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CHAPITRE 2 : UTOPIE NOSTALGIQUE

2.5. IDÉALITÉ ET CRITIQUE

L’idéalité et la critique constituent deux caractéristiques fondamentales de l’utopie, comme en témoignent les lignes thématiques proposées par Servier (1979) : « description d'une cité jugée parfaite […] en rupture avec l'ordre social ancien [et] critique de l'ordre social ancien, cette critique pouvant être implicite ou, au contraire, revêtir le caractère de la satire » (p. 92). L’idéalité et la critique s’inscrivent à même l’étymologie du mot. Il y a le eu de l’idéalité : le lieu du bonheur pour tous se présente comme un idéal auquel on aspire en vue de dépasser sa condition actuelle. Et il y a le ou de la distance critique : l’utopie comme lieu sans lieu, situé « hors de tous les lieux » (Foucault (1994 [1984], p. 755). Ces mondes imaginaires, possibles et impossibles, constituent autant de points de vue sur l’hic et nunc. Le ou permet d’articuler le eu et le dys dans l’appréciation et l’amélioration du présent : l’eutopie propose un dépassement de la condition présente en procédant par exemplarité et la dystopie illustre les principes défaillants du présent en poussant leur logique à l’extrême.

Selon Trousson (2005), l’utopie aurait connu un tournant critique à partir de 1770, soit lors de la parution de L’An 2440. Devenue uchronie (ou plutôt utopie prospective, comme nous venons de

52 Le fait qu’Henriet rapproche ainsi auteur et lecteur dans sa définition nous paraît problématique, car ce qui est

présenté par le premier comme uchronie pessimiste peut être considéré comme optimiste par le second. Cela appelle une distinction entre intentio auctoris, intentio operis et intentio lectoris (Eco 1992).

le voir), elle serait passée de « monde imaginaire de rechange, sans prise directe sur le réel […] [à un monde] tributaire du temps, de l’accroissement du savoir » (p. 56), mais aussi d’une chimère à « une supputation logique sur un probable ultérieur ». Il ne fait aucun doute que la prospective appelle avec elle une supputation logique. Mentionnons tout de même au passage que tout monde fictif, aussi fantaisiste ou chimérique soit-il, obéit à un certain besoin de cohérence interne, qu’il projette ou non un futur probable, de sorte qu’il ne se présente pas nécessairement comme l’antithèse de la logique. Ajoutons avec Cioranescu (1972) que l’utopiste doit respecter la logique rattachée aux faits, l’écriture utopique employant une méthode hypothético-déductive. Ensuite, rappelons que dès l’invention du mot, l’utopie s’est montrée en prise directe sur le réel : la première partie de l’Utopie de More propose une critique explicite de l’Angleterre et de l’Europe de l’époque. C’est seulement dans la seconde partie que survient la description d’une société idéale. Qui plus est, même la seconde partie de l’ouvrage s’avère critique et dénonciatrice du temps présent. C’est ce que nous dit Henri Desroche (dans Desroche, Gabel et Picon 2016), lorsqu’il y relève les facéties onomastiques de More :

Amaurote, la capitale de l'île, est une ville fantôme ; son fleuve, Anhydris, un fleuve sans eau ; son chef, Ademus, un prince sans peuple ; ses habitants, les Alaopolites, des citoyens sans cité et leurs voisins, les Achoréens, des habitants sans pays. Cette

prestidigitation philologique a pour dessein avoué d'annoncer la plausibilité d'un monde à l'envers et pour dessein latent de dénoncer la légitimité d'un monde soi- disant à l'endroit (para. 1, nous soulignons).

Enfin, la représentation d’une cité idéale propose un étalon à l’aune duquel mesurer la distance séparant l’idéalité du réel. En ce sens, l’utopie se fait, pour reprendre les mots d’Abensour (2000), « pensée de la différence par rapport à ce qui existe » (p. 98). Selon Pagès (2000), « elle procède d'une insatisfaction fondamentale à l'égard des conditions actuelles de l'existence sociale et constitue une forme d'exploration possible des "formes latérales du réel" » (p. 45). Pour imaginaire qu’elle soit, l’utopie demeure à distance critique du présent, évaluant l’écart à combler pour que ce dernier rencontre les aspirations de l’utopiste, et elle propose des options (ou, dans le cas des dystopies, des avenues à éviter à tout prix), et que ces dernières soient projetées ou non dans le futur ne change rien à leur exemplarité. Sur un plan plus politique, elle se montre critique de l’ordre existant et s’attaque, en les déstabilisant, aux croyances et institutions de son temps (Riot-Sarcey 2013). Même lorsqu’elle « affirme dans l'imaginaire la réalisation de ce qui est nié ici et maintenant » (Pagès 2000, p. 45), se présentant comme compensation ou comme œuvre

refuge, l’utopie conserve un principe appréciatif; elle évalue en creux l’hic et nunc sur le mode de la non-référence (c’est-à-dire en représentant l’envers dont le présent constitue l’endroit), proposant de la sorte une critique implicite. Dans tous les cas, comme nous l’avons vu dans la section 2.1, l’utopie s’offre tel un outil créatif à l’aide duquel interroger le présent, ce qui en fait un exercice par le biais duquel la réalité est déformée, questionnée, critiquée ou dépassée (Musso 2013).

Si le caractère critique de l’utopie a pour fonction de désigner l’écart entre le présent et un état idéal, l’aspiration à l’idéal sous-tendant l’utopie constitue quant à elle un principe amélioratif visant à annuler ou à amoindrir cet écart dans sa réalisation. Ce principe s’adresse au temps présent, puisqu’il « propose l’amendement de la société qui lui est contemporaine par la construction idéelle d’un modèle meilleur et parallèle » (Munier 2013, p. 115)

Dans les termes de Wunenburger (2013), « l'utopie, greffée sur une conduite d'insatisfaction devant le réel, élève une autre forme de réalité au rang d'un idéal, c'est-à-dire de ce qui mérite, par sa valeur propre, de passer à la réalité. » (p. 33) Cette idéalité œuvre au sein de l’eutopie, bien sûr, mais elle se retrouve également au cœur de la dystopie. En effet, en grossissant les défauts du présent, de ses éléments indésirables, jusqu’à les rendre insoutenables, la dystopie identifie les obstacles à surmonter ou les tendances à enrayer en vue de transformer ce présent en un état idéal ou, pour le moins, en un état préférable à l’état actuel. Les utopies, dans leurs versants eutopique et dystopique, se présentent donc comme des « représentations imaginatives qui […] véhiculent des formes de réalité avant tout normatives » (Wunenburger 2013, p. 33).

Si l’utopie aspire à la perfection, en aucun cas elle ne doit être confondue avec un état de perfection réalisé. Comme le souligne Sargent (1994), tous les auteurs d’utopies ne prétendent pas que ces dernières sont parfaites : selon lui, la perfection constituerait plutôt une étiquette que les détracteurs de l’utopisme lui colleraient afin de démontrer sa dangerosité car, selon eux, la perfection ne saurait être appliquée que par la force, ce dont témoigneraient les totalitarismes. Pour d’autres, le prix à payer serait un état de stase, condition nécessaire selon Letonturier (2013) « afin de perpétuer à l'infini le bonheur collectif de l'instant présent, estimé parfait » (p. 13). Pagès (2000) rend compte lui aussi du caractère statique de l’utopie lorsqu’il la qualifie

d’intemporelle : l’état de perfection, selon lui, dénie l’histoire lorsqu’il se présente comme « un système donné "une fois pour toute" » (p. 45). Pourtant, comme le souligne Musso (2013), cette intemporalité ne suffit pas à tenir l’utopie à l’écart de l’histoire. En cela réside le « paradoxe de l’utopie qui est censée évoquer un autre temps et un autre lieu, alors qu’elle parle toujours depuis un lieu et dans une conjoncture. L’utopie traite du futur ou de l'ailleurs, depuis l'hic et nunc » (p. 102).