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1. CHAPITRE I : Discours et pratique du témoignage

1.5 La valeur du témoignage littéraire

1.5.2 Du témoignage judiciaire au témoignage littéraire

Ces premières réflexions sur le genre testimonial a permis de rappeler les acceptions juridiques et historiques jusqu‟à son incarnation littéraire. Il est indéniable que la fonction judiciaire du témoignage a influé sur la pratique du témoignage littéraire, pourtant, letémoignage littéraire ne devrait pas s‟entendre au sens juridique du terme « témoignage ». Cependant, il y a bien des différences entre ces deux formes de témoignage, même si elles ont en commun le fait d‟exprimer une situation que le témoin a vue ou vécue. Dans un article, Michael Riffaterre fait la distinction entre le témoignage judiciaire et le témoignage

98 Shoshana Felman et Dori Laub, Testimony : Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and

History, op. cit., p. 59.

Traduction française : « D‟un coup, nous avons vu quatre cheminées s'enflammer, exploser. »

99 Ibid., p. 60.

Traduction française : « La femme ne témoignait pas du nombre de cheminées qui ont explosé, mais elle témoignait de quelque chose de plus radical, de plus crucial : la réalité d‟un événement inimaginable… elle témoignait d‟une rupture d‟un cadrage. C‟était la vérité historique. »

littéraire : « Le témoignage, nous dit-il, est l‟acte de se porter garant de l‟authenticité de ce que l‟on observe et qu‟on croit digne d‟être rapporté. Tandis que le témoignage littéraire est la représentation de cet acte authentique […]100. » Selon Riffaterre, le témoignage littéraire serait donc la mise en récit de cet acte de foi. Cette distinction se situe au cœur de la pragmatique linguistique construite sur la base de la théorie des actes de langage. Il y a une frontière, bien que très étroite et facilement franchissable, qui se situe entre un énoncé qui produit un effet sur le réel et une représentation d‟un énoncé. La théorie des actes de langage de Searle se fonde sur l‟idée que le langage sert à accomplir un acte. Le témoignage judiciaire serait un acte de langage qui a pour but de se porter garant d‟une vérité. Le témoignage littéraire, par contre, serait une représentation de cet acte, où un personnage se porte garant d‟une vérité au sein d‟une fiction. La position de Riffaterre sur le témoignage littéraire soutient que le discours testimonial est placé à l‟intérieur de la bulle de la fiction et du discours. Contrairement à la proposition de Riffaterre qui maintient l‟idée que le témoignage littéraire est la représentation d‟un acte authentique ou d‟un acte de foi, notre thèse soutient que le témoignage littéraire ne repose pas dans la représentation de l‟acte de vérité à l‟intérieur de la fiction. Nous proposons que l‟intentionnalité de l‟auteur est déterminante dans l‟acte authentique et l‟acte testimonial qui fondent le témoignage littéraire. L‟acte testimonial et le pacte entre l‟auteur et le lecteur sont fondamentaux dans la transmission de la vérité par la voie de la littérature.

Par ailleurs, Pierre de Gaulmyn cherche à établir le sens et l‟usage du mot « témoignage » dans les contextes littéraire et judiciaire. Selon lui, le témoignage judiciaire et le témoignage littéraire partagent la valeur de jugement. Le témoignage judiciaire est une déclaration publique (un jugement), et le témoignage littéraire contribue à poser un jugement de valeur101. Il souligne ce qui différencie le témoignage littéraire : « Cette implication de l‟intime, du corps et de ses relations avec l‟événement Ŕ et la recherche du langage pour le dire, me semblent être le caractère le plus nécessaire du témoignage littéraire102. » Ce sont la subjectivité, l‟intimité, l‟émotivité et le manque de recul qui sont le propre du témoignage littéraire. Contrairement au témoignage judiciaire, le témoignage

100 Michael Riffaterre, « Le témoignage littéraire », op. cit., p. 217.

101 Pierre de Gaulmyn, « Le témoignage, du judiciaire au littéraire », Les Cahiers de la Villa Gillet, vol. III

(novembre 1995), p. 74.

littéraire accorde une place fondamentale à la parole et au langage dans la transmission de l‟expérience testimoniale.

Pour le témoignage littéraire, il faudrait reconnaître le rapport fondamental entre la littérature et le témoignage. C‟est-à-dire que, contrairement au témoignage juridique, le témoignage littéraire doit suivre des conventions et des codes proprement littéraires et s‟appuie sur la parole et l‟expérience du témoin dans la transmission de l‟expérience testimoniale. Le témoignage judiciaire et historique concerne en premier lieu « l‟attestation de faits » et le « régime de la preuve » qui n‟a pas été traditionnellement ébranlé par la littérature de témoignage. L‟historien italien Carlo Ginzburg a thématisé la notion de trace en histoire et questionne la recherche des fondements d'un savoir ou d‟une vérité historique. Ginzburg s‟oppose au relativisme et au néo-scepticisme à la Hayden White qui appuie les thèses sur la perméabilité de la fiction et de l‟Histoire. Il reconnaît pourtant l‟importance entre la trace ou l‟histoire et la narration103.

Today the insistence on the narrative dimension of historiography [...] is accompanied, as we have seen, by relativistic positions which tend to erase de facto all distinctions between “fiction” and “history”, between narratives of the fantastic and narratives with pretense to truth. Against these tendencies, it should be emphasized instead that a greater awareness of narrative dimension does not imply weakening of the cognitive possibilities offered by historiography, but rather, to the contrary, their intensification104.

D‟après Ginzburg, le savoir historique s‟appuie quand même toujours sur le principe de véridicité et sur l‟attestation de preuves.

Terms such as « fiction » and « possibility » must not deceive us. More than ever the question of evidence remains the nub of historical research: but its status inevitably is modified the moment different themes are confronted in respect to the past, with the assistance of documentation which is itself diverse.105

103 Voir son célèbre essai, Carlo Ginzburg, Mythe, emblème et traces : morphologie et histoire, Paris, Editions

Verdier, 2010.

104 Carlo Ginzburg, Threads and Traces: True False Fictive, Los Angeles, University of California Press,

2012, p. 67.

Traduction française: « Aujourd‟hui l‟insistance sur la dimension narrative de l‟historiographie […] est accompagné, comme nous l‟avons vu, de positions relativistes qui tendent à effacer de facto toutes les distinctions entre "fiction" et "histoire", entre narrations portant sur le fantastique et narrations sous prétexte de dire la vérité. Contre ces tendances, on devrait souligner qu‟une connaissance plus fine de la dimension narrative n‟insinue pas l‟affaiblissement des possibilités cognitives offertes par l‟historiographie, mais par contre, leur intensification. »

105 Ibid., p. 70.

Traduction française: « Les notions telles que "fiction" et "possibilité" ne doivent pas nous tromper. Maintenant plus que jamais la question de la preuve reste au cœur de la recherche historique : mais sa condition est inévitablement modifiée dès le moment où différents thèmes sont confrontés en ce qui concerne le passé, avec l‟aide de la documentation qui est elle-même variée. »

Avec les pratiques fictionnelles dans le témoignage, le régime de la preuve est convoqué particulièrement avec l‟énonciation du doute et, de manière encore plus manifeste, avec la structure d‟enquête que prennent les récits portant sur l‟expérience de la postcaptivité. Dans ces récits sous forme d‟enquête, on voit que les témoins sont obsédés par la trace. C‟est la littérature qui permet au témoignage littéraire de se produire et d‟exister parce que le témoin a recours à la littérature pour arriver à dire et à transmettre son expérience-limite. Quelques questions se dessinent ainsi quant au rapport entre la littérature et l‟acte de témoignage : Quel est le rapport entre le témoin et son œuvre ? Quelle est la relation entre témoigner et écrire ? Quel est le lien qui lie le témoin à cette exigence littéraire ? Nous tenterons d'apporter un éclairage à ces questions dans les lignes qui suivent.