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1. CHAPITRE I : Discours et pratique du témoignage

1.6 Désir de transmission

La pratique testimoniale se distingue donc des autres pratiques et des autres genres littéraires par les conditions particulières dans lesquelles le témoignage littéraire se produit. Contrairement à un écrivain de fiction qui écrit pour satisfaire sa passion intérieure pour l‟art littéraire, pour convaincre d‟une idéologie ou même pour transmettre une certaine

108 Susan E. Shapiro (1995), « Elie Wiesel and the Ethics of Fiction », Rhetoric and Pluralism. Lagacies of

Wayne Booth, Columbus, Ohio State University Press, p. 80.

Traduction française : « En dépit de la frontière herméneutique bâtie autour du récit historique afin de protéger la véracité de la Shoah, la pratique de Wiesel ouvre la possibilité d‟imaginer et de penser à une vérité dans des manières qui ne sont pas contraintes ou confinées aux notions de la représentation littérale. »

109 Ibid., p. 81.

vision du monde, le témoin, par contre, est appelé à déposer son témoignage en tant que survivant par une force intérieure qui se situe au-delà de la littérature. Les conditions dans lesquelles le témoignage se produit, c‟est-à-dire le fait d‟avoir vécu un événement comme la Shoah, ont un effet décisif sur le désir du témoin de rédiger son témoignage.

Écrire un témoignage semble être lié au désir d‟inscrire et de transmettre une expérience-limite que l‟on a vécue. « Le discours du témoignage n‟est pas seulement soumis à la toute-puissance désarmante des faits. Il se réclame aussi d‟un désir110. » Ce désir, pour les survivants de l‟expérience génocidaire, est de laisser une trace pour que le monde sache ce qui s‟est passé, et de parler en l‟honneur des défunts qui n‟ont pas eu la possibilité de le faire. Pour le témoin, l‟écriture n‟est pas un loisir, ni une profession. Comme l‟exprime Wiesel dans un essai, « for the survivor, writing is not a profession, but an occupation, a duty111. » D‟ailleurs, ce désir de transmission par le témoignage, et par la littérature en général, est aussi un effort pour faire survivre la mémoire de la Shoah lorsqu‟il n‟y aura plus de témoins. Ce désir de la part des témoins, et particulièrement de la part de Wiesel, est une forme d‟engagement, par rapport à soi-même et par rapport à l‟Histoire. Le témoignage a donné naissance à une nouvelle forme d‟engagement littéraire, engagement qui unit l‟histoire et la littérature. Le témoin de la Shoah est impliqué par son expérience personnelle, notamment celle des camps, mais il est également impliqué par un devoir historique. En tant que survivant, le témoin-écrivain assume la responsabilité de dire ce qu‟il a vécu par l‟écriture littéraire. Il s‟engage à raconter son expérience, et ce geste d‟engagement de la part de l‟auteur donne à l‟art une fonction qui dépasse sa simple fonction esthétique. Le geste d‟engagement littéraire est saisi en tant qu‟acte. Comme le souligne Alexandra Makowiak :

L‟engagement est étroitement lié à l‟action, mais aussi à la parole : l‟engagement se dit, et c‟est en se disant qu‟il existe ; il se signe, se déclare, se formalise dans une parole, s‟engager c‟est forcément avoir affaire avec la parole : « donner sa parole », ou bien encore « prendre la parole » : prendre la parole avec le langage dont on dispose, prendre la parole que le langage déjà constitué nous tend112.

110 Bruno Gelas, « Le témoignage et la fiction », Les Cahiers de la Villa Gillet, vol. III

(novembre 1995), p. 62.

111 Elie Wiesel, « Why I Write », dans Confronting the Holocaust, Bloomington, Indiana University Press,

1978, p. 200.

Traduction française : « pour le survivant, écrire n‟est pas une profession, mais un travail et un devoir ».

112 Alexandra Makowiak, « Paradoxes philosophiques de l‟engagement », dans Emmanuel Bouju (dir.),

Avec la profusion des récits de témoignage après la libération, on a souvent fait l‟association entre témoignage et engagement. Pourtant, ce rapprochement entre engagement et témoignage fait aussi l‟objet de controverse. Le témoignage, en tant qu‟attestation et déposition d‟une expérience personnelle, est motivé par des valeurs morales. Le survivant ne témoigne pas pour prendre position par rapport au contexte social ni pour agir sur la situation sociopolitique. L‟objectif principal du témoin est de « faire savoir », c‟est-à-dire de transmettre l‟expérience de la Shoah aux autres. Bien qu‟il existe des différences entre l‟engagement et le témoignage, particulièrement en ce qui concerne leurs motivations, les deux formes littéraires se rejoignent sur le plan de l‟action. Le témoignage n‟est pas simplement un texte, et comme l‟engagement littéraire en fait preuve, il est un acte qui implique l‟auteur dans ce qu‟il dit. Cet acte est d‟ailleurs ce qui fonde le pacte testimonial, qui est un acte de discours ou un acte de foi. Comme le mentionne Jacques Derrida : « L‟essence du témoignage ne se réduit pas nécessairement à la narration, c‟est-à-dire aux rapports descriptifs, informatifs, au savoir ou au récit ; c‟est d‟abord un acte présent, un acte de témoigner, acte d‟engagement113. » L‟acte testimonial est un acte discursif qui fait écho à une participation réelle à un événement. Pour le témoignage, l‟action se situe dans la parole, et sur ce plan, il se rapproche encore une fois de l‟engagement. Le témoignage est un acte de discours où action et parole se rejoignent afin de transmettre une expérience de vie.

Conclusion du premier chapitre

Avec cette étude poétique du genre testimonial, il a été possible d‟identifier les grands paramètres du témoignage. L‟étude des paramètres et des manifestations du genre a souligné que la valeur du témoignage se déplace, marquant de fait l‟importance de la vérité testimoniale en littérature au lieu de la vérité historique. La valeur testimoniale se base sur l‟expérience singulière du témoin et la manière dont cette expérience est représentée à l‟intérieur des formes testimoniales. En faisant valoir cet élément de nouveauté relié au témoignage, ce chapitre démontre que la littérature de la Shoah renouvelle le modèle théorique classique du genre testimonial. Dans le témoignage, les régimes fictifs et non

fictifs dans la littérature de la Shoah se brouillent. Il y a une distance qui s‟instaure peu à peu entre le témoignage et le devoir de vérité et le doute sera la forme la plus éloignée du rapport véridictoire du témoignage. Le récit de témoignage portant sur la Shoah ne semble pas obéir aux qualités descriptives du témoignage conventionnel qui visent uniquement à l‟attestation de faits et d‟une vérité historique et donc la nature même de l‟événement sollicite une nouvelle compréhension du genre. La valeur de vérité dans le témoignage littéraire est remise en cause parce que la vérité ne repose pas sur une factualité attestée, c‟est-à-dire la supposée vérité des faits et des données historiques représentés dans le témoignage, mais repose sur une posture du narrateur favorable à la transmission de l‟expérience.