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2. CHAPITRE II : Le pacte testimonial

2.3 Définir le pacte testimonial

2.3.4 Les effets du témoignage sur le lecteur

Les effets du témoignage sont multiples, mais il y a une composante du récit testimonial, à savoir l‟expérience vécue, qui produit des effets particuliers sur le lecteur. Le vécu est ce qui est réellement arrivé ou ce qui a été vécu par qulequ‟un.. Les récits concentrationnaires de Wiesel et de Kertész décrivent cette réalité vécue par un témoin. Dans Être sans destin la réalité vécue est racontée par un autre témoin nommé Gyurka et non pas par l‟auteur Kertész qui est en réalité le vrai témoin. Le contrat de lecture du vécu est particulier et se rapproche de celui de l‟autobiographie qui raconte à son tour des faits réels concernant la vie d‟une personne. L‟effet du vécu sur le lecteur est assez puissant parce que le texte présente une réalité et non pas un monde fictionnel : « On lui promet que

ce livre lui procurera une impression de vie : il ne va pas lire, c‟est la vie qui va lui sauter au visage, "comme si vous y étiez"184. » Le lecteur perçoit les événements rapportés dans le texte en tant que « faits » et est, par conséquent, plus facilement porté à croire à l‟histoire racontée. Le rapport du texte à l‟objet dont il parle se caractérise, d‟après Lejeune, par un rapport de ressemblance du texte au vécu : « Il ne s‟agit pas d‟un texte, mais d‟un reflet direct, dans le langage, du monde "réel"185. » L‟aspect réaliste du récit est ce qui influence la perception du lecteur des événements rapportés. Les textes de la Shoah produisent un effet de réception qui invite le lecteur à lire ces textes comme étant des récits référentiels en partie à cause de cette réalité vécue. D‟ailleurs, la réalité vécue qui constitue le témoignage est l‟un des éléments principaux qui permettent au narrateur-énonciateur d‟acquérir une autorité narrative. L‟autorité narrative du narrateur dépend de sa crédibilité comme narrateur ainsi que de la vraisemblance du récit. L‟autorité narrative est également active dans un univers fictionnel mais cette autorité est exploitée de manière singulière dans les œuvres testimoniales. L‟expérience vécue de la réalité de la Shoah permet au narrateur- énonciateur de solliciter l‟adhésion du lecteur au récit qu‟il lui propose. L‟activité testimoniale repose sur un contrat de lecture testimonial, lequel gagne l‟adhésion du lecteur de manière différente de l‟activité romanesque. Le lecteur ne joue pas à croire comme il le fait lors de l‟établissement d‟un pacte romanesque ou fictionnel. Le pacte testimonial définit un lectorat qui est appelé à juger et à évaluer sa lecture. Par ailleurs, le témoignage se distingue également de l‟histoire ; en nous appuyant sur la notion d‟autorité développée par Catherine Coquio, nous décrirons la distinction entre témoignage et histoire par rapport à leur instance d‟autorité. Dans son article, Catherine Coquio saisit la fragilité des deux autorités, le témoignage et le savoir historique. Ce qui fonde l‟autorité du savoir historique correspond précisément au processus de validation, processus qui permet à ce savoir historique de se constituer en preuve. Cette autorité se caractérise uniquement par l‟identification des faits historiques, par le biais d‟un processus de mise à l‟épreuve du doute et de la preuve. Le savoir historique représente la connaissance de faits historiques et objectifs. Le témoignage, cependant, est décrit par Coquio comme une « autorité sans pouvoir ». Autrement dit, le témoignage tend à fonder une autorité par l‟expérience

184 Philippe Lejeune, Je est un autre, op. cit., p. 206. 185 Id.

subjective et par l‟expérience vécue. Le témoignage échappe à la demande de preuve objective scientifique, ce qui cause précisément la fragilité de cette autorité. Le témoignage ne peut « jamais se constituer en instance de validation des faits186. » Coquio affirme qu‟« en matière de génocide, la preuve usurpe une autorité que les faits envisagés ne permettent pas de valider, puisqu‟ils échappent dès leur naissance à la structure traditionnelle de validation187. » La réalité vécue est un aspect fondamental de l‟autorité

propre au témoignage. Les effets de vécu suscités par le témoignage se réduisent fondamentalement à un rapport de confiance du lecteur avec l‟auteur. La confiance met en évidence le contrat fiduciaire qui structure le genre et le pacte testimonial. Le vécu dans le récit de témoignage oriente la lecture vers le régime véridique. Le lecteur est davantage enclin à croire aux événements rapportés parce que ces événements dérivent d‟une vraie expérience vécue par celui qui la raconte. Le vécu fonde également l‟autorité narrative du témoignage, autorité s‟appuyant sur la subjectivité de l‟expérience du témoin. Reconnaissant l‟influence du vécu dans le témoignage, il est possible de conclure que le vécu est au témoignage ce que la preuve est à l‟histoire.

Un autre effet du témoignage sur le lecteur est lié à sa portée pathétique. Tout lecteur de fiction ou de témoignage est pris à partie par les événements rapportés, mais ce qui rend les récits de la Shoah uniques demeure le pathos qui atteint le lecteur. Ce dernier subit une réaction émotionnelle distincte produite soit par la violence du récit, soit par l‟émotion du narrateur dans le récit. La sensibilité est mise à l‟épreuve en raison du caractère monstrueux des événements rapportés. La nature barbare de la matière de l‟œuvre agit d‟une manière particulière sur le lecteur. L‟horreur qui décrit la Shoah rend le récit difficile à comprendre et à croire. La réaction affective est une conséquence de l‟apprentissage du lecteur de cette expérience testimoniale qui surpasse l‟entendement commun. Les récits testimoniaux à l‟étude, fictionnels et non fictionnels, s‟éloignent de cette narration purement mécanique, pathétique et abominable de l‟expérience de la Shoah. Ces récits s‟épuisent dans les ruses de la fiction afin de mieux transmettre cette expérience historique insupportable. La crédibilité du témoignage est située au-delà de la description

186 Id.

187 Catherine Coquio, L’Association internationale de recherches sur les crimes contre l’humanité et les

génocides, « Génocide, une “vérité” sans autorité. La négation, la preuve et le témoignage », p. 12, [en ligne].

des horreurs de la Shoah et au-delà de la surcharge émotive que ces événements peuvent produire. En fait, comme le constate Marylène Duteil, « L‟objectif est justement de dépasser la simple indignation ou l‟émotion de l‟inimaginable. Il doit donner au lecteur les moyens de comprendre une expérience qui n‟est pas sienne et qui dépasse la compréhension188. » Pour atteindre le lecteur, pour gagner son adhésion, et pour créer des conditions de crédibilité du récit, la réalité de la Shoah ne doit pas être perçue comme insupportable. Le récit de l‟expérience génocidaire doit s‟appuyer sur d‟autres techniques littéraires afin de transmettre la Shoah. L‟effet du pathos dans le témoignage ne permet pas d‟emblée d‟établir cette relation de croyance entre le lecteur et l‟auteur. L‟émotivité et la sensibilité du lecteur créées par les événements décrits ne favorisent pas la transmission de l‟expérience de la Shoah, ni l‟établissement de la crédibilité des faits racontés. La crédibilité du récit de témoignage est renforcée grâce à la possibilité du recours à la fiction et à la littérarisation. Les rapports spécifiques entre fiction et témoignage seront examinés dans le chapitre suivant.

La présence du témoin dans les récits de témoignage produit des effets particuliers. Imre Kertész et Elie Wiesel ont un statut spécifique qui dépasse le simple statut d‟écrivain. En plus d‟être des auteurs, ils sont des rescapés, des survivants, voire des témoins. Le témoin doit avoir vécu et vu quelque chose d‟inimaginable et de singulier. Le mot témoin vient du latin testis189, qui dérive à son tour de tristis, et qui signifie le tiers comme intervenant entre deux personnes en litige dans une procédure judiciaire. C‟est la fonction de cet intervenant Ŕ quelqu‟un qui peut faire le rapport de ce qu‟il a vu Ŕ qui reste quasi conforme à la fonction d‟un témoin littéraire : « Le témoin, c‟est celui qui peut dire "j‟y étais" au sens plein de "j‟ai vécu intimement avec l‟événement"190. » Pourtant, dans le cadre de la littérature de la Shoah, l‟acte de témoigner n‟est pas sollicité, mais motivé par des obligations personnelles. Le rapport de l‟auteur-témoin avec la matière du récit est direct et personnel. La matière du récit, pour Kertész et pour Wiesel, se base sur leur expérience des camps et de l‟événement historique de la Shoah. Le statut de témoin

188 Marylène Duteil, « L‟imagination au secours de l‟inimaginable : Robert Anthelme et Jean Cayrol », dans

Daniel Dobbels et Dominique Moncond‟Huy (dir.), La licorne. Les camps et la littérature : une littérature du

XXe siècle, n° 51, Poitiers, UFR Langues Littératures, 1999, p. 232.

189 Jean Dubois, Henri Mitterand et Albert Dauzat, Le grand dictionnaire étymologique et historique du

français, Larousse, 2005, p. 983.

influence la perception du lecteur des événements rapportés par l‟auteur et, par conséquent, le pacte testimonial établi dans le texte. Le témoin est compromis dans un échange contractuel avec le lecteur et il est lié à l‟exigence de vérité. L‟auteur établit un contrat de vérité dans le récit, et ce contrat devient l‟enjeu primordial du témoignage. La position de témoin offre une légitimité au texte. Autrement dit, il est plus facile d‟accepter comme véridique un témoignage écrit par le témoin lui-même que par un tiers. Ainsi, le texte devient gage de fidélité pour le lecteur qui est persuadé de ce statut de témoin. Conformément au pacte autobiographique, une des caractéristiques majeures du pacte testimonial est justement cette position discursive du témoin-écrivain face à la matière du récit.

Alors que le pacte autobiographique définit un genre littéraire et repose sur l‟identité auteur-narrateur-personnage, le nom propre et la personnalité qu‟il recouvre constituant l‟objet de l‟histoire, le contrat de vérité du témoignage définit la position discursive adoptée et mise en forme par l‟auteur, que ce soit sous la forme d‟un récit- témoignage en je ou d‟un roman dont le récit est pris en charge par un narrateur distinct de l‟auteur191.

Comme l‟explique Marie Bornand, ce contrat de vérité fait partie du discours du témoin et non forcément du genre. Dans cette perspective, le contrat de vérité pourrait être présent même dans des romans, et non uniquement dans un récit de témoignage au sens strict. Le contrat de vérité, étant strictement lié au discours du témoin, pose un cadre qui :

détermine le rapport de l‟auteur à son récit, sa position de témoin direct ou de l‟altérité, le genre adopté pour son texte, en bref les circonstances de son expérience de l‟écriture, afin que la condition de vérité qui régit le témoignage soit garantie et que la représentation littéraire puisse se développer selon des conditions clairement établies192.

Le pacte testimonial est donc établi par la présence de ce type discursif dans un récit testimonial factuel ou fictionnel. Bien que le contrat de vérité soit influencé par la position de témoin comme instance auctoriale et actancielle, c‟est la position discursive du récit de témoignage qui permet d‟établir le pacte testimonial.

191Marie Bornand, Témoignage et fiction, op. cit., p. 64. 192 Ibid., p. 60.