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CHAPITRE 2 : UTOPIE NOSTALGIQUE

2.1. DÉFINITION ET ÉVOLUTION SÉMANTIQUE DU TERME « UTOPIE »

2.1.1. L’aspiration utopique

Afin de compléter la périodisation de Funcke, il convient maintenant de décrire l’étape la plus récente de l’évolution sémantique de l’utopie au XXe s. et en ce début de XXIe s. Si les définitions enregistrées par ce dernier coexistent aujourd’hui, c’est aux côtés d’une nouvelle définition qui ne se rapporte plus exclusivement à un produit ou à un projet et en vient à désigner un principe dynamique, l’aspiration utopique (ou eutopique), dont l’utopie littéraire décrite par Funcke constitue une manifestation culturelle contextuelle : l’Occident des Temps modernes. Musso (2013) s’inscrit dans cette évolution sémantique récente lorsqu’il écrit que « l'utopie ne serait que la variante occidentale de l'invariant mythique de toute société » (p. 101) Cette aspiration utopique se trouve en effet au principe de mythes tels que l’Âge d’or, le Pays de Cocagne et l’Arcadie. Elle point même dans certaines œuvres à première vue dysphoriques : dans les œuvres post-catastrophiques et dystopiques des trois dernières décennies. Nous employons le terme aspiration dans son sens courant de « désir d’un dépassement de la condition actuelle » (CNRTL 2012a).

L’utopie comme aspiration émerge dans le champ des études utopologiques (utopian studies), essentiellement anglo-saxon, tributaire de l’ouvrage Le Principe espérance, d’Ernst Bloch (Charles 2010), publié dans sa version originale allemande en trois tomes en 1954, 1955 et 1959 et disponible dans sa traduction anglaise dès 1986. Chez Ernst Bloch, en effet, comme le résume bien Miguel Abensour (cité dans Wahnich 2010),

l’utopie proviendrait d’un foyer ontologique. L’être est pensé à la fois comme processus, inachèvement et tension vers l’achèvement. Ce serait dans le « pas encore être » que l’utopie trouverait sa source et son moteur, comme si l’utopie se constituait dans la tension vers l’achèvement de l’être. L’utopie « état réel de l’inaccomplissement » serait en quelque sorte portée, soulevée par cette tension ontologique entre inachèvement présent et achèvement à venir (para. 7).

L’ontologie blochienne « oppose l’espoir à la faim, confie la formulation de cet espoir au rêve éveillé, opposé au rêve du dormeur, et découvre l'expression du rêve éveillé dans l'utopie » (Cioranescu, p. 260). Le « principe espérance » dont Bloch rend compte serait inhérent à la nature humaine (Levitas 1990). Notons que les implications essentialistes d’une telle conception ne sont pas partagées par les chercheurs des études utopologiques. C’est la raison pour laquelle

nous avons opté pour l’expression « aspiration » et non « propension », définie comme « tendance naturelle » (dans le Petit Robert) ou « force innée » (CNRTL 2012f).

Chez des utopologues tels que Raffaella Baccolini, Ruth Levitas, Tom Moylan, Lyman Tower Sargent et Lucy Sargisson, ou même chez Fredric Jameson, on ne s’intéresse plus à l’utopie comme système clos, mais comme expression, impulsion ou énergie utopique (Jameson 2007 [1992], 2005; Hall 2009; Moylan 2014 [1986]), désir d’une vie meilleure (Levitas 1990), rêve social (Sargent 1994), rêve de bonheur (Drouin-Hans 2013) ou « besoin dirigé vers des horizons radicalement meilleurs » (Suvin 2003, p. 188). Ce principe dynamique est le moteur des utopies littéraires, des plans pour une société idéale, des programmes politiques socialistes et communistes pré-quarantuitards, des utopies pratiquées et des communautés intentionnelles (Sargent 1994), c’est-à-dire leur dénominateur commun.

Certains auteurs réservent le terme « utopie » aux sociétés imaginaires et donnent à celui « d’utopisme » (« utopianism »37) la signification plus large « d’aspiration utopique ». Suvin (2010), par exemple, définit l’utopie (littéraire) comme

la construction verbale d’une communauté quasi-humaine particulière au sein de laquelle les institutions sociopolitiques, les normes et les relations entre les individus sont organisés selon un principe plus proche de la perfection que celui de la communauté de l’auteur, cette construction étant basée sur l’étrangisation [estrangement] qui découle d’une hypothèse historique alternative38 (p. 29, notre traduction).

Alors qu’il définit l’utopisme comme une « orientation vers un horizon fait de relations radicalement meilleures entre les personnes39 » (Suvin 2003, p. 188, notre traduction). On trouve la même distinction chez Sargent (2005, qui voit l’utopie comme « une société imaginaire décrite de manière détaillée et généralement située dans un espace et un temps défini » (p. 9), et l’utopisme comme un « rêve social – les rêves et les cauchemars concernant les manières dont

37 Ici, le terme entendu dans son acception utopologique doit être clairement distingué de son acception courante.

Ainsi, en français comme en anglais, utopisme est dérivé de l’utopie prise comme synonyme d’irréalisme ou de chimère : « Attitude de quelqu'un qui se berce d'utopies, de rêveries chimériques » (Larousse), « impossibly ideal schemes for the amelioration or perfection of social conditions » (Oxford English Dictionary).

38 « the verbal construction of a particular quasi-human community where sociopolitical institutions, norms, and

individual relationships are organized according to a more perfect principle than in the author's community, this construction being based on estrangement arising out of an alternative historical hypothesis » (Suvin 2010, p. 29).

les groupes de personnes ordonnent leur vie – et qui envisage généralement une société radicalement différente de celle dans laquelle vivent les rêveurs40»(p. 3, notre traduction).

Dans le monde francophone, Ruyer (1950) distingue le mode utopique et l’utopie. Le second terme se rapporte à l’utopie comme genre littéraire alors que le premier rend compte d’un exercice de réflexion à partir duquel émergent les possibles. La méthode utopique de Cioranescu (1972) rejoint ce mode utopique, lui qui s’appuie sur le philosophe Lalande (1926) et sa définition de l’utopie comme extrapolation, soit comme « [p]rocédé qui consiste à représenter un état de choses fictif comme réalisé d’une manière concrète […] afin de juger des conséquences qu’il implique » (p. 1180). La méthode utopique se trouve au principe des utopies littéraires. Elle procède de la sorte : « Une base de départ est choisie, qui est normalement une hypothèse plau- sible; à partir de là on édifie un système logique, une forteresse de déductions qui devrait être inexpugnable et dont la cohérence et la pertinence doivent emporter la conviction » (Cioranescu 1972, p. 25). L’exercice conjoint ici la méthode hypothético-déductive et la rhétorique. Dans tous les cas, l’utopie apparaît moins, dans la tradition utopologique française, et par opposition à la tradition anglo-saxonne, comme une aspiration utopique que comme un exercice d’extrapolation.