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1. CHAPITRE I : Discours et pratique du témoignage

1.3 Historique et définition du genre testimonial

La pratique testimoniale est une pratique sociale et culturelle qui existe depuis des siècles et ses traditions remontent à l‟église, à la justice et à l‟histoire65. Nonobstant sa valeur sociale, le témoignage est privé d‟un statut générique établi. Contrairement aux autoportraits, aux journaux intimes, aux mémoires et à l‟autobiographie, qui sont des genres identifiables et qui ont un historique bien connu, il est difficile d'établir la généalogie du genre testimonial. Bien que la naissance du témoignage reste floue, son évolution est beaucoup plus connue. Le témoignage n‟apparaît pas comme un genre clairement identifiable et a été longtemps privé de valeur et de reconnaissance littéraire66, ce qui a posé un obstacle à sa constitution comme genre. Une toute première tentative de définition du témoignage comme genre est abordé par Jean Norton Cru dans son ouvrage majeur

Témoins67. Cette œuvre est un essai d‟analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928. Les problématiques du pathos, de la singularité de l‟expérience de guerre et de l‟émergence d‟une littérature du vécu se dégagent dans ses analyses. Les réflexions de Cru placent le témoignage en contexte de guerre. Plusieurs tendances et traditions ont influencé l‟émergence des premiers témoignages et l‟évolution du témoignage comme genre. Ce processus d‟historicisation du témoignage a d‟ailleurs été mis en place par Annette Wieviorka68 dans son livre L’ère du témoin. Elle établit dans ce livre les relations entre le témoignage et l‟histoire, de même qu'elle démontre l‟évolution du témoignage dans le temps. Elle distingue trois phases dans l‟histoire du témoignage : la première phase se déroule durant les premières années après la deuxième guerre mondiale. Elle se caractérise par un fort désir d‟attestation et une production en masse de récits portant sur l‟expérience de guerre. C‟est ce que Wieviorka nomme « L‟avènement du témoin » qui marque la deuxième phase de l‟histoire du témoignage. Cette période commence à partir du procès d‟Eichmann en 1961 et, contrairement à la première phase où les témoins voulaient attester et rappeler ce qui s‟est passé, les témoignages sont alors sollicités dans une perspective judiciaire. La troisième phase, « L‟ère du témoin »,

65 Les considérations historiennes sur l‟émergence du genre du témoignage seraient intéressantes à explorer

en profondeur mais dans cette thèse le territoire plus institutionnel n‟est pas abordé ; l‟étude se centre sur des enjeux de poétique.

66 Jean-Louis Jeannelle, « Pour une histoire du genre testimonial », Littérature, vol. XXXV, 2004, p. 89-90. 67 Jean Norton Cru, Témoins, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993, (Ed. Les Etincelles, 1929 pour

l'édition originale).

commence à partir de 1970. Cette période se marque par une explosion du témoignage dans différentes formes et d‟un impératif social de commémorer la mémoire du passé. Jean- Louis Jeannelle retrace lui aussi de manière plus condensée l‟archéologie du genre testimonial et avoue qu'elle est difficile à résoudre parce que le genre peut s‟appliquer « à des textes relevant de bien d‟autres genres, à des époques où n‟étaient pas réunies les conditions nécessaires à l‟existence de ce que nous nommons aujourd‟hui "témoignage"69. » Pour Jeannelle, les traditions religieuses et les traditions juridiques ainsi que les différents genres comme les mémoires et les journaux contribuent à la progressive apparition du genre. D‟ailleurs, la Commune a marqué une étape importante dans la naissance du témoignage et la Grande Guerre marque son baptême. D‟autres études de Michael Riffaterre70, de Michael Pollack et de Nathalie Heinich71 ont également abordé le sujet du témoignage ; ses diverses tentatives offrent des aspects riches et complémentaires à la compréhension de la constitution du témoignage comme genre; cependant; individuellement ces analyses ne nous offrent pas un portrait complet et exhaustif de la poétique du genre testimonial qui comprenne un historique du témoignage depuis ses premières manifestations jusqu‟à ses pratiques modernes.

Le genre testimonial a évolué depuis sa naissance et a acquis un nouveau statut depuis l‟événement de la Shoah. La Seconde Guerre mondiale et l‟horreur du génocide juif ont été des éléments cruciaux dans la constitution et dans le développement du genre testimonial. La période suivant la guerre a vu un grand nombre de témoignages publiés sur les horreurs de la Shoah, et ce corpus testimonial a aidé à définir le témoignage portant sur cet événement historique. De l‟écriture la plus authentique et factuelle des rescapés pendant la guerre à une écriture plus fictionnelle, la littérature de la Shoah se voit encore une fois modifiée. Dans The Holocaust and the Postmodern, Robert Eaglestone souligne précisément comment la Shoah a défié une compréhension strictement factuelle et objective du témoignage :

69 Jean-Louis Jeannelle, « Pour une histoire du genre testimonial », art.cit., p. 91. 70 Michael Riffaterre (2002), « Le témoignage littéraire », op.cit.

71 Michael Pollack et Nathalie Heinich, « Le témoignage », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-

In the case of Holocaust testimony, it is true that there are accounts of horror before […] and it is true that these are testimonial. But they tend to be subsumed into, for example, historical accounts (an eyewitness report, an oral history) or literary accounts (novels). Literary, historical and philosophical writing since 1945 are involved in a new genre, testimony, with its own form, its own generic rules, its own presuppositions72.

Il est donc important de ne pas ignorer cette charnière historique qui a influencé le genre et qui a contribué à « renouveler »le genre testimonial.

Aujourd‟hui, la pratique testimoniale est liée à certaines exigences thématiques et formelles qui balisent ce qui est devenu le témoignage moderne. Comme l‟indique Jean- Louis Jeannelle, il semble que nous vivions aujourd‟hui dans un monde du témoignage :

L‟entrée dans le monde moderne se marque ainsi, entre autres signes, par la valorisation du témoignage comme genre. Pratique sociale et culturelle gérée depuis fort longtemps par toutes sortes d‟institutions, de l‟église à la justice, cet acte d‟attestation se cristallise sous la forme d‟un modèle d‟écriture prégnant au moment même où l‟individu ne se pense plus comme faisant partie d‟un tout social organique mais comme le dépositaire de droits universels et l‟agent autonome de mouvements collectifs Ŕ guerres et révolutions73.

Donner une définition fixe et définitive du genre testimonial reste encore assez difficile. Cependant, dans un premier temps, on pourrait proposer la définition suivante : le témoignage littéraire est un récit où un pacte testimonial est établi et où un individu s‟engage à raconter une expérience personnelle et singulière tout en préservant le caractère historique de l’événementialité. À partir de cette définition préliminaire, la partie qui suit s‟intéressera plus précisément à définir le genre testimonial à travers l‟identification et l‟analyse d‟éléments définitoires du témoignage de la Shoah.

72 Robert Eaglestone, The Holocaust and the Postmodern, New York, Oxford University Press, 2004, p. 6.

Traduction française : « Dans le cas de la littérature de la Shoah, il est vrai qu‟il y a des récits d‟horreur avant […] et il est vrai qu‟ils sont testimoniaux. Mais ils ont tendance à être subsumés, par exemple, dans des récits historiques (un rapport oculaire, une histoire orale) ou dans des récits littéraires (romans). L‟écriture littéraire, historique et philosophique, depuis 1945, font partie d‟un nouveau genre, le témoignage, avec sa propre forme, ses propres règles génériques, ses propres présuppositions. »

1.4 Définir le genre testimonial de la Shoah