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CHAPITRE 2 : UTOPIE NOSTALGIQUE

2.4. L’UTOPIE ET L’UCHRONIE

Selon Goblot (2001), l’utopie deviendrait « uchronie » à partir de la fin du XVIIIe s., alors que les découvertes de James Cook ne laissaient plus assez de terres inexplorées pour que l’existence d’un pays imaginaire encore non découvert ne soit vraisemblable. Aussi, « au dépaysement dans l’espace succède le dépaysement dans le temps […] L’utopie passe d’un nulle part à un pas

encore et cesse d’être irrémédiablement dissocié du réel, puisque sa réalisation est figurée comme

une promesse de l’avenir » (p. 21). C’est le cas d’un roman tel que L’An 2440, de Louis- Sébastien Mercier (1770), première uchronie selon Goblot. Munier (2013) préfère le terme « anticipation » à « uchronie » lorsque les utopies sont sises dans le futur, dans la mesure où « les récits concernés projettent la société idéale dans un futur bien déterminé et non un autre temps » (p. 120). La précision apportée par Munier souligne le flou définitionnel dont souffre l’uchronie. Le terme uchronie, du privatif grec οὐ et de χρόνος, « temps », soit « en aucun temps », est forgé à partir de celui « d’utopie ». Trois principales définitions s’y rattachent, que nous présenterons par ordre de spécification. La première désigne l’uchronie comme une « [é]poque fictive; évocation imaginaire dans le temps » (CNRTL 2012g). Cette définition inclut toute œuvre de fiction dont l’intrigue ne se déroule pas dans le présent de l’auteur, soit la majeure partie de la production fictionnelle de l’humanité, tous médias confondus, de sorte qu’elle ne nous semble pas pertinente ici.

La seconde définition désigne l’uchronie comme une utopie tournée vers l’avenir. C’est ainsi que Goblot (2001) et Trousson (2005) l’envisagent lorsqu’ils rendent compte d’œuvres telles que

L’An 2440. Ces utopies témoignent d’une évolution de l’utopie littéraire après celles des Temps

modernes (produites par More, Rabelais, Campanella, Bacon, etc.), qui existaient dans un ailleurs contemporain de leur auteur. Tenant compte des réserves formulées par Munier (2013), nous qualifierons ces uchronies d’utopies prospectives, afin d’éviter toute confusion avec l’uchronie comme histoire contrefactuelle, définie ci-dessous.

La troisième définition est à la fois la plus spécifique et la plus ancienne. Il s’agit de celle proposée, notamment, par le Larousse, soit une « utopie appliquée à l’histoire; histoire refaite logiquement telle qu'elle aurait pu être ». Le terme est employé pour la première fois en 1876 par le philosophe Charles Renouvier dans son ouvrage Uchronie (l’utopie dans l’histoire) : Esquisse

historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n'a pas été, tel qu’il aurait pu être. Dans ce contexte, l’uchronie devient synonyme « d’histoire contrefactuelle »,

dans la mesure où elle propose une réflexion sur les potentialités non actualisées de l’Histoire. L’ouvrage de Renouvier a pour point de départ la Rome antique. Il décrit sur mille ans l’histoire européenne telle qu’elle se serait déroulée si Avidius Cassius avait succédé à l’empereur Marc-Aurèle plutôt que Commode et s’il avait banni les chrétiens hors de l’empire romain. Cette définition correspond à celle de Régis Messac, qui en fait une « Terre inconnue, située à côté ou en dehors du temps, découverte par le philosophe Renouvier, et où sont relégués, comme des vieilles lunes, les événements qui auraient pu arriver, mais ne sont pas arrivés » (cité dans Ethuin 2011, para. 5). Elle décrit d’abord un exercice historiographique remontant à aussi loin que Tite-Live et à son Histoire de Rome depuis sa fondation, alors qu’il y évoque les conséquences des conquêtes d’Alexandre le Grand si ce dernier avait tourné ses projets de conquêtes vers l’Occident plutôt que vers l’Orient (Henriet 2004). Les exercices mentaux de Tite- Live et de Renouvier attirent l’attention sur un principe fondamental de l’uchronie, soit qu’elle se « définit essentiellement en fonction d’une bifurcation historique » (Baurin 2012, p. 46), découlant « obligatoirement d'un événement fondateur, d'une altération de l'Histoire » (Henriet 2004, p. 39). L’idée d’un changement du cours de l’Histoire sous-tend également la définition de

Stableford, Wolfe et Langford (2015)48 : « un compte rendu de la Terre (étendu parfois à l’exploration du système solaire) telle qu’elle pourrait être devenue à la suite d’une altération hypothétique de l’histoire49 » (para. 1, notre traduction). Selon Baurin (2012), l’uchronie ne s’institue en genre littéraire qu’au XXe s. et se situe « à la croisée du discours historiographique et de l’œuvre romanesque » (p. 46).

Suivant cette définition, que nous retiendrons, l’uchronie relève d’une sorte de « paraspective » historique (du grec παρά, « à côté de », et du latin specere « regarder ») comme l’utopie relève d’une paraspective sociale. Il s’agit d’un jeu de l’esprit portant sur les potentialités non actualisées de l’Histoire comparable à celui auquel se prête l’utopiste lorsqu’il projette mentalement des « possibles latéraux à la réalité » (Ruyer 1950, p. 9). En ce sens, utopie et uchronie sont parentes. Elles le sont plus encore lorsqu’elles partagent une même conception du temps caractérisé par l’indétermination et l’ouverture, par opposition à une vision finaliste de l’Histoire50. Qui plus est, conformément à cette conception du temps qu’elles promeuvent, l’uchronie et l’utopie (du moins lorsque cette dernière n’adhère pas à une vision téléologique de l’Histoire comme accomplissement du Progrès) revêtent une dimension critique, dans la mesure où elles évitent tout fatalisme en faveur de la contingence. L’utopie invente des options pour le présent et l’uchronie, en proposant une histoire alternative, affirme implicitement qu’aucun choix politique ni aucun modèle d’organisation de la société n’est inévitable.

Une uchronie peut donner lieu à des euchronies* comme à des dyschronies*, au même titre qu’il existe des utopies vues comme eutopies ou comme dystopies. Henriet (2004) qualifie la dyschronie « d’uchronie optimiste51 », dans la mesure où elle fait paraître l’époque de l’auteur et

48 La définition se rapporte au genre de « l’alternate history », équivalent, en français, « d’histoire contrefactuelle »,

mais les auteurs proposent également comme synonymes « uchronia » et « alternative history ».

49 « an account of Earth (sometimes extending to exploration of solar-system space) as it might have become in

consequence of some hypothetical alteration in history » (Stableford, Wolfe et Langford 2015, para. 1).

50 La dystopie s’accorde plus volontiers avec cette vision du temps dans la mesure où, en avertissant le lecteur des

dérives potentielles de la conjoncture actuelle, elle suggère implicitement que des décisions peuvent être prises pour qu’advienne un futur plus radieux. L’eutopie, quant à elle, lorsqu’elle se présente comme anticipation, s’inscrit quelques fois dans une perspective téléologique du temps : l’Histoire conduisant l’humanité sur la voie du Progrès, l’euchronie se présente comme un aboutissement logique et une rétrogression paraît inenvisageable. Notons que cette vision téléologique sous-tend essentiellement les utopies techno-optimistes du XIXe s.

du lecteur52 comme plus clémente que celle qu’elle propose. Il qualifie l’euchronie « d’uchronie pessimiste » lorsque l’époque dépeinte se veut plus douce que la nôtre. Aristopia: A Romance-

History of the New World (1895), de Castello N. Holford, oeuvre généralement considérée

comme la première uchronie de langue anglaise, constitue un exemple d’euchronie (uchronie pessimiste). La cité idéale d’Aristopia (ἄριστος, « le meilleur » : le meilleur lieu) est érigée pour le bien de tous en Virginie sur les bases de l’Utopia de More lorsqu’un des fondateurs de la colonie, Ralph Morton, trouve une quantité fabuleuse d’or (point de divergence historique). Une histoire alternative des États-Unis (qui occupe l’Amérique du Nord entière, à l’exception du sud du Mexique) est contée en suivant ces nouvelles prémisses. The Man in the High Castle (1962), de Philip K. Dick, dépeint quant à lui des États-Unis dyschroniques, situés dix ans après que les forces de l’Axe aient remporté la Seconde Guerre mondiale et se soient partagé le pays.