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3. CHAPITRE III : Témoignage et fiction

3.1 Pour une définition de la fiction

Avant d‟analyser et de décrire la spécificité de la fiction dans les différents genres testimoniaux sur la Shoah, il est important de préciser sa définition. Le cadre théorique

que nous définirons ici sera pertinent et utile pour bien saisir les aspects particuliers de la fiction dans chacun des genres abordés dans les parties suivantes.

Étudier la notion de fiction soulève la question incontournable (et assez minée) : Qu‟est-ce que la fiction ? Sans entrer dans la particularité théorique ses nombreuses approches, cette brève introduction théorique démontrera que la fiction est une notion fort complexe et encore discutée en tant qu‟idée. Elle est la propriété d‟un texte qui possède des caractéristiques et des éléments qui font partie du domaine de la fiction, de l‟imaginaire et de l‟invention.

Étant considérée par certains théoriciens comme « l‟irréductible spécificité de la littérature216 » la fiction devient souvent synonyme de toute œuvre littéraire. Pour

Aristote, la fonction du poète n‟est pas d‟écrire ce qui s‟est passé, mais ce qui pourrait se passer.217 L‟intérêt du théoricien pour la littérature se résume à l‟appelle générale de poésie, et la fiction est sous-entendu sous le terme de mimésis. La mimésis est vue comme une imitation du réel permettant aux spectateurs du théâtre d‟identifier des vérités générales sur le comportement humain. Cette position est très éloignée de celle de Platon, pour qui la représentation était une façon de stimuler les émotions des spectateurs. Son sens générique renvoie au statut référentiel des individus d‟un texte, individus qui n‟existent pas dans la réalité. Cette conception de la fiction est à l‟origine du roman (et courante dans son acception anglophone). D‟ailleurs, la fiction est aussi assimilée au mensonge et à la feintise. John Searle (1982), entre autres, envisage la fiction comme une simple feintise ou simulation du récit factuel218. Käte Hamburger (1987) partage elle aussi cette idée de feintise de la fiction, particulièrement pour le récit à la première personne219. L‟approche pragmatique de la fiction de Thomas Pavel (1988) propose un lien entre fiction et possibilité. Pour Pavel, la fictionnalité n‟est pas une entité, mais comprend des êtres et des régimes entiers qui font de la fiction des mondes fictionnels220. Comme il le soutient dans Univers de la fiction, la nature de la fiction se situe dans la possible existence d‟êtres et de mondes fictionnels « autres » que les nôtres. Selon Pavel,

216 Jean-Marie Schaeffer, « Fiction, feinte et narration », Critique, tome XLIII, nos 481-482 (juin-juillet

1987), p. 555-576.

217 Aristote, Poétique, op. cit., p. 1451a.

218 John Searle, « Le statut logique du discours de la fiction », Sens et expression, Paris, Minuit, 1982. 219 Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1987.

la fiction n‟aurait pas de propriétés constantes ni d‟essence parce que la fiction est variable et flexible. Il faudrait comprendre la structure des mondes fictionnels ou des mondes possibles telle une représentation de la possibilité.

La fiction ainsi dépeinte est un concept théorique assez large qui ne peut pas être compris de manière simple et restrictive. Dans le cadre de ce travail, elle renvoie à l‟idée de l‟imaginaire en tant que possibilité ou voie qui permet la transmission de l‟expérience réelle. Loin de ses connotations négatives en tant que produit irréel et mensonger, la fiction permet de recréer une expérience réelle par l‟invention d‟un cadre narratif.

Dans le témoignage, le fictionnel et le factuel se contaminent. Ainsi, il nous faut revisiter les théories de la fiction et examiner les frontières fragiles qui existent entre le témoignage et les autres genres fictionnels. Nous ferons le survol des enjeux posés par la théorie de la fiction afin de rappeler les propositions fondatrices en théorie de la fiction et la manière dont elles infléchissent le témoignage littéraire. Cette vue d‟ensemble des avancées théoriques sur la fiction nous permettra de mieux comprendre où se situent le discours et la pratique testimoniale parmi ces idées théoriques. Il semblerait que le témoignage littéraire brouille cette frontière entre les régimes fictionnel et factuel.

On définit le récit de témoignage comme un texte qui rapporte une expérience vécue, et donc vraie. Il s‟oppose au récit fictionnel, qui est une narration de faits inventés. Le témoignage et l‟autobiographie sont des textes référentiels, c‟est-à-dire que la narration porte sur un objet réel. D‟ailleurs, dans le cas du témoignage, l‟histoire racontée vient d‟une personne directement impliquée. La complexité de l‟opposition entre textes de fiction et textes de non-fiction dérive du fait que le factuel et le fictionnel se contaminent. Tout récit factuel se sert de procédés de fiction et de mise en récit et, inversement, toute fiction se sert d‟éléments de la réalité extratextuelle. Le récit de fiction serait donc, selon l‟expression de Catherine Kerbrat-Orecchioni, « un cocktail […] composé selon un dosage variable d‟ingrédients réels et fictifs221. » Ce brouillage entre les frontières génériques est particulièrement évident dans le cas du témoignage littéraire qui raconte une histoire vraie en se servant de procédés et de techniques littéraires afin de transmettre l‟Histoire. D‟ailleurs, les récits fictionnel et factuel relèvent

221 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Le texte littéraire : non-référence, auto-référence ou référence

des mêmes structures langagières, ce qui rend leur distinction malaisée. Cette dichotomie entre le fictionnel et le factuel, et plus précisément la question des rapports de la fiction au réel, a été étudiée par de nombreux théoriciens et critiques. Au cœur de ces recherches sur les rapports entre le fictionnel et le factuel, il s‟agit de voir s‟il y a une frontière étanche entre ces deux régimes ou si la frontière peut être franchie. Thomas Pavel, dans

Univers de la fiction (1988)222, va jusqu‟à décrire deux positions critiques, intégrationniste et ségrégationniste, afin de caractériser les philosophies de la fiction. La position ségrégationniste s‟attache à l‟idée que le contenu des textes fictionnels dérive purement de l‟imagination sans laisser la place à des éléments référentiels. La position antinomique, c‟est-à-dire celle des intégrationnistes, soutient qu‟il n‟y a pas de différence entre des descriptions fictionnelles et non fictionnelles du monde, et que d‟ailleurs la séparation entre le fictionnel et le réel n‟est qu‟une question de degré. Pavel soutient dans cette étude fondamentale sur la fiction que la démarcation entre ces deux régimes est un élément variable et qu‟on ne peut pas attribuer à la fiction de propriétés constantes ou une essence. Cette idée d‟une frontière brouillée entre les deux régimes fictionnel et non fictionnel rejoint ce que l‟on peut observer dans les récits de témoignage portant la Shoah qui s‟appuient sur la fiction et le factuel. Adoptant une approche linguistique, dans

Logique des genres littéraires, Käte Hamburger s‟interroge sur la particularité des

énoncés de fiction. Selon Hamburger, la fiction n‟est pas un acte d‟énonciation réel (énoncé), mais elle n‟est pas non plus un acte d‟énonciation feint parce qu‟elle échappe au système énonciatif comme tel. La fiction est comprise comme mimésis de la réalité (non mimésis d‟un acte de langage) où tout acte énonciatif disparaît. Hamburger finit par énumérer une liste d‟indices de fiction que l‟on retrouve dans le récit fictif et qui distinguent le régime narratif fictionnel. Bien que Hamburger se situe plutôt du côté ségrégationniste dans la mesure où elle considère une frontière entre le régime fictionnel et factuel, elle affirme malgré tout le caractère contradictoire de la fiction en exprimant que « la fiction est autre chose que la réalité, mais en même temps […] la réalité est la matière de la fiction223. » Margaret Mac Donald, quant à elle, définit l‟énoncé de fiction comme une assertion de « feintise » ou de « simulation » et non une assertion fausse,

222 Thomas Pavel, Univers de la fiction, op. cit., 1988. 223 Käte Hamburger, Logique des genres littéraire, op. cit.

mensongère ou hypothétique224. Elle décrit la logique du langage de la fiction en tant que langage utilisé pour créer dans la fiction. Les œuvres de fiction seraient des arrangements de mots, de style et de matériaux du récit qui peuvent faire mention d‟objets, de personnes et d‟événements réels. C‟est à partir de telles idées de la fiction que John Searle envisage la fiction. L‟approche pragmatique de Searle lui permet d‟affirmer que c‟est « l‟intention illocutoire » de l‟auteur qui peut différencier un récit fictionnel d‟un récit factuel. Pour lui, le discours fictionnel n‟accomplit pas un acte de langage ou un acte illocutoire, mais un acte de feintise qui est distinct de l‟acte de langage et désigne le non-sérieux. Les propriétés narratives, énonciatives et textuelles ne suffisent pas à relever le statut fictionnel d‟un récit.

Il n‟y a pas de propriétés textuelle, syntaxique ou sémantique qui permettent d‟identifier un texte comme œuvre de fiction. Ce qui en fait une œuvre de fiction est, pour ainsi dire, la posture illocutoire que l‟auteur prend par rapport à elle, et cette posture dépend des intentions illocutoires complexes que l‟auteur a quand il écrit ou quand il compose l‟œuvre225.

Searle conclut en disant que toute fiction est une simulation non sérieuse du factuel226. Enfin, la fiction est définie en tant qu‟acte ou attitude intentionnelle. Cette définition de la fiction diffère de celle de Gérard Genette qui, lui, examine les différences narratologiques entre un récit factuel et un récit fictionnel. Cette brève étude théorique227 lui permet de conclure que le mode et la voix pourraient être des signes révélateurs du caractère fictionnel d‟un récit. Ainsi, la fiction est approchée par Genette comme un fait langagier. Pourtant, comme Hamburger et Searle, Genette n‟est pas convaincu qu‟il existe un récit purement fictif ou factuel. De fait, il admet « qu‟il n‟existe ni fiction pure, ni Histoire si rigoureuse qu‟elle s‟abstienne de toute mise en intrigue et de tout procédé romanesque, que les deux régimes ne sont pas si éloignés l‟un de l‟autre228. » Adoptant également une approche narratologique, Dorrit Cohn diverge de la position soutenue par Genette dans la mesure où elle n‟envisage pas l‟applicabilité des outils narratologiques aux récits fictionnels. Dans Le propre de la fiction, Cohn insiste sur la nécessité d‟adapter les principes de la narratologie pour pouvoir faire l‟analyse des récits non

224 Margaret Mac Donald, « Le langage de la fiction », Poétique, n° 78 (avril 1989). 225 John Searle, Sens et expression, Paris, Minuit, 1982, p. 109.

226 Id.

227 Gérard Genette, « Récit fictionnel, récit factuel », Protée, vol. XIX, no 1 (1991), p. 9-18. 228 Ibid., p. 16.

fictionnels. Dorrit Cohn favorise une position séparatiste, illustrant qu‟il y a des propriétés spécifiques au récit de fiction, et ces propriétés soulignent encore davantage la frontière générique entre le fictionnel et le factuel. Bien que ce ne soit pas dans nos intentions de nous concentrer sur cette distinction, il est indispensable de tenir compte de cette complexité binaire pour étudier la manière dont le réel peut être rendu dans une représentation ainsi que les problématiques qui en découlent.

Ce survol des enjeux posés par la théorie de la fiction, et précisément du rapport de la fiction au réel, démontre que plusieurs avancées critiques proposent une contamination des régimes du réel et de la fiction. Cette contamination ou brouillage des régimes de la fiction et du réel est également présente dans le témoignage littéraire. Comme il sera illustré dans les prochaines parties du chapitre, le genre testimonial se sert de la fiction tout en avançant un discours véridique sur la réalité donnée. Ainsi, le rapport entre fiction et témoignage est prégnant, et c‟est précisément ce lien qui, nonobstant toutes les controverses, nous oblige à reconsidérer la place de la fiction dans le témoignage.