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Entre fiction et témoignage : les enjeux théoriques de la pratique testimoniale et la présence du doute dans les récits de la Shoah d'Elie Wiesel et d'Imre Kertész

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Entre fiction et témoignage : les enjeux théoriques de la

pratique testimoniale et la présence du doute dans les récits

de la Shoah d’Elie Wiesel et d’Imre Kertész

Thèse

Maria Cotroneo

Doctorat en études littéraires

Philosophiae Doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

La présente thèse vise à revisiter la question de l‟indicible et à explorer davantage le lien assez problématique entre fiction et témoignage dans la littérature de la Shoah. À travers l‟analyse principale des œuvres d‟Elie Wiesel, La nuit et Le crépuscule, au loin, et l‟analyse des œuvres d‟Imre Kertész, Être sans destin et Le chercheur de traces, nous tenterons d‟arriver à une définition renouvelée du témoignage littéraire et de l‟attestation testimoniale qui comprend le factuel ainsi que le fictionnel. D‟ailleurs, notre propos dans cette thèse est de montrer, contrairement à l‟idée commune de l‟indicible, la manière dont l‟expérience de la Shoah se dit à travers la littérature. Ces écrivains ne communiquent pas l‟événement de la manière la plus transparente et directe possible, mais se servent de différentes stratégies narratives afin de transmettre l‟expérience de la Shoah. Les œuvres de Wiesel et de Kertész font preuve d‟un discours hésitant et incertain qui illustre un doute dans la perception du réel de la Shoah décrite par le narrateur.

Ce travail a donc pour but d‟explorer les modalités de fragilisation du rapport véridictoire du témoignage et d‟offrir, à travers l‟analyse des œuvres à l‟étude, des exemples particuliers de cette distance du témoignage par rapport à la vérité historique. Le doute sera l‟exemple le plus avancé de la question de la vérité dans le témoignage qui se déplace de la vérité historique vers une vérité testimoniale. Nous verrons avec l‟analyse du doute que les textes à l‟étude de Wiesel et de Kertész constituent moins un témoignage de la réalité vécue qu‟un témoignage du doute de la réalité perçue.

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ABSTRACT

This thesis revisits the debates concerning the unspeakable and explores the problematic relation between fiction and testimony in Holocaust Literature. The literary analysis of the works written by Elie Wiesel, La nuit and Le crépuscule, au loin, and by Imre Kertész, Être sans destin and Le chercheur de traces, brings to light a renewed definition of literary testimony and of bearing witness which includes factual and fictional elements. Furthermore, the main purpose of this thesis is to demonstrate that the horrific experiences of the Holocaust can in fact be effectively transmitted and brought to life through literature, contrary to common notion of the unspeakable. These writers do not speak of the Holocaust in the most transparent and direct way, rather different narrative strategies to represent the Holocaust are put to use. The narrative works of Wiesel and Kertész reveal a hesitation and an uncertainty that illustrates the presence of doubt related to the perceived reality of the Holocaust.

The objective of this study is to explore the different ways in which the rapport between testimony and truth are weakened and to provide specific examples to demonstrate the distance of testimony from truth. Doubt is seen as the most prominent example in revealing how the obligation of truth in testimony is fading. This analysis of doubt will illustrate how these narratives are much less testimonies of the lived reality rather testimonies expressing doubt of the perceived reality.

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AVANT-PROPOS

Il y a plusieurs personnes que j‟aimerais remercier : elles ont contribué énormément, d‟une manière ou d‟une autre, à l'élaboration de cette thèse ainsi qu‟à ma réussite dans mes études universitaires.

Je tiens tout d‟abord à adresser mes plus vifs remerciements à mon directeur de thèse, René Audet, qui m‟a guidée, conseillée, encouragée et motivée, malgré plusieurs moments de difficultés rencontrés pendant mon parcours doctoral, et malgré la distance géographique qui rend la direction plus compliquée. Je le remercie également de m‟avoir fait confiance dans mes aptitudes à apprendre et à améliorer ma connaissance du français, ma troisième langue, langue avec laquelle j‟ai rédigé ma thèse.

Mes remerciements vont également à Andrée Mercier et à Anne-Martine Parent pour leurs remarques et suggestions lors de l‟examen de synthèse. Je remercie également Emilia Deffis, Olga-Hél Bongo et Johanne Villeneuve pour l‟honneur qu‟elles m‟ont fait en acceptant de participer à mon jury de thèse. Je souhaite exprimer ma gratitude particulière à Olga-Hél Bongo, ma prélectrice, pour sa lecture critique et ses commentaires, qui m‟ont permis d‟améliorer la qualité de ma thèse.

La réalisation de cette thèse a été rendue possible grâce au financement octroyé par le CRSH. Je remercie cet organisme boursier pour le support financier qu‟il m‟a apporté durant les trois premières années de mes études doctorales.

Un grand merci à ma famille et à mes amis, qui m‟ont encouragée, motivée et soutenue pendant ce long parcours. Particulièrement, je remercie ma belle-sœur Natalie pour son support et son encouragement continuels.

Merci à mon père, celui qui n‟a jamais cessé de croire en moi, mes aptitudes et ma détermination à accomplir un projet aussi grand. Je le remercie pour son amour infaillible et sa grande patience.

Je remercie mon mari, surtout pour son appui moral et émotionnel. Sans son appui incessant, sa patience assidue et son amour infini, cette thèse n‟aurait pas été possible.

Enfin, je remercie mon petit ange Sienna qui, indirectement, m‟a motivée à terminer cette thèse.

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Tables des matières

RÉSUMÉ ... iii

ABSTRACT ... v

AVANT-PROPOS ... vii

Tables des matières ... ix

Table des abréviations ... xiii

INTRODUCTION. Dire l’expérience de la Shoah ... 1

PRÉSENTATION DU SUJET ... 1

PRÉSENTATION DU CORPUS ... 5

PRÉSENTATION DES ENJEUX THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES .. 9

PRÉSENTATION DES ENJEUX ÉTHIQUES ET PHILOSOPHIQUES ... 15

PLAN DE LA THÈSE ... 26

1. CHAPITRE I : Discours et pratique du témoignage ... 29

1.1 Définir le discours testimonial ... 30

1.2 Définir le témoignage littéraire de la Shoah ... 33

1.3 Historique et définition du genre testimonial ... 37

1.4 Définir le genre testimonial de la Shoah ... 40

1.4.1 Paramètres thématiques ... 40

1.4.2 Formes variées du témoignage ... 45

1.4.3 Posture narratoriale ... 49

1.4.4 Rapport avec la référentialité ... 51

1.4.5 Doute ... 52

1.5 La valeur du témoignage littéraire ... 53

1.5.1 La valeur du témoin et la vérité testimoniale ... 53

1.5.2 Du témoignage judiciaire au témoignage littéraire ... 56

1.5.3 Vers un nouveau modèle testimonial en littérature ... 59

1.6 Désir de transmission ... 60

2. CHAPITRE II : Le pacte testimonial ... 65

2.1 Définir le pacte autobiographique ... 66

2.2.1 Indices du pacte autobiographique ... 70

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2.2.1 Indices du pacte romanesque ... 73

2.2.2 Analyse paratextuelle des romans post concentrationnaires ... 75

2.3 Définir le pacte testimonial ... 77

2.3.1 Spécificités du pacte testimonial ... 80

2.3.2 Analyse contractuelle des récits concentrationnaires ... 85

2.3.3 Les attentes du lecteur à l’égard du témoignage ... 100

2.3.4 Les effets du témoignage sur le lecteur ... 102

2.4 Enjeux contractuels du témoignage ... 107

2.4.1 Authenticité, ressemblance et référentialité ... 107

2.4.2 Vraisemblance et mimésis ... 112

3. CHAPITRE III : Témoignage et fiction ... 121

3.1 Pour une définition de la fiction ... 122

3.2 Fiction et témoignage ... 127

3.3 La fiction dans le témoignage littéraire ... 135

3.4 La fiction dans la fiction testimoniale ... 139

3.5 La fiction dans les romans de postcaptivité ... 146

4. CHAPITRE IV : ... 153

Poétique de la narration testimoniale dans la littérature de la Shoah .. 153

4.1 Récits concentrationnaires ... 154

4.1.1 La nuit d’Elie Wiesel ... 155

4.1.2 Être sans destin d’Imre Kertész ... 164

4.2 Récits de postcaptivité ... 169

4.2.1 Le chercheur de traces d’Imre Kertész ... 170

4.2.2 Le crépuscule, au loin d’Elie Wiesel ... 180

5. CHAPITRE V : La question du doute ... 191

5.1.1 Définir le doute dans la littérature de la Shoah ... 192

5.1.2 Origine et objet du doute ... 195

5.1.3 Vérité et réalité ... 198

5.1.4 L’indicible et le doute ... 201

5.1.5 Le rapport entre fiction et doute ... 202

5.2 Stratégies rhétoriques de mise à distance de la réalité de la Shoah ... 203

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La naïveté ... 203 La folie ... 208 Le rêve ... 215 L’enquête ... 218 5.2.2 Stratégies discursives ... 227 L’ironie ... 227

La modulation du discours dubitatif ... 235

La modulation d’un discours testimonial infini ... 240

La question ... 244

Les silences du discours testimonial ... 248

5.3 Enjeux et implications du doute ... 250

5.3.1 Transmission du doute à travers la fiction ... 250

5.3.2 Implications du doute ... 255

Conclusion générale ... 261

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Table des abréviations

La nuit d‟Élie Wiesel N

Le crépuscule, au loin d‟Élie Wiesel CAL Être sans destin d‟Imre Kertész ÊSD Le chercheur de traces d‟Imre Kertész CT

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INTRODUCTION. Dire l’expérience de la Shoah

PRÉSENTATION DU SUJET

Plus de soixante ans se sont écoulés depuis l‟événement génocidaire juif qui a marqué l‟histoire du XXe siècle. Depuis la fin de la guerre et la libération des déportés, beaucoup d‟encre a coulé au sujet de la Shoah et de son impact sur des individus, des sociétés et, enfin, sur le monde entier. Un grand nombre de survivants ont passé le reste de leur vie à témoigner de ce qu‟ils avaient vécu ; d‟autres ont choisi la voie du silence. La profusion des récits de témoignage après la libération a donné lieu à une nouvelle littérature, une littérature qui témoigne de l‟atrocité et qui entraîne avec elle ses propres conventions formelles et esthétiques. En effet, dans son étude consacrée à l‟héritage historique de la Deuxième Guerre mondiale, Georges Bensoussan souligne qu'« entre l'été 1945 et la fin de l'année 1948, 114 ouvrages de témoignages sont publiés en France, sur la déportation, dont 71 pour les seules années 1945 et 19461. » Mais cette nouvelle littérature a suscité beaucoup de controverses et tout un réseau de problématiques. D'abondantes réponses critiques ont été formulées concernant spécifiquement la manière dont la Shoah est représentée par la littérature. Les questions des rapports entre expérience et écriture, et des relations entre histoire et littérature ont suscité un riche corpus critique auquel je ferai référence tout au long de cette thèse. Cette littérature émergente constituée à partir du grand meurtre de masse a été appelée « la littérature de la Shoah », « littérature de l‟atrocité », « littérature de témoignage » et « littérature de survivance ». Cette littérature sur la Shoah n‟a jamais vraiment trouvé de consensus à propos de son appellation dans le domaine littéraire. La littérature de la Shoah, qui semble être le terme le plus commun et le plus descriptif pour référer à ce corpus, reste aujourd‟hui encore assez ambiguë. Comprenant des ouvrages fictionnels et autobiographiques, des œuvres de témoins de première main ou écrites par ceux qui n‟ont jamais vécu la Shoah, abordant la question des crimes nazis de manière explicite ou implicite, le corpus de cette littérature devient trop vaste pour bien la définir. Gilas Ramras-Rauch nous offre cette définition :

1 Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage. D'un bon usage de la mémoire, Paris, Mille et une nuits, 1998,

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The literature of the Shoah is complex, varied, and multifaceted. It is a literature of commemoration, testimony, and document. It is a literature of both fact and fiction, and occasionally the barriers between the two blend and become unclear. It is ultimately an attempt against all odds to give verbal expression to an experience that challenges and defies the boundaries of language yet emerges through it2.

Cette nouvelle littérature, d‟ailleurs, est encore plus problématique si l‟on tient compte de l‟affirmation d'Elie Wiesel : « There is no such thing as Holocaust literature3. » Connue

comme l‟une des figures les plus représentatives de cette littérature, Wiesel rejette l‟existence d‟un tel corpus littéraire parce que les deux notions « Shoah » et « littérature » sont contradictoires. Nonobstant cette opinion, Wiesel écrit un grand nombre d‟ouvrages et constitue un corpus assez riche se situant au cœur de cette littérature de la Shoah.

Il sera question, dans cette introduction, de quelques pistes de réflexion critique, particulièrement sur la littérature ou la représentation littéraire du réel ou de l‟histoire. Il est important de soulever ces pistes à ce stade de la réflexion parce qu‟elles donnent un cadrage plus général à ce qui sera traité de manière plus précise et restreinte4 dans le corps de la thèse. Ainsi, dans cette introduction nous passerons par une mise en contexte de la réalité de la Shoah sans entrer dans la particularité des œuvres. Ce détour par l‟histoire semble nécessaire et justifié parce que la littérature que nous étudierons, soit la littérature de la Shoah, a un rapport direct avec le réel et l‟Histoire. Le dialogue entre le langage et l‟histoire est ce qui a été le plus problématique pour les critiques ainsi que pour les survivants. Les témoignages étudiés dans cette thèse prennent le réel pour le mettre en scène et les romans s‟inspirent du réel pour créer une fiction. La fusion de la fiction et du réel dans la littérature de la Shoah nous oblige à reconsidérer la scission entre l‟écriture littéraire et l‟expérience. Diverses approches théoriques ont tenté de répondre aux

2 Gilas Ramras-Rauch, « Aharon Appelfeld : a Hundred Years of Jewish Solitude », World Literature Today,

vol. 72, 1988, p. 493.

Traduction française : « La littérature de la Shoah est complexe, variée et riche. C‟est une littérature de commémorations, de témoignages et d‟archives. C‟est une littérature de faits et de fiction, et parfois les frontières entre les deux se brouillent et deviennent difficiles à distinguer. C‟est finalement une tentative, contre toute attente, de verbaliser une expérience qui défie et brave les limites du langage, et ce, tout en émergeant à travers lui. »

Toutes les traductions sont proposées par moi (à moins que je ne trouve la version française) et figurent toujours dans la note de bas de page comme la traduction ci-dessus.

3 Elie Wiesel, « The Holocaust as Literary Inspiration », dans Dimensions of the Holocaust, Illinois,

Northwestern University Press, 1977.

Traduction française : « La littérature de la Shoah n‟existe pas. »

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questionnements sur la problématique du rapport entre expérience et écriture ; nous ferons la synthèse de ces propositions dans les pages qui suivent. La théorie de la mimésis, de la vraisemblance, les concepts de référentialité et de représentation du réel vont être examinés en fonction d‟une étude approfondie de la question du réel dans les œuvres sélectionnées d‟Elie Wiesel et d‟Imre Kertész. La reprise de ces discussions critiques nous permettra d‟examiner en profondeur la dialectique de l‟indicible, préoccupation qui est au cœur de la littérature de la Shoah. Cette dialectique s‟articule généralement autour d‟un questionnement sur la capacité de l‟écrivain à pouvoir restituer par la parole une expérience exceptionnelle comme celle de l‟Holocauste. Or, l‟étude de la représentation de l‟extrême porte sur la manière dont les écrivains représentent, voire écrivent l‟indicible.

Dire la Shoah à travers le doute : hypothèse et objectifs

Le corpus pose la question de la véracité des faits transmis par la littérature (vérité vraisemblable ? vérité véridique ?), d'autant plus qu'il est difficile de concevoir que la Shoah fasse partie de la réalité. Il s‟agit d‟interroger le réel en faisant la distinction entre vérité historique et vraisemblance littéraire. Dans cette thèse, j‟explorerai les modalités de problématisation du rapport véridictoire du témoignage au profit d‟autres avenues littéraires permettant de prendre en charge la dynamique testimoniale. La littérature permet au témoignage de sortir de son rapport véridictoire par l‟invention et une expression plus diversifiée que le témoignage de vérité. Le témoignage prend cette distance par rapport à la vérité historique de différentes manières et les cas présentés au cours de la thèse offriront des exemples de cette distanciation du témoignage de son rapport strict avec la vérité de la Shoah.

Jusqu‟à présent, dans les textes de la Shoah, on a souvent remarqué la tendance des auteurs à soutenir qu‟ils ne pouvaient pas dire l‟expérience, qu‟ils n'y parvenaient pas. Cependant, si on examine attentivement leurs œuvres, ces auteurs racontent la Shoah par le biais du langage verbal, un médium qui ne parvient peut-être pas à exprimer directement l‟expérience des camps, mais qui y arrive par une voie détournée. Cette observation nous permet d‟émettre l‟hypothèse que les textes de Wiesel et de Kertész semblent exprimer l‟expérience de la Shoah, donc dire le soi-disant indicible, par une mise à distance du trauma et à travers un langage qui doute ou négocie la réalité perçue de la Shoah. Cette

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mise à distance du trauma devient l'élément fondateur et le moteur de la fiction dans les récits d‟Elie Wiesel et d‟Imre Kertész. Le témoin transfère une hésitation dans l‟écriture qui sera modelée en fonction de cette vision dubitative de la réalité. Cette hésitation questionne la capacité de représenter la Shoah, une capacité narrative à rendre compte de l‟événement. Le doute est l‟étape ultime de cette mise à distance du trauma et de la distanciation du témoignage de la vérité pure5. Comment peut-on définir le doute ? De quel doute s‟agit-il dans la littérature de la Shoah ? Sur quoi porte le doute ? Enfin, s‟agit-il d‟un doute de l‟écrivain, du lecteur ou du narrateur ? Le doute s‟oppose à la certitude et renvoie à l‟attitude du narrateur qui manifeste une incertitude sur une réalité donnée à travers le récit. Il ne s‟agit pas d'un doute à propos de l‟existence de la Shoah, mais plutôt d‟un doute qui creuse son sillon au sein de l‟expérience du témoin. Comme l‟explique Aharon Appelfeld : « Everything that happened was so gigantic, so inconceivable, that the witness even seemed like a fabricator to himself6. » Appelfeld décrit le sentiment et la réaction commune chez

les témoins qui est de questionner et de ne pas vouloir croire à une réalité si inconcevable comme celle de la Shoah. On observera avec l‟analyse du doute exprimé dans les récits que ces textes ne témoignent pas d‟une réalité vécue mais mettent en récit un doute de l‟expérience singulière et individuelle à l‟intérieur des formes testimoniales.

Les objectifs poursuivis dans cette thèse sont multiples, mais tous visent à baliser le témoignage sur la Shoah comme genre et à illustrer la présence des degrés possibles de mise à distance de la réalité génocidaire dans le récit testimonial. Ayant comme objectif principal l‟étude du témoignage, le premier chapitre illustre que la littérature de la Shoah renouvelle le modèle théorique du genre testimonial. Le témoignage semble brouiller les frontières génériques en laissant une place importante à la littérature, de même qu‟à l‟histoire. Le deuxième chapitre vise à situer le discours testimonial et à identifier la spécificité du pacte testimonial. Il s‟agit de démontrer que le témoignage littéraire peut être fait sans constamment avoir à valider un pacte de vérité. Tout en étudiant le lien entre

5 Il faut préciser que par vérité pure, parfaite ou entière on se réfère à une vérité plus près de son sens

historique, une vérité dans les faits, une vérité qui s‟abstienne de l‟imagination, une vérité qui refuse l‟esthétique et la poétique, une vérité fondé sur la preuve et constitué de documents. Nous nous référerons à cette vérité pure et parfaite tout au long de la thèse, et particulièrement au fait que le témoignage littéraire ne transmet pas une vérité pure mais plutôt une vérité testimoniale.

6 Aharon Appelfeld, Writing and the Holocaust, New York, Holmes & Meier Pub, 1989, p. 86.

Traduction française : « Tout ce qui s‟est passé était si gigantesque, si inconcevable, que même le témoin se croyait un fabulateur. »

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témoignage et fiction, le troisième chapitre continue à explorer les modalités de problématisation du rapport véridictoire du témoignage. Ce chapitre visera à valider l‟hypothèse que le recours à la fiction pour témoigner fait partie de l‟attestation testimoniale ; l‟acte de témoignage peut se présenter à travers différentes formes et différents genres. L‟analyse narrative dans le quatrième chapitre permet de confirmer et d‟illustrer la manière dont la voix du narrateur se prête à une vision imparfaite de la réalité génocidaire à travers une étude plus serrée de chacune des œuvres. En particulier, la narration testimoniale consiste en un discours entre témoignage et roman, et par le fait même permet la transmission de l‟expérience de la Shoah. L‟objectif du cinquième et dernier chapitre consiste à repérer les traces de cette mise à distance de la réalité de la Shoah qui s‟expliquent par une logique du doute. Le doute sera l‟exemple le plus avancé sur le spectre testimonial où la vérité est d‟un côté et le doute est au côté opposé. Dans ce chapitre, je propose que le discours incertain rend l‟expérience de la Shoah crédible et transmissible.

PRÉSENTATION DU CORPUS

Le corpus de cette thèse comprend quatre ouvrages, soit un récit sous forme de témoignage et un roman puisés dans les œuvres respectives d‟Elie Wiesel et d‟Imre Kertész. Ces deux genres sont de natures opposées, l‟un décrivant la vie chaotique du témoin en captivité, et l‟autre la vie ordinaire de personnages après l‟événement génocidaire. Ces deux auteurs ont été victimes des abominations de la Shoah et ont fait de leur expérience l‟objet de leurs textes écrits. Voici une brève présentation de chaque auteur et des œuvres étudiées dans le cadre de cette thèse.

Elie Wiesel

Elie Wiesel est né en 1928 dans la ville de Sighet en Roumanie. Il est déporté à Auschwitz en 1944 avec sa famille et libéré comme orphelin par l‟armée américaine en 1945. Il est ensuite envoyé en France, où il a poursuivi ses études et appris le français. C‟est en France qu‟il a revu sa sœur ainée Hilda et où il a fait la connaissance du célèbre

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écrivain français François Mauriac. Celui-ci l‟inspire à écrire son premier livre intitulé La

nuit.

La nuit, publié en 1958, est le premier texte écrit par Elie Wiesel après avoir vécu

les atrocités de la Shoah. Cette œuvre a d‟abord été écrite en yiddish et publiée deux ans auparavant par une maison d‟édition peu connue. Ce long récit de 800 pages a été traduit et raccourci ; la version modifiée, de 160 pages, a été publiée aux Éditions de Minuit. Bien que le français ne fût pas la langue maternelle de Wiesel, la quasi-totalité des textes qu‟il a publiés après La nuit ont d‟abord été écrits en français et ensuite traduits dans d‟autres langues. Cette œuvre est devenue l‟un des témoignages les plus connus dans la littérature de la Shoah ; il s‟agira de l‟un des textes à l‟étude pour cette thèse. La nuit est le témoignage d‟un enfant d‟origine juive provenant d‟une petite ville de Transylvanie appelée Sighet. La structure et l‟intrigue de ce récit sont assez typiques du témoignage conventionnel de cette période. Ce texte permet à Wiesel de revisiter les camps par l‟acte d‟écriture, et ce, d‟un point de vue naïf. Cette vision enfantine traduit la réalité génocidaire qui a été celle de l‟enfance de l‟auteur.

Le deuxième texte à l‟étude rédigé par Wiesel s‟intitule Le crépuscule, au loin. Cette œuvre présente un récit purement fictionnel, soulignant ainsi le rôle complémentaire de romancier de Wiesel au-delà de son rôle connu de témoin. Bien que le sujet de fond porte sur la Shoah, le roman décrit un survivant s‟adaptant à la vie après la Shoah et après la captivité nazie. Ce texte adopte une perspective différente sur la Shoah. Le crépuscule,

au loin révèle les conséquences de la Shoah par la parole du fou, laquelle doit dans le texte

construire la réalité délirante des camps. Raphael Lipkin se fait engager comme bibliothécaire dans un asile de fous afin de découvrir des indices pour retrouver son ami Pedro, disparu en 1946. Raphael va côtoyer la folie ; il espère trouver la clé qui va le mettre sur la bonne piste chez les pensionnaires de l‟asile. Cette œuvre, écrite comme un roman d‟investigation, présente un personnage principal à la recherche de son passé incertain. Dans ce texte, une enquête est entreprise par des victimes des camps qui veulent rassembler des traces et des indices pour reconstruire leur passé obscur. Le doute s‟instaure dans le texte et sert à faire avancer le récit. Ce roman décrivant la vie en liberté raconte un non-événement, sinon une mission manquée, qui s‟élabore à partir d‟un événement contestable et d‟un passé incertain.

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Imre Kertész

Le deuxième auteur à l‟étude, Imre Kertész, est né en 1929 à Budapest en Hongrie. Il a été déporté en 1944, à l‟âge de 15 ans, et libéré un an après. Il rentre alors dans son pays natal où il entreprend une carrière éphémère de journaliste. Il a été mobilisé par le service militaire pendant deux ans, puis, à son retour, il se consacre à l‟écriture. Il publie son premier roman, Être sans destin, en 1975, en hongrois ; ce roman a été traduit dans d‟autres langues, notamment en français en 1998. Sa qualité n‟a pas été reconnue immédiatement dans son pays, il a fallu des années d‟attente avant qu'il obtienne un certain succès.

Le premier ouvrage de Kertész, Être sans destin, est un roman écrit sous forme de témoignage. Bien que Kertész ait souligné plusieurs fois que ce texte n‟est pas une autobiographie, il n‟en reste pas moins que ce texte se construit à partir d‟une expérience personnelle. Malgré l‟horreur que suscite la Shoah, Kertész écrit cette œuvre pour revivre le camp : « Kertész ne veut ni témoigner ni “penser” son expérience mais recréer le monde des camps, au fil d‟une impitoyable reconstitution immédiate dont la fiction pouvait seule supporter le poids de douleur. » (ÊSD : Quatrième de couverture) Cette fiction testimoniale des camps va lui permettre de revivre cette expérience pénible. C‟est à travers la fiction que l‟auteur fait le portrait d‟un monde qui va lui permettre de revisiter les lieux du massacre des juifs en détenant un pouvoir, une autorité qui est celle que lui confère la littérature. Les deux récits-témoignages, La nuit (1958) d‟Elie Wiesel et Être sans destin (1998) d‟Imre Kertész, se ressemblent dans la mesure où ils relatent la déportation ainsi que l‟expérience des camps par des témoins.

Le deuxième texte de Kertész à l‟étude est un roman intitulé Le chercheur de traces (2003). Ce roman, comme celui de Wiesel, raconte la vie d‟une victime de la Shoah après la captivité nazie. La visée de ce roman est d‟une nature différente : elle relate, tout comme le roman de Wiesel, non pas l‟événement proprement dit des camps concentrationnaires, mais ses conséquences. La diégèse du Chercheur de traces s‟organise autour d‟une enquête d‟un homme appelé « l‟envoyé », qui retourne sur le site où, des années auparavant, ont eu lieu des crimes effroyables. Pendant son enquête, il rencontre différentes personnes avec

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qui il dialogue, mais les crimes auxquels ce texte fait allusion ainsi que les noms des sites ne sont jamais dévoilés. Dans Le chercheur de traces, c‟est l‟implicite qui conduit Kertész à livrer par la parole l‟expérience de la Shoah. À travers la fiction et des stratégies d‟écriture détournées, le langage témoigne et traduit la terreur de la Shoah. Ce roman, à l'instar de celui de Wiesel, est construit comme un roman d‟investigation, où le personnage principal, « l‟envoyé », est à la recherche de traces qui pourraient confirmer les abominations du passé. Cette structure d‟enquête met en place un doute qui devient la force motrice du roman.

Sélection du corpus

La pertinence d‟étudier les auteurs Elie Wiesel et Imre Kertész repose principalement sur leur écriture qui, à travers diverses modalités narratives, rend manifeste un doute au sein de l‟œuvre. Les modalités narratives dans les œuvres de Wiesel et de Kertész explicitent un doute qui porte sur l‟expérience singulière de la Shoah par le témoin.

D‟ailleurs, étudier des auteurs qui sont les survivants directs de ce désastre historique, c‟est-à-dire des témoins de première génération, ajoute à l‟intérêt de ce corpus. Étudier le doute au sein d‟œuvres écrites par les individus ayant vécu l‟expérience génocidaire suscite un intérêt évident : la présence du doute est contraire à l‟attestation de faits et de la vérité qui est essentiellement la fonction du témoin. D‟autres auteurs-témoins, comme David Rousset, Jorge Semprun, Robert Antelme et Primo Levi, pour n‟en nommer que quelques-uns, ont également suscité un grand intérêt chez des lecteurs et des critiques, et ils ont écrit des œuvres de grande importance pour la littérature de la Shoah. Bien que l‟œuvre d‟Elie Wiesel ait été étudiée de nombreuses fois, il n‟existe pas de travaux portant sur le doute dans ses récits. Ainsi, la nouveauté de cette entreprise réside dans cet angle de réflexion sur l‟œuvre de Wiesel qui s‟éloigne des thèmes largement étudiés du silence, de la mémoire et de la foi. Cette nouvelle perspective profitera également à l‟œuvre de Kertész, qui a fait l‟objet de très rares travaux. La rareté des études portant sur l‟œuvre de Kertész est due au succès tardif de cet auteur dans son pays natal. Ce délai dans la reconnaissance de l‟œuvre de Kertész, le long silence qui a persisté autour de cette œuvre, est dû en partie à

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sa rupture en regard des traditions communes de la littérature de la Shoah7. L‟œuvre de Kertész, qui se caractérise par une narration innovatrice de la Shoah, offre une nouvelle vision pour aborder ce sujet. Ainsi, l‟intérêt d‟étudier Imre Kertész est principalement lié à cette carence d‟analyses.

La pertinence d‟étudier les quatre œuvres appartenant à notre corpus écrites par Wiesel et Kertész résulte de la manifestation du doute dans les récits. Dans les deux récits racontant l‟expérience des camps, il se manifeste la présence de la mise en récit d‟un doute de l‟expérience concentrationnaire vécue par le témoin. D‟ailleurs, c‟est dans le geste d‟enquête et de questionnement que le doute se fait manifeste dans les romans décrivant la vie en postcaptivité choisis pour cette thèse. La thématisation forte de ce geste est ce qui m‟a permis de retenir ces romans parmi d‟autres. La diversité des genres qui constituent le corpus de cette thèse permet d‟étudier la complexité de la littérature de la Shoah et donne l‟occasion de rendre compte des différences de la présence du doute parmi ces genres. En outre, la relative rareté des études portant sur le genre testimonial ajoute à l‟intérêt de ce projet de recherche. Ce projet se veut l‟occasion de définir et de développer les frontières entre le témoignage et les genres voisins, ainsi que les démarcations entre témoignage s‟appuyant sur la fiction et témoignage non fictif.

Ce qui rejoint ces quatre ouvrages est, bien sûr, la thématique de la Shoah, mais également la mobilisation du doute dans les récits. Autant pour les récits sous forme de témoignage portant sur les camps que pour les romans de survivants en liberté, le récit va se construire à partir de l‟incertitude, et le doute tend à servir d'écran discursif. L‟essentiel de ce projet visera donc à étudier le fonctionnement du doute dans les récits de Wiesel et de Kertész et d'évaluer ses incidences sur la capacité de représentation de la Shoah dans les textes.

PRÉSENTATION DES ENJEUX THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

Contre la représentation littéraire de la Shoah : un sujet indicible

La problématique de l‟indicible dans la représentation littéraire de la Shoah et la difficulté de dire l‟expérience génocidaire ouvrent sur un débat. Comme l‟illustrent les

7 Julia Karolle, « Imre Kertész‟s Fatelessness as Historical Fiction », dans Louise O. Vasvari et Steven Totosy

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nombreux témoignages sur la Shoah, la difficulté n'est pas littérale, dans le sens de « ne pas pouvoir dire l‟événement », mais elle est plutôt une difficulté à représenter l‟expérience dans toute son intensité et sa fidélité. Le débat sur les limites de la représentation littéraire de la Shoah s‟ouvre par la citation désormais célèbre du philosophe allemand Theodor Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare8. » La question au cœur du débat est d‟abord de savoir s‟il est possible pour l‟art de représenter les atrocités et la souffrance humaine. Ensuite, la question qui se pose est : de quelle manière la représentation peut-elle le faire sans commettre d‟impair à l‟égard des faits vécus par les témoins et sans trahir leur mémoire ? Le débat ouvert par Adorno est d‟une nature double : éthique et littéraire. Le volet éthique de ce débat soutient que faire de la beauté ou de la poésie avec les abominations de la Shoah est moralement inacceptable. La nature littéraire du débat concerne la capacité de la littérature à rendre une description fidèle d‟un événement réel. Ce volet du débat soutient que l‟art, et plus précisément la représentation littéraire, est une trahison de l‟événement, parce que la médiation de l‟art ainsi que les procédés littéraires qui l‟accompagnent remettent en question la fidélité du récit de même que la représentation de l‟événement. Cette prise de position d‟Adorno a été nuancée plus tard, par Adorno lui-même et par d‟autres penseurs qui percevaient dans le rapport entre littérature et Shoah un danger certain. Est-ce que la littérature peut représenter une expérience extrême en toute fidélité ? Selon Adorno9, la représentation littéraire de la Shoah s‟éloigne de l‟objet représenté, faisant ainsi de la Shoah une expérience indicible. George Steiner plaide lui aussi pour le silence sur Auschwitz. Il est l‟un des premiers à réfléchir aux limites du langage pour décrire le génocide juif. Steiner affirme, dans Language and Silence : « The world of Auschwitz lies outside speech as it lies outside reason10. » Outre l‟insuffisance du

langage, Steiner souligne l‟aspect immoral de la représentation génocidaire. Il soutient qu‟« après la guerre mondiale les descriptions de cette catastrophe devraient être interdites, ou à la rigueur se limiter aux reportages documentaires et aux récits de témoins oculaires11. » Enfin, d‟après Steiner, la nature limite de la Shoah échappe à toute description et à toute

8 Theodor Adorno, Prismes : critique de la culture et société, Paris, Payot (Coll. « Critique de la politique »),

1986, p. 23.

9 Theodor Adorno, Can one Live After Auschwitz ? : A Philosophical Reader, traduit par Rodney Livingstone

et al, Stanford, Stanford University Press, 2003.

10 George Steiner, Language and Silence, New Haven, Yale University Press, 1998, p. 165.

Traduction française : « Le monde d‟Auschwitz se situe hors de tout discours et hors de toute raison. »

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représentation. Dans la même perspective, pour Berel Lang, le lien entre indicible et écriture tient à l‟insuffisance des qualités littéraires et poétiques pour représenter la Shoah. La difficulté ou les limites du dire se situent dans la représentation littéraire du génocide et non dans la communicabilité de l‟événement. Selon ce dernier, les faits subissent des distorsions lorsqu‟ils sont représentés par un langage figuré ou littéraire. Il fait remarquer qu‟il y a un décalage dans la représentation littéraire d‟un objet ou d‟une situation, ce qui veut dire que toute représentation de la Shoah ne peut pas exactement transmettre la réalité de cette expérience : « By definition there must be a difference between a representation and its object unrepresented, with the former adding its own version to the original it represents12. » Ces réflexions amènent Lang à conclure que la Shoah est intrinsèquement « anti-représentationnelle », notion qu‟Hayden White explique ainsi : « [it is] not that they cannot be represented, but that they are paradigmatic of the kind of event that can be spoken about only in a factual and literalist manner13. »

Pourtant, conclure que le langage ne suffit pas à transmettre cet événement, ou que la littérature n‟arrive pas à représenter la Shoah, serait d‟une certaine manière déclarer l‟échec des récits de témoignage dans leur visée spécifique de témoigner de cette situation. Les récits de témoignage existent en grand nombre et aujourd‟hui, plus de soixante ans après la Shoah, ils continuent à faire partie intégrante du canon littéraire. Ces récits expriment quelque chose, bien qu‟ils ne soient pas des reproductions exactes de la réalité de la Shoah. La réalité, d‟ailleurs, n‟est jamais rendue parfaitement par la mise en récit. Comme l‟affirme Pierre Soubias, « l‟œuvre est le deuil de la transparence14. » La réalité représentée dans la littérature est une réalité médiatisée par différentes techniques et procédés littéraires qui peuvent altérer cette réalité originelle. De fait, le langage des récits de la Shoah transmet une partie du réel, bien que ce ne soit pas dans son entièreté, ainsi que le propose Zoë Vania Waxman : « Language may not be adequate to convey the horrors of the Holocaust, but this does not mean that nothing can be said, or that the events cannot be

12 Berel Lang, Holocaust Representation : Art within the Limits of History and Ethics, Baltimore, The John

Hopkins University Press, 2000, p. 51.

Traduction française : « Par définition, il doit y avoir une différence entre une représentation et son objet non représenté, celui-là ajoutant sa propre version à l‟original (celui qu‟il représente). »

13 Hayden White, « Historical Emplotement and the Problem of Truth », dans Saul Friedländer [dir.], Probing

the Limits of Representation, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 46.

Traduction française : « Ce n‟est pas qu‟ils ne peuvent pas être représentés, mais plutôt qu‟ils sont exemplaires d‟un type d‟événement qui se dit uniquement de manière factuelle et littérale. »

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comprehended15. » Ce débat a donné lieu à la multitude de discussions critiques caractérisant la Shoah comme étant une expérience « indicible ». Une définition de « l‟indicible » de Jean-Francois Lyotard décrit cette notion comme « the unstable state and instant of language wherein something which must be put into phrases cannot yet be16. » La question de l‟indicible dans la littérature de la Shoah concerne donc la difficulté à raconter ce qui est inimaginable puisque cette expérience est au-delà de la pensée logique et rationnelle. La Shoah est ce que Maurice Blanchot a appelé « une expérience limite », c‟est-à-dire une expérience qui met au défi les catégories conventionnelles de la représentation. Comme l‟explique Saul Friedländer, la Shoah est une expérience limite parce qu‟elle est « the most radical form of genocide encountered in history : the willful, systematic, industrially organized, largely successful attempt to totally exterminate an entire human group within the twentieth century Western society17. » La singularité de cet événement-limite à travers l‟histoire est ce qui a rendu le langage impuissant, car, dans ce contexte, les mots n‟avaient plus de sens. Ainsi, ceux qui avaient vécu la Shoah ne parviendraient jamais à restituer l‟expérience des camps parce que la Shoah n‟avait pas de référent. Comme l‟explique Mona Berman, « The basis for confidence in reality was destroyed; the experience had no precedent. Language in this context became impotent18. » L‟indicible réfère à l‟incapacité de l‟individu à dépeindre l‟atrocité des camps à l‟aide de son système linguistique. Ainsi, l‟indicible décrit la distance qui sépare les mots de la réalité. Alain Parrau mentionne que « l‟univers concentrationnaire est donc, immédiatement, éclipse de la parole, soit par la destruction totale de la faculté de parler

15 Zoë Vania Waxman, Writing the Holocaust, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 175.

Traduction française : « Le langage n‟est peut-être pas adéquat pour traduire les horreurs de la Shoah, mais cela ne veut pas dire que rien ne peut être dit, ou que les événements ne peuvent pas être compris. »

16 Jean-Francois Lyotard, The Différend : Phases of Dispute, Minneapolis, University of Minnesota Press,

1988, p. 13.

Traduction française : « L‟état instable et fugace du langage dans lequel quelque chose doit être dit avec des mots, mais qui demeure informulé (indicible). »

17 Saul Friedländer, Probing the Limits of Representation, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 3.

Traduction française : « le génocide le plus radical dans l‟histoire : la tentative la plus obstinée, systématique, industriellement organisée et largement réussie, d‟exterminer tout un groupe humain dans la société occidentale du vingtième siècle. »

18 Mona Berman, « Elie Wiesel : The Literature of Testimony », dans Waters out of the Well : Essays in

Jewish Studies, Johannesburg, University of the Witwatersrand Library, 1988, p. 31.

Traduction française : « La possibilité d'une confiance en la réalité a été détruite ; l‟expérience n‟avait pas de précédent. Le langage dans ce contexte est devenu impuissant. »

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elle-même, soit par un isolement linguistique qui réduit la parole à l‟impuissance19. » Ce décalage entre l‟expérience des camps et les mots pour la transmettre se fait ressentir chez les survivants, notamment Robert Antelme : « Il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps20. » Elie Wiesel exprime lui aussi cette inquiétude à ne pas pouvoir transmettre son expérience par le truchement du langage. Dans un recueil d‟essais et de contes, il affirme : « La parole a déserté le sens qu‟elle était sensée recouvrir ; […] Nous savions tous que jamais, jamais nous ne dirions ce qu‟il fallait dire, jamais nous n‟exprimerions en paroles cohérentes, intelligibles, notre expérience de la folie absolue21. » Ainsi, l‟indicible se résume comme une incapacité à rendre fidèle une représentation de l‟événement par la littérature ou par d‟autres médias. La question de l‟indicible est l‟un des paradoxes les plus troublants auxquels le survivant s‟est vu confronter. Comme l‟a exprimé Wiesel : « How can one say, how is one to communicate that which by its very nature defies language22. » Ce paradoxe s‟articule à partir d‟un désir de transmettre l‟expérience des camps, transmission souvent décrite comme impossible. Alvin Rosenfeld et Irving Greenburg résument ce paradoxe ainsi : « How can we speak of it… how can we not speak of it ?23. » Nonobstant les tensions, cette impossibilité de dire est rejetée par les témoins-écrivains qui cherchent, par la voie de l‟écriture, une manière de dire l‟horreur des camps.

Pour la représentation littéraire de la Shoah : un sujet dicible

Comme on l‟a vu dans la section précédente, nombreux sont ceux qui soutiennent que la Shoah est indicible et que la représentation littéraire n'est pas adéquate lorsqu‟il s‟agit d‟un événement-limite tel que celui de la Shoah. Cependant, l‟autre côté du débat favorise l‟art comme outil de transmission de l‟expérience génocidaire. Le collectif

L’esthétique du témoignage dirigé par Carole Dornier s‟intéresse à la médiation de l‟art en

19 Alain Parrau, Écrire les camps, Paris, Belin, 1995, p. 187. 20 Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 9.

21 Elie Wiesel, « Pourquoi j‟écris », dans Paroles d’étranger, Paris, Seuil, 1982, p. 8. 22 Elie Wiesel, A Jew Today, New York, Vintage, 1979, p. 235.

Traduction française : « Comment dire, comment communiquer ce qui par sa nature même défie le langage. »

23 Alvin Rosendfeld et Irving Greenburg, Confronting the Holocaust, Bloomington, Indiana University Press,

1978, p. xxi.

Traduction française : « Comment dire ou transmettre une expérience limite, mais en même temps, comment ne pas le dire. »

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tant qu‟outil de transmission d‟une expérience réelle. Cet ouvrage souligne que l‟art est une forme d‟expression permettant la transmission de l‟événement, et est parfois un gage de fidélité au réel. D‟ailleurs, Michael Pollack et Nathalie Heinich, dans la même perspective, affirment que « l‟art devient une ressource qui permet de relever le défi, en tentant de donner une forme d‟expression à l‟horreur24. » C‟est la littérature qui, pour eux, rend l‟expérience dicible.

L‟acte littéraire rend publique l‟expérience concentrationnaire dans sa diversité, dans son ambivalence, dans tous les aspects de l‟atrocité. Et cette publicité (au sens de rendre public, et donc dicible, une partie au moins de l‟indicible) permet, dans l‟impossibilité de restaurer la justice, d‟ouvrir au moins la possibilité d‟une compréhension plus générale, susceptible d‟établir un lien social qui pourrait alléger le poids que représente le souvenir pour chaque rescapé pris individuellement25.

Dans une perspective complémentaire, Lawrence Langer illustre comment les témoins ont trouvé un langage à travers la littérature pour répondre aux expériences de l‟atrocité. The

Holocaust and the Literary Imagination26 est une étude approfondie sur la problématique de la transmission de l‟expérience génocidaire à travers l‟art. Dans cette étude comparative, il examine comment la Shoah a créé une « littérature de l‟atrocité », et comment cette littérature a répondu à la nature limite de cette expérience. L‟étude de Linda Pipet, La

notion de l’indicible dans la littérature des camps de la mort27, explore comment la

littérature peut mieux rendre compte de l‟expérience indicible des camps qu‟une étude historique. À travers l‟étude de témoignages écrits, Pipet tente de cerner comment la littérature permet de dépasser l‟indicible alors que le problème de l‟indicible se pose, selon Pipet, au niveau des mots et de leur représentation. Elle soutient que le témoignage littéraire permet de mieux rejoindre le lecteur que le témoignage simple de faits bruts. Ainsi, cette étude se place au cœur des débats sur le rôle de l‟écriture, voire de la littérature, dans la transmission de l‟expérience des camps de la mort. Enfin, le travail de Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle dicible ?, tente de dégager une trajectoire commune de l‟élaboration d‟écriture dans les récits de témoignage. Elle identifie

24 Michael Pollack et Nathalie Heinich, « Le témoignage », Actes de recherche en sciences sociales, n° 62-63

(juin 1986), p. 21.

25 Ibid., p. 20.

26 Lawrence Langer, The Holocaust and the Literary Imagination, New Haven/Londres, Yale University

Press, 1975.

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une manière systématique de dévoiler la réalité de l‟expérience des camps à travers les étapes de construction de l‟œuvre. Luba rend compte des motivations et des limites d‟une écriture qui vacille entre le témoignage et la littérature. Elle retrace la généalogie de cette difficulté de dire des survivants et elle analyse la langue qui témoigne de cette difficulté.

Ce côté du débat favorisant l‟art, ou plus précisément la fiction en tant qu‟outil de transmission de la réalité génocidaire, constitue l‟objet d‟interrogation le plus débattu aujourd‟hui. Les discussions récentes sur le caractère indicible de la Shoah favorisent de plus en plus une approche qui s‟intéresse à ce que cette littérature dit ou transmet. Cette approche s‟oppose à la critique classique des années d‟après-guerre caractérisant la Shoah comme indicible et sa littérature comme impossible. C‟est grâce à la littérature qu'on réussit à restituer une vision plus complète et achevée de l‟événement génocidaire et à faire survivre la mémoire de la Shoah.

PRÉSENTATION DES ENJEUX ÉTHIQUES ET PHILOSOPHIQUES

Identité et fidélité du témoin

La notion de doute invite à une réflexion philosophique de la part du témoin-écrivain. Le texte devient pour lui le lieu d‟un retour critique sur soi et sur sa capacité de transmettre la gravité d‟une période historique comme celle de la Shoah. Comme l‟expliquent Michael Pollack et Nathalie Heinich dans leur article sur le témoignage :

tout témoignage sur cette expérience met en jeu non seulement la mémoire, mais aussi une réflexion sur soi. C‟est pourquoi les témoignages doivent être considérés comme de véritables instruments de reconstruction de l‟identité, et pas seulement comme des récits factuels, limités à une fonction informative28.

En écrivant un témoignage, le témoin est capable de reconstruire son identité, reconstruction qui entraîne des questionnements sur sa fidélité en tant que témoin. Le doute ressenti par le témoin et mis en récit par la littérature met le sujet en cause dans sa fidélité face à lui-même. Par l‟entremise de l‟écriture le témoin interroge sa propre expérience, sa propre réalité perçue, et conséquemment son identité en tant que témoin des camps. Comment un témoin de la Shoah peut-il éprouver un doute quant à son expérience des camps de la mort ? Peut-on douter de ce qu‟on vient de vivre ? Le doute dénonce le témoin dans sa fidélité face à lui-même puisque les traces de ce doute dans le récit

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contredisent le principe du genre testimonial. Ainsi, la crédibilité du témoin et de son témoignage est mise en cause. Le témoin ne questionne pas son statut de témoin mais plutôt sa capacité à représenter et à dire la vérité pure. Le doute se pose déjà comme obstacle à cette représentation fidèle et transparente de la Shoah. Pour certains témoins, les survivants n‟arriveront jamais à représenter cette expérience des camps parce qu‟ils ne sont pas « les vrais témoins. » Cette crise de fidélité du témoin est patente si l‟on prend en considération les propos célèbres de Primo Levi au sujet du « vrai témoin. » Il exprime que lui, n‟est pas le vrai témoin, mais que ce sont ceux qui ont touché le fond, qui sont allés jusqu‟au bout, c‟est-à-dire les musulmans29, voire les décédés qui sont les « vrais témoins ». Comme l‟illustre la déclaration de Levi, il ne questionne pas son identité de témoin mais sa capacité à être entièrement fidèle à l‟histoire. S‟il n‟est pas le vrai témoin, alors qu‟est-ce qui reste de son témoignage ? Son témoignage est-il encore crédible ? Son témoignage est-il encore valable ? Si l‟expérience des camps est en effet « un événement sans témoin30 », ou si les témoignages ne sont pas écrits par les « vrais » témoins31, alors que valent toutes ces tentatives de la part des survivants de transmettre cette expérience qui, à un moment donné, leur appartenait ? S‟il n‟y a pas de vrai témoin qui écrit, alors il n‟y a pas de vrai témoignage. Et, si la Shoah est vraiment « un événement sans témoin », le témoignage serait effectivement impossible. Dans cette thèse, il sera question de souligner dans le témoignage les ruptures avec la fidélité pure et entière afin de valoriser précisément ces ruptures en tant que marques suprêmes de fidélité dans un témoignage portant sur la Shoah

Témoignage et histoire

La notion de doute dans les récits de témoignage interroge les fondements de l‟histoire. Ces témoignages font-ils partie de l‟histoire ? Le doute remet-il en question le genre testimonial qui se base sur un événement historique ? La subjectivité des témoignages influe-t-elle sur l‟authenticité du récit ? Ces questions s‟inscrivent dans une discussion plus large impliquant l‟historiographie.

29 Musulman est le nom donné à un détenu des camps concentrationnaires qui a atteint l‟épuisement physique

et psychique et qui est au bout de sa vie. Le cinquième chapitre développera ce sujet.

30 Expression utilisée par Shoshana Felman et Dori Laub dans Testimony : Crises of Witnessing in Literature,

psychoanalysis, and history, New York, Routlege, 1991.

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Les études sur l‟historiographie ont pour objet l‟écriture de l‟histoire et portent particulièrement sur les difficultés associées à la représentation d‟un événement historique. L‟historiographie s‟interroge sur la manière d‟écrire le passé historique et examine les méthodes historiques pour enregistrer et transmettre l‟histoire. La relation entre histoire et littérature implique toutes les études sur l‟historiographie ; de fait, ce travail ouvrira certaines portes aux travaux extérieurs au champ de la Shoah. Les limites de la représentation littéraire du génocide juif sont ainsi explorées par plusieurs historiens qui offrent des approches différentes quant à la représentation de cet événement-limite. La Shoah a donc engendré des études propres à cet événement historique ainsi que sa propre historiographie.

Le témoignage étant une écriture qui prend l‟histoire comme objet, il suscite des interrogations de la part des littéraires de même que des historiens. Le témoignage nous oblige à repenser les rapports entre littérature et histoire en unifiant ces deux domaines d‟études au lieu de les opposer. Ces idées s‟inscrivent dans la nouvelle historiographie de Hayden White et de Dominick La Capra. Cette perspective de l‟historiographie suggère une manière originale de penser et d‟écrire l‟histoire. Hayden White s‟intéresse particulièrement à la question de la connaissance historique et de la vérité historique. White s‟inscrit dans une approche postmoderne de l‟histoire rejettent la manière traditionnelle de penser l‟histoire. D‟après White, il faut repenser la discipline de l‟histoire comme étant un ensemble de faits historiques qui passent à travers l‟écriture et divers modes de représentation. Il rejette le rapport traditionnel entre histoire et objectivité et voit dans le travail de l‟historien (comme pour l‟écrivain) un travail de sélection qui comprend le langage, les modes de représentation et, enfin, un point de vue. La nouvelle historiographie de White fait la rencontre de la science avec les arts : « An explanation needs not be assigned unilaterally to the category of the literally truthful on the one hand (as science) and the purely imaginary on the other (as art)32. » White s‟intéresse aux structures littéraires

du discours et de la narration historique, proposant ainsi une poétique de l‟histoire. Dans la même perspective, Shoshana Felman souligne l‟importance de l‟art dans la transmission du discours historique. La vérité historique « does not kill the possibility of art Ŕ on the

32 Hayden White, « The Burden of History », History and Theory, 5, 1966, p. 130.

Traduction française : « une explication ne doit pas être assignée unilatéralement à la catégorie du littéralement vrai d‟un côté (comme science) et de l‟imaginaire pur (comme art) de l‟autre côté. »

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contrary, it requires it for its transmission, for its realization in our consciousness as witness33. »

Si l‟on restreint cette nouvelle historiographie au champ de la Shoah, on remarque que les idées sont semblables à celles d‟Hayden White, qui elles rendent compte de l‟histoire en général. Dominick La Capra appuie la nécessité de concevoir de nouvelles manières d‟analyse historique après la Shoah. La Capra soutient : « I do not think that conventional techniques, which in certain respects are necessary, are ever sufficient, and to some extent the study of the Holocaust may help us to reconsider the requirements of historiography in general34. » Cette union entre fiction et histoire est d‟ailleurs proposée par

le témoin Elie Wiesel : « The real and the imagined, one like the other, are part of history ; one is its shell, the other its core. Not to recognize this is to deny art Ŕ any form of art the right to exist35. » C‟est dans et à travers la littérature qu‟Elie Wiesel pense pouvoir trouver

la manière de transmettre l‟Histoire et son histoire propre. C‟est la littérature qui va donner forme à ses souvenirs et à ces faits historiques qui dépassent le langage commun. Saul Friedländer, historien de la Shoah, rejette lui aussi l‟histoire purement documentaire. Son approche de la Shoah restitue la valeur de vérité à l‟historien et au témoin et valorise les faits ainsi que l‟interprétation. Selon Friedländer, la voix du témoin et la subjectivité de son récit sont des aspects fondamentaux de la restitution de faits historiques.

La rencontre de la subjectivité de l‟expérience et de l‟objectivité historique a suscité beaucoup de discussions à propos de la médiation artistique de la Shoah. Les historiens ont longtemps rejeté les récits des témoins à cause de leur nature subjective. La littérature de la Shoah, et en particulier les témoignages, inscrivent la subjectivité dans l‟histoire. Ainsi, la conception traditionnelle de l‟histoire fondée sur l‟objectivité et la vérité de l‟historien se voit modifiée avec la nouvelle vague postmoderne. L‟histoire n‟est plus le discours de faits

33 Shoshana Felman, « In an Era of Testimony: Claude Lanzmann's Shoah », Yale French Studies, 79,

Literature and the Ethical Question (1991), p. 41.

Traduction française : La vérité historique « ne tue pas la possibilité de l‟art, au contraire, elle a besoin de l‟art pour sa transmission, pour sa réalisation dans la conscience du témoin. »

34 Dominick La Capra, « Representing the Holocaust », dans Saul Friedländer [dir.], Probing the Limits of

Representation, Harvard University Press, 1992, p. 110.

Traduction française : « Je ne crois pas que les techniques conventionnelles, qui, à certains égards, sont nécessaires, suffisent ; dans une certaine mesure, l‟étude de la Shoah pourrait nous aider à reconsidérer les exigences de l‟historiographie en général. »

35 Ted Estes, Elie Wiesel, New York, 1980, p. 118.

Traduction française : « Le réel et l‟imaginaire, l‟un comme l‟autre, font partie de l‟histoire ; l‟un est sa coquille, l‟autre est son noyau. Ne pas reconnaître ceci serait refuser à toute forme d‟art le droit d‟exister. »

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objectifs séparés du monde littéraire : le discours historique devient, au contraire, une partie principale de la littérature génocidaire. La littérature des camps est essentiellement l‟écriture de l‟histoire, c‟est-à-dire la représentation médiatisée du réel historique. Le témoignage des camps est saturé de subjectivité, ce qui ne pose pas d‟obstacles à la restitution des faits, mais la rend plus riche. Renaud Dulong soutient : « À l‟opposé du témoin en justice, instrument idéalement neutre d‟un travail d‟objectivation, celui qui parle d‟Auschwitz comme partie de son propre passé n‟est plus tenu à l‟impartialité. Son récit dit le spectacle de l‟humiliation et cette vérité rend caduque la question de l‟exactitude de ses descriptions36. » Le témoignage opère un rapprochement entre l‟histoire et la littérature par le biais d‟une expérience plus complète et totalisante. D‟ailleurs, le rapport direct du témoin avec l‟expérience, et non pas la relation indirecte de l‟historien, rend la narration plus riche et convaincante. La littérature permet de transmettre l‟histoire par un autre point de vue, plus personnel. La narration d‟un fait historique donne un ordre, une structure, une signification à une réalité donnée. Zoë Vania Waxman explique la fonction de la narration dans le témoignage littéraire : « The writing of testimony is often a way to organize experiences of life in order to make sense of them37. » Cet ordre et cet agencement narratif

d‟un événement historique permettent au témoin d‟établir un sens ou une logique à sa propre expérience. Le point de vue de Lawrence Langer relie le sens ou la signification qui résulte de l‟écriture du témoignage à une perception subjective de l‟événement : « The survivor account […] in the very process of forming a narrative with words, adopts a procedure that make it impossible to avoid some kind of teleology, a view of experience invested with meaning and purpose38. » La représentation littéraire de la Shoah par des

témoins est de nature subjective et adopte une perspective personnelle face à cet événement collectif. Pour répondre à la question posée au début de cette partie, il est justifiable d‟avancer que les témoignages sur la Shoah font indubitablement partie de l‟histoire ;

36 Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l'attestation personnelle, Paris, Éditions de

l'École des hautes études en sciences sociales, 1998, p. 16.

37 Zoë Vania Waxman, Writing the Holocaust, op. cit., p. 120.

Traduction française : « L‟écriture du témoignage est souvent une manière d‟organiser les expériences de la vie afin de leur donner du sens. »

38 Lawrence Langer, « Interpreting Survivor Testimony », dans Berel Lang, Writing and the Holocaust, New

York, Holmes and Meier, 1988, p. 26.

Traduction française : « Le récit du témoin […] dans le processus même d'élaborer un récit avec des paroles, adopte une procédure qui rend impossible d‟éviter une sorte de téléologie, une perspective de l‟expérience investie avec un sens et un but. »

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« Testimonies assume a historical importance far beyond whatever faces they could possibly deliver39. » Les témoignages font partie d‟une nouvelle conception de l‟histoire en

littérature, une conception qui se dissocie du simple rapport de faits objectifs et qui fait interagir l‟histoire avec l‟art, l‟objectivité avec la subjectivité.

La question de l‟autorité par rapport au témoignage et à l‟histoire a également suscité beaucoup de discussions. En s‟appuyant sur la notion d‟autorité développée par Catherine Coquio, il est important de faire la distinction entre témoignage et histoire par rapport à leur instance d‟autorité. Dans son article, elle saisit la fragilité des deux autorités : le témoignage et le savoir historique. Selon Coquio, le témoignage s‟érige en « autorité sans pouvoir ». Le témoignage tend à fonder une autorité par l‟expérience subjective et par l‟expérience vécue. Cependant, le témoignage échappe à la demande de preuves scientifiques objectives, ce qui constitue la fragilité de cette autorité. Coquio affirme qu‟« en matière de génocide, la preuve usurpe une autorité que les faits envisagés ne permettent pas de valider, puisqu‟ils échappent dès leur naissance à la structure traditionnelle de validation40. » Ce qui fonde l‟autorité du savoir historique correspond au

processus de validation, processus qui permet à ce savoir historique de se constituer en preuve. Le témoignage ne peut jamais se constituer en instance de validation des faits41. Pourtant, le savoir historique possède une autorité, également fragile et paradoxale. Cette autorité se caractérise uniquement par l‟identification des faits historiques, par le biais d‟un processus de mise à l‟épreuve du doute et de la preuve. Le savoir historique représente l‟autorité de la connaissance des faits historiques. Enfin, le savoir historique ne représente pas la réalité vécue, une autorité propre au témoignage.

La mémoire

La mémoire n‟a pas fait l‟objet de discussions étendues dans l‟historiographie de la Shoah, en grande partie à cause de l‟opposition entre histoire et mémoire faite par les

39 James Young, « Between History and Memory », The Incanny Voices of the Historian and Survivor.

Traduction française : « Les témoignages assument une importance historique au-delà de toutes les facettes qu‟ils peuvent donner. »

40 Catherine Coquio, « Génocide, une "vérité" sans autorité. La négation, la preuve et le témoignage », site de

l'Association internationale de recherche sur les crimes contre l'humanité et les génocides, 2000, p. 12, [en ligne]. http://aircrigeweb.free.fr/ressources/negationnisme/diversCoquioVerite.html, [Site consulté le 10 avril 2012].

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