées. L’essentiel des stratégies rhétoriques mobilisées se rapporte à la mise en place d’un nouveau monde, érigé sur la base de nouvelles prémisses. Ce fait est particulièrement visible dans le cas des œuvres où aucune information ne permet d’identifier l’origine de la catastrophe, à l’instar de The Leftovers, roman de Tom Perrota (2011) et série télévisée de Damon Lindelof et Tom Perrota (2014-2017), où 2% de la population disparaît instantanément et sans raison apparente, l’essentiel de l’intrigue se déroulant à partir de cette nouvelle donne.