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CHAPITRE 4 : LA QUESTION DE L’HABITER

4.2. L’HABITER

4.2.1. L’habiter comme « être dans l’espace » et « être sur Terre »

4.2.1.1. L’habiter en mésologie : milieu, médiance et trajectivité

4.2.1.1.1. Trajectivité

Le milieu tel qu’entendu par Berque (1986) « est proprement trajectif, c'est-à-dire à la fois naturel et culturel, collectif et individuel, subjectif et objectif, physique et phénoménal, matériel et idéel,

chorétique et topique » (p. 165-166, l’auteur souligne). La trajection constitue une interrelation

dynamique entre le subjectif (le sujet humain) et l’objet (l’environnement physique), pris qu’ils sont tous deux dans cet entrelacs à la fois technique, symbolique et écologique dont procède le milieu dans sa réalité trajective. Il s’agit donc de prendre sans les confondre le sujet et l’objet dans leur unité et non de les dichotomiser comme culture d’un côté et nature de l’autre. En accord avec l’ontologie watsujienne, la trajection constitue ces allers-retours entre le corps et le monde : « étendant notre corps jusqu’au bout du monde, la technique le cosmise, tandis que le symbole, au contraire, somatise le monde : il le rapatrie dans notre corps » (Berque, dans Aubry et al. 2006, p. 102). Pour reprendre la définition de Berque (1996), il s’agit du « mécanisme par lequel époque et milieu, temps historique et espace géographique se conjuguent pour engendrer la médiance de l'écoumène » (p. 73).

La réalité du milieu naît de la combinaison du physique et du phénoménal, de la métaphore et de la causalité113. La métaphore, comprise par Berque (1990) dans un sens large, « est un changement par lequel nous sentons une chose comme autre chose. Cette assimilation est subjective; c'est une projection du sujet sur l'objet » (p. 35) et les milieux sont en partie constitués de ces représentations, de ces significations et de ces perceptions appartenant au monde phénoménal. Les milieux, toutefois, ne reposent pas que sur ces projections, puisqu’ils comportent des éléments issus du monde physique, soit, par exemple, « des faits écologiques et des évolutions objectives, les cycles de H20 et pas seulement des glaciers ou des nuages »

(Berque 2000b, p. 36). Trajectif, le milieu dépasse donc les dualités héritées de la modernité : - Le milieu est à la fois naturel et culturel. La société aménage son environnement selon la représentation qu'elle s'en fait; et réciproquement : elle le perçoit et (se) le représente en fonction des aménagements qu'elle en fait. La nature n'existe pour la société que culturée (perçue, conçue, construite); et réciproquement, la culture n'existe pour la société que naturée […]

- Le milieu est à la fois subjectif et objectif. La représentation que l'homme se fait de son milieu n'atteint jamais à l'objectivité pure : elle fait elle-même partie du milieu qu'elle représente. En cela elle n'est pas, non plus, seulement subjective : l'expérience propre à ce milieu la vérifie dans une certaine mesure.

- Le milieu est à la fois collectif et individuel. Les schèmes d'appréhension de la réalité (représentations, comportements) sont transmis par le groupe, mais ils n'ont d'existence que par et pour chaque individu (Berque 1986, p. 148-149, l’auteur souligne).

Dans la combinaison de la consécution et de la projection, que l’on doit à la causalité et à la métaphore – dans cet entrelacs, cette interpénétration du monde intérieur subjectif (ou monde sensible) et du monde extérieur objectif (par opposition au dualisme cartésien qui sépare res

extensa et res cogitans) – figurent ainsi plusieurs temporalités : « temporalité linéaire

(l'enchaînement causal), temporalité bouclée (les rétroactions) et achronisation (la suppression du temps par l'assimilation métaphorique du passé au présent, du possible à l'actuel) » (Berque 1986, p. 154). Métaphore et causalité « ne relèvent pas d'ordres irréductibles, tels que l'esprit d'une part et la matière de l'autre; mais d'un même principe de transformation générale, qu'elles expriment à des échelles de temps différentes » (Berque 1990, p. 38).

Avec la trajectivité, Berque évite l’écueil de l’abolition pure et simple du principe d’identité (la logique aristotélicienne de l’identité du sujet selon laquelle la chose est circonscrite dans les limites de son topos, A ne pouvant être simultanément non-A – il s’agit de la logique de la chose en soi) en lui adjoignant le principe de la métaphore et du symbole, c’est-à-dire la logique de l’identité du prédicat ou du lieu (« basho ») de Nishida Kitarô en vertu de laquelle A devient non- A, puisque « les choses prennent, en relation à l’existence humaine, un sens dont la chôra excède leur emplacement physique » (Berque et al. 1999, p. 49); il s’agit du « déploiement de l’en-tant- que écouménal » (Berque 1998, p. 443). Ainsi, « [l]e point de vue de la médiance ne consiste pas à abolir le principe d'identité, qui fait qu'une chose ne peut en être une autre, sinon

subjectivement » (Berque 1990, p. 38-39), soit sur le mode de la métaphore qui, « transportant les choses en mots, les représente là où elles ne sont pas présentes » (Berque et al. 1999, p. 49), en adéquation avec son étymologie grecque metapherein, soit « porter au-delà », transporter ». La logique de l’identité du prédicat se rapporte au fait que « notre monde est institué par la manière dont nous appréhendons les choses; […] notre corps animal étant le foyer de cette prédication » (Berque 2002, p. 242). Pour illustrer cette logique du prédicat, Berque (1998) donne l’exemple de la pomme et de la Terre, unies par le même prédicat, « être ronde ». Mais comme le souligne Berque, cette logique n’est pas l’apanage du seul domaine du symbolique, puisque la manière dont l’être humain prédique le monde guide celle dont il transforme l’étendue terrestre par la technique (et à l’inverse, l’étendue terrestre travaillée, devenue dès lors un milieu, fait l’objet de nouvelles prédications).

Dans Écoumène : Introduction à l’étude des milieux humains, Berque (2000b) illustre la trajectivité à l’aide de l’exemple du crayon, résumé de la manière suivante : l’astrophysicien définit le crayon par ses propriétés matérielles et le localise dans l’espace, alors que le géographe le manipule pour déterminer qu’il constitue une chose pour écrire. Dans les deux cas, il manque tout ce que cette chose pour écrire implique, soit « le tissu relationnel éco-techno-symbolique nécessaire à l'existence et du crayon, et du géographe » (p. 90-91). Le crayon doit donc être défini dans son topos et sa chôra. Le premier constitue son lieu matériel : un contour et une position dans l’espace. La chôra du crayon, irréductible au topos, est son tissu existentiel, son milieu : d’une part, il y a un système symbolique, immatériel, l’écriture et la parole qu’elle sous-tend. Et il faut ajouter les rapports humains lorsqu’ils s’expriment par le biais de l’écriture. D’autre part, il y a un système technique, matériel, soit en partie naturel et en partie artificiel. Ce système suppose des forêts pour produire le bois des crayons, du carbone pour produire les mines, des papeteries pour le papier, des tables sur lesquelles on écrit, etc. À la technique et au symbolique s’ajoute l’écologique : toutes les opérations ont lieu sur Terre. Tout cela engendre le crayon dont il constitue l’empreinte, mais l’inverse est également vrai : le crayon se présente comme une matrice et engendre en retour l’écriture, les forêts et les gisements de carbone, car sans lui, pas d’écriture ni de forêt en tant que ressource pour fabriquer des crayons ni de carbone en tant que mine de crayon en devenir. En d’autres termes, il « suppose et engendre la réalité où il s'insère »

(Berque 2000b, p. 93, c’est l’auteur qui souligne). Le milieu existentiel dans lequel le crayon s’insère est tout autant un passé et un futur qu’un présent. Comme l’écrit Berque, une

chaîne de transferts matériels par laquelle un bout de sapin scandinave s'est finalement retrouvé crayon sur mon bureau [a eu lieu] D'autre part, ce crayon, je sais déjà que sa mine va s'user, qu'il va raccourcir et finir un jour dans la corbeille, puis dans l'atmosphère via l'incinérateur public, et de là un peu partout sur la terre et au fond des mers ; non sans avoir écrit beaucoup de choses, qui en principe relèveront de la noosphère mais n'en existeront pas moins matériellement sur du papier, ainsi que biologiquement dans les neurones des gens qui les auront lues (p. 93-94).

Voilà en quoi consiste la trajectivité.