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2. CHAPITRE II : Le pacte testimonial

2.4 Enjeux contractuels du témoignage

2.4.2 Vraisemblance et mimésis

L‟idée de la reconstitution de l‟expérience à travers le texte ainsi que les compétences et les attentes du lecteur à cet égard nous amènent à deux autres enjeux courants dans le récit : la vraisemblance et la mimésis. Bien que ces deux enjeux soient usuels dans toute production littéraire narrative, ils sont mobilisés dans le témoignage avec une intensité différente, car le récit raconte des événements réels. Le passage obligé par ces notions remonte à leur rapport avec le témoignage. Ces notions sont beaucoup plus liées à la fiction qu‟au témoignage, mais elles viennent changer, comme nous le verrons, la dynamique testimoniale en tant que récit factuel qui rapporte des faits objectifs. Le témoignage pose la question du vrai et en même temps celle du vraisemblable. Il y a différents types de vraisemblance, mais ils affectent tous la crédibilité du récit, la fidélité du témoignage et la perception des événements racontés. On parle de vraisemblance lorsque les frontières fiction-réel sont difficiles à tracer. Mais qu‟est-ce que la vraisemblance ? La vraisemblance renvoie à ce qui peut être conçu comme probable dans l‟ordre du réel. La question de la vraisemblance a déjà été abordée dans le rapport général du témoin et du lecteur avec la Shoah sous forme d‟une invraisemblance liée à un refus d‟accepter la réalité épouvantable de la Shoah. C‟est cette acceptation de la notion de vraisemblable, celui de l‟invraisemblable qui s‟appuie sur l‟indicible associé au corpus, qui est dominante dans le contexte concentrationnaire. Toutefois, dans la présente étude sur le pacte testimonial, il faut plutôt saisir l‟acceptation de vraisemblable qui est liée à la conformité des témoignages à l‟égard des attentes génériques de cette pratique littéraire. Une des définitions remonte à la doctrine classique qui la décrit comme « le possible ». Essentiellement, la vraisemblance est l‟idée que l‟on se fait du réel et dépend des conventions sociales (bienséance) et des normes esthétiques en vigueur dans une société donnée199. Récemment, un état de la question historique et théorique de la notion de vraisemblance a été établi par Andrée

Mercier200. Cet état de la question fait le parcours des différentes acceptions de la notion de vraisemblance au cours des siècles et présente les enjeux principaux liés à cette notion. Le concept de vraisemblance appelle forcément la Poétique d‟Aristote : « Il est évident que l‟œuvre du poète n‟est pas de dire ce qui est arrivé, mais ce qui aurait pu arriver, ce qui était possible selon la nécessité ou la vraisemblance201. » L‟époque classique s‟efforce de distinguer le vrai du vraisemblable et met en valeur la supériorité de la vraisemblance. Cette supériorité de la vraisemblance repose sur l‟organisation logique des événements du récit créé par la mise en intrigue : « Le poète doit ordonner les événements et les placer dans un rapport de causalité qui permet ainsi de quitter le singulier et le contingent pour atteindre une représentation du réel plus générale, unifiée et signifiante202. » Depuis la

Poétique, la notion de vraisemblance s‟est vue transformée au cours de l‟histoire littéraire

et reste encore aujourd‟hui un sujet de grand intérêt. La vraisemblance adhère à la réalité, à la conception que l‟on se fait de la réalité, même si ce que l‟auteur exprime ou ce qu‟il représente n‟est pas vrai. Andrée Mercier rappelle la dimension pragmatique de la vraisemblance, dont la fonction principale est de rendre le récit crédible. Un texte vraisemblable serait un texte crédible, mais un texte vraisemblable n‟est pas nécessairement un texte vrai. Ainsi, le lecteur est porté à croire à la référentialité des énoncés à cause du degré de possibilité et de véracité du discours. Greimas affirme que le vraisemblable s‟intègre à cette interrogation sur la véracité du discours :

Le discours est ce lieu fragile où s‟inscrivent et se lisent la vérité et la fausseté, le mensonge et le secret ; ces modes de véridiction résultent de la double contribution de l‟énonciateur et de l‟énonciataire, ses différentes positions ne se fixent que sous la forme d‟un équilibre plus ou moins stable provenant d‟un accord implicite entre les deux actants de la structure de la communication. C‟est cette entente tacite qui est désignée du nom contrat de véridiction203.

Une adhésion à la réalité de la part du lecteur est une adhésion consentie, c‟est-à-dire que le lecteur approuve la vraisemblance, la possibilité de ce qui est dit. Le vraisemblable représente la Shoah différemment que la simple attestation de la vérité. Perelman et Olbrechts-Tyteca soutiennent que la vraisemblance ne sert pas à démontrer la vérité d‟une

200 Andrée Mercier, « La vraisemblance : état de la question historique et théorique », dans Temps zéro, n° 2,

2009, [en ligne]. http://tempszero.contemporain.info/document393, [Texte consulté le 9 septembre (2012)].

201 Aristote, Poétique, Paris, Éditions des Belles Lettres, 1990, p. 1451a.

202 Andrée Mercier, « La vraisemblance : état de la question historique et théorique », op. cit. 203 Algirdas Julien Greimas, Du sens II, op. cit., p. 105.

proposition, mais plutôt à convaincre ou à susciter l‟adhésion204. La vraisemblance est une modalité d‟adhésion qui consiste à persuader le lecteur à croire à ce qui est raconté. D‟ailleurs, Fiona McIntosh offre une définition plus récente de la vraisemblance, fondée sur la perspective du lecteur : « est vraisemblable tout ce qui ne heurte pas le lecteur, qui ne perturbe pas son sens de la mesure ou du possible205. » Son article porte sur l‟étude de la dissonance, élément perturbateur de la fidélité au réel. Pour elle, la vraisemblance serait l‟absence de dissonance, ou bien un récit « tranquille » sans dissonances. La vraisemblance augmente la lisibilité de l‟œuvre et permet de garantir la cohérence du sens. De la sorte, l‟irruption d‟éléments invraisemblables serait perturbatrice. Le manque de clarté peut agacer le lecteur ou entraver sa compréhension. Il est donc possible de parler d‟une rupture du contrat lorsque le lecteur est confronté à l‟invraisemblable. Andrée Mercier distingue quatre types de vraisemblance : générique, empirique, pragmatique et diégétique. La vraisemblance générique renvoie aux règles de vraisemblance propres au genre et conditionne les attentes et les règles de recevabilité du lecteur206. Chaque genre a ses propres codes de vraisemblance, et donc il y aurait un vraisemblable propre au témoignage des camps. Il est alors possible de parler d‟une rupture du contrat lorsque le lecteur est confronté au possible invraisemblable d'un récit qui ne respecterait pas les « codes » de la littérature des camps. Dans cette littérature, l‟invraisemblable pourrait être lié au contenu thématique, voire aux événements de la Shoah en tant que tels, ou il pourrait concerner une attitude du narrateur, un discours, un ton inhabituel, etc. Cette dernière sorte de manifestation de l‟invraisemblable chez le narrateur semble être a priori le cas de l‟œuvre de Kertész, Être sans destin. La vraisemblance empirique concerne plutôt les règles en vigueur dans la société : « La vraisemblance empirique concerne précisément cette conformité de l‟univers représenté à l‟expérience commune, expérience qui inclut tout autant des connaissances, des faits attestés, que des opinions ou des représentations et qu‟on ne saurait donc réduire aux lois physiques et aux données historiques207. » Le témoignage doit correspondre à l'expérience commune de la Shoah Ŕ expérience qui doit se

204 Chaim Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Bruxelles, Éditions de l‟Université

de Bruxelle (6e édition), 2008.

205 Fiona F. McIntosh, « Vraisemblance et dissonance : une rupture de contrat ? Essai critique sur

l‟associationnisme des Lumières », Revue de littérature comparée, vol. III, no 319 (2006), p. 273. 206 Andrée Mercier, « La vraisemblance : état de la question historique et théorique », op. cit. 207 Id.

présenter comme atroce et invraisemblable, même si le lecteur ne connaît pas en détail cette expérience. Dans le cadre de la Shoah, ce type de vraisemblance peut être questionné parce que les événements racontés dans un récit de témoignage, particulièrement ceux qui font partie de l‟expérience des camps, ne sont pas toujours transmis de la manière la plus transparente. Ensuite, « [l]a vraisemblance pragmatique renvoie quant à elle à la performance narrative, c‟est-à-dire à la crédibilité du narrateur et de la situation énonciative208. » Ce type de vraisemblance étudié par Cécile Cavillac met en évidence le fait que la possibilité du discours narratif est aussi importante que la possibilité des événements représentés. Les premiers témoignages de la Shoah projettent cette crédibilité énonciative. Ces témoignages, écrits par les témoins, mettent en récit un acte de discours testimonial très spécifique. Le discours testimonial est vraisemblable lorsqu‟il possède des caractéristiques propres à la situation énonciative du témoignage : la narration à la première personne, témoignage écrit par le témoin, discours véridique, etc. Bien que plusieurs témoignages de la Shoah exploitent cette position énonciative très commune du récit des camps, le discours testimonial ne se limite pas à une position énonciative particulière dans le témoignage génocidaire. En fait, le discours testimonial peut se présenter différemment dans les œuvres testimoniales de la Shoah, et cela devient encore plus évident avec les pratiques testimoniales fictionnelles. Par contre, la vraisemblance diégétique s‟appuie « sur l‟utilisation d‟un plan chronologique et/ou thématique et sur des récurrences syntaxiques et sémantiques. Ainsi les trois étapes chronologiques de l‟expérience concentrationnaire, à savoir l‟arrivée, le séjour et la libération, forment-elles la base narrative de la majorité des récits209. » La vraisemblance diégétique décrit un récit qui respecterait les codes thématiques de la littérature des camps et la diégèse commune des récits de témoignage. La

nuit d‟Élie Wiesel, L’espèce humaine de Robert Antelme, L’univers concentrationnaire de

David Rousset et Le grand voyage de Jorge Semprun constituent des exemples de récits qui font preuve de vraisemblance diégétique.

La vraisemblance permet l‟établissement d‟un contrat de lecture parce qu‟elle augmente la crédibilité et la fidélité du récit. Le vraisemblable serait un critère d‟évaluation de la conformité des témoignages à l‟égard des attentes. S‟il y a vraisemblance dans le

208 Id.

209 Fransiska Louwagie, « Une poche interne plus grande que le tout », Pour une approche générique du

récit, il y a par conséquent adhésion du lecteur face aux événements racontés. La distinction entre vrai et vraisemblable devient capitale afin de comprendre l‟importance et la supériorité du vraisemblable dans le témoignage. Le vraisemblable rend une représentation de la réalité qui est plus générale, globale et complète. La référentialité des énoncés est liée à cette vraisemblance du récit de témoignage rendue par les modalités narratives et énonciatives. Le vraisemblable, par rapport au vrai, ne s‟appuie pas sur le rapport des faits objectifs dans le témoignage. Elle rend la réalité de la Shoah de manière indirecte par des procédés poétiques et littéraires. Avec les pratiques fictionnelles du témoignage, les codes de la littérature des camps ont changé, de même que les attentes génériques de cette pratique. Le vraisemblable dans la littérature de la Shoah se modifie avec l‟évolution de la pratique testimoniale, mais reste quand même d‟une importance fondamentale pour évaluer la fidélité au réel.

Les rapports entre la littérature et la réalité nous confrontent également à un autre enjeu courant du texte narratif qui devient encore plus dominant dans le témoignage. L‟activité mimétique de l‟écrivain dans le cadre de la littérature de la Shoah repose sur la représentation de l‟expérience génocidaire par la littérature. Le concept de la mimésis, issu de l‟Antiquité, désigne la représentation du réel que produit une œuvre d‟art. Platon, un des premiers à avoir utilisé la notion de mimésis, envisage l‟art comme une imitation du réel. Dans la République, la mimésis ou l‟art de l‟imitation s‟éloigne en effet du vrai210 parce que l‟imitation est une copie du monde réel. L‟intérêt d‟Aristote pour la représentation l‟amène à définir ce concept en lien avec le principe de l‟illusion : ce qui est représenté doit être semblable au vrai (vrai-semblable). Le domaine de la mimésis est donc celui du possible, non du monde réel211. Selon Aristote « Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible, mais n‟entraîne pas la conviction212. » Cette manière d‟envisager la représentation du réel par la vraisemblance se base sur la croyance du lecteur. Antoine Compagnon signale, dans Le démon de la théorie, que « [l]a seule façon désormais acceptable de poser la question des rapports de la littérature et de la réalité est de formuler en termes d‟"illusion référentielle", ou, suivant l‟expression de Barthes qui fait

210 Platon, La République, Paris, Flammarion, 2002, p. 486. 211 Aristote, Poétique, op. cit., p. 43.

fortune, "un effet de réel"213. » D‟après Compagnon, « La référence n‟a pas de réalité : ce qu‟on appelle le réel n‟est qu‟un code. Le but de la mimésis n‟est plus de produire une illusion du monde réel, mais une illusion de discours vrai sur le monde réel214. » C‟est cette « illusion de discours vrai » qui permet de comprendre la position du texte Être sans destin comme un roman prenant la posture du témoignage, voire la posture d‟un discours vrai. Pour dire l‟expérience indicible, pour la transmettre aux autres, Kertész a voulu mettre en récit un discours authentique. Pour lui, la littérature ne va pas représenter les faits réels, mais simuler un discours authentique sur ces faits. Il vaut certainement la peine de remarquer que l‟un des objectifs de la plupart des témoignages des camps est de représenter une réalité vécue et reproduire cette réalité par écrit. Les récits de la Shoah se veulent la transcription du savoir de cet événement historique dans le texte et créent l‟illusion d‟un monde réel. Il semble que le but du roman de Kertész n‟est pas de produire une imitation de la réalité, mais une mimésis du discours vrai. Le roman présente une position discursive propre au témoignage qui influe sur sa crédibilité en tant que récit. Ce n‟est pas le simple rapport des événements des camps qui est visé dans ce texte, mais la mise en récit d‟un type discursif permettant d‟établir un pacte testimonial.

L‟activité mimétique de l‟écrivain en représentant la Shoah met en évidence l‟idée de la littérature et sa tension avec le principe même du témoignage. Ce qui est représenté par l‟œuvre d‟art n‟est pas uniquement vraisemblable ou possible, mais une expérience réelle. Le geste littéraire introduit dans le témoignage une subjectivité et une expression poétique qui déplacent la description objective de faits et d‟événements avérés. En effet, c‟est cette dimension littéraire qui aide à mieux définir le pacte testimonial en littérature. Les procédés et les modalités littéraires comme la vraisemblance et la mimésis viennent changer la dynamique testimoniale comprise comme rapport objectif de faits réels. La dynamique testimoniale ainsi que le pacte qui lui est lié sont modifiés par cette modalité de discours qui déplace la littéralité des faits pour favoriser une approche discursive plus poétique et littéraire.

213 Antoine Compagnon, Le démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, p. 116. 214 Id.

Conclusion du deuxième chapitre

Cette étape théorique nous a permis de situer le pacte testimonial par rapport aux autres pactes de lecture et de comprendre son fonctionnement et sa dynamique dans la littérature de la Shoah. En identifiant les caractéristiques du pacte testimonial, nous pouvons conclure que le pacte qui sous-tend le récit de témoignage présente beaucoup de similitudes avec le pacte autobiographique, mais il possède également des qualités propres. L‟idée du pacte testimonial défini au sens strict est modifiée avec la diversification de la pratique testimoniale. Le renouvellement de la pratique testimoniale par les propriétés fictionnelles illustre encore davantage la qualité unique du pacte testimonial, à savoir son caractère mi-autobiographique et mi-romanesque.

Le témoignage (en tant que discours ou acte de langage) s‟affirme à travers sa performance ou bien par le fait de réaliser l‟acte de témoigner dans l‟œuvre. Le pacte testimonial est un discours testimonial ou un acte de langage portant sur l‟expérience de l‟individu. Ce pacte n‟est pas une déclaration ou une affirmation d‟un engagement de vérité ni nécessairement l‟affirmation d‟un rapport d‟identité. Il se décrit par une posture véridique du discours du témoin à partir de son expérience testimoniale. L‟identification du pacte testimonial ne repose donc pas sur un élément totalement explicite et irréversible. D‟ailleurs, le pacte testimonial ne semble pas se limiter aux seuls récits de témoignage sur les camps nazis : il semble comprendre également les romans écrits par les survivants des camps. L‟analyse des œuvres de Wiesel et de Kertész a illustré que le témoignage ne doit pas toujours valider un pacte de vérité. De fait, nous constatons que le pacte testimonial peut s‟affirmer même dans un récit fictionnel où cette identité entre auteur et personnage est refusée. Nombreux sont les récits de témoignage qui n‟affirment pas explicitement cette identité de l‟auteur dans le texte. En fait, l‟ambiguïté identitaire semble être un trait particulier du témoignage des camps, particulièrement dans les témoignages fictionnels. Il est donc possible de conclure qu‟il y a une cohabitation d‟une authenticité testimoniale et d‟une impulsion fictionnelle dans les récits de témoignage portant sur la Shoah. Le pacte testimonial et le pacte romanesque ne se posent pas sèchement l‟un contre l‟autre mais cohabitent à travers des modalités variées.

Enfin, avec la diversification de la pratique testimoniale, nous observons la rencontre potentielle entre fiction et réel dans le pacte testimonial. Bien que ce deuxième chapitre nous ait permis de comprendre et de définir le pacte testimonial, cette complicité entre la fiction et le témoignage est loin d‟être claire. Donc, afin de mieux circonscrire le lien entre le témoignage et la fiction, le chapitre suivant tentera de décrire le rapport entre fiction et témoignage.