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3. CHAPITRE III : Témoignage et fiction

3.5 La fiction dans les romans de postcaptivité

Cette prochaine partie explorera la place de la fiction dans les romans testimoniaux et particulièrement le roman portant sur l‟expérience du témoin après les camps. Il faut spécifier que nous parlerons dans cette partie de romans écrits par des survivants et des témoins. Nous ne toucherons pas aux romans écrits par la deuxième génération ni aux romans écrits par des gens qui n‟ont pas vécu (même familièrement) la Shoah. Ce type de fiction est, encore une fois, différent de celui que l‟on retrouve dans le témoignage

261 Julia Karolle, « Imre Kertész‟s Fatelessness as Historical Fiction », art. cit., p. 89.

Traduction française : « [Kertész] optimise ce potentiel provocateur dans Être sans destin, en fait, il peut se comprendre comme une recherche de la vérité de la part de Kertész, une recherche qui prend au sérieux la fictionnalité dans la littérature de la Shoah dans sa construction de l‟authenticité ».

262 Ibid., p. 95.

Traduction française : « [Être sans destin] cherche à atteindre un nouveau type d‟authenticité, qui se baserait sur une vérité spirituelle et morale plutôt que sur la vérité historique ».

littéraire : ce type se rapproche plus de la fiction testimoniale. Dans les romans liés à la Shoah, la fiction est davantage liée à l‟imaginaire sur le plan des énoncés. La part de fiction affirme une réalité qui est imaginée et qui n‟est pas réelle. La fiction est ici synonyme d‟invention. J‟affirme « la part de fiction » parce que ces romans, bien qu‟ils ne soient pas autobiographiques, reposent quand même sur une réalité, celle de la Shoah. L‟expérience de la Shoah est perceptible dans les romans de personnages en postcaptivité (même si la Shoah n‟est jamais nommée).

D‟abord, comme dans les autres formes de témoignage, l‟abondance des effets poétiques et esthétiques dévoile la dimension fictive du récit. La description finale de l‟envoyé dans Le chercheur de traces, illustre la particularité des effets esthétiques propres à la fiction.

L‟étranger laissa tomber son journal ; discrètement, il balaya le quai du regard Ŕ puis se ravisa avec embarras : comment ?! Serait-il en train de chercher ses accusateurs ?... Il se leva puis se rassit sur son banc. Sa main farfouilla dans sa poche. Il en sortit un bloc-notes avec stylo bille adapté ; et une minute plus tard, il s‟aperçut qu‟il était plongé dans l‟estimation succincte des frais du voyage au bord de la mer qu‟il entreprenait le lendemain. (CT : 118)

Comme l‟illustre la citation ci-dessus, dans ce récit il y a plus qu‟une simple narration de faits et d‟événements. La narration décrit de manière poétique les lieux, les émotions et les actions du personnage. La fiction permet de poétiser et d‟« orner » la narration d‟actions simples (ex. « il balaya le quai du regard ». La description poétique fait également partie du récit Le crépuscule, au loin.

Raphael sort de la rue. C‟est l‟après-midi. Des enfants rentrent de l‟école. Une vieille femme, assise sur l‟escalier de sa maison basse, se parle à elle-même. Plus loin, un adolescent dort sur un banc. Un silence bienfaisant, réparateur plane sur le village : quelle paix, songe Raphael, mon Dieu, quelle paix, on hésite à la troubler par un regard déplacé, par une pensée inappropriée. (CAL : 67)

Comme le démontre le passage cité, la narration consiste en une simple description de la tranquillité dans la rue. Elle ne raconte pas les actions et les événements de l‟intrigue mais la situation environnante.

Dans Le crépuscule, au loin et Le chercheur de traces, les récits ne racontent pas une réalité vécue, mais une histoire inventée. Ces deux romans présentent une narration fictionnelle qui s'éloigne de la narration typique dans les témoignages littéraires, mais transmettent quand même l‟expérience de la Shoah.. L'intrigue de ces romans ne raconte

pas l'expérience des camps comme le font le témoignage et la fiction testimoniale. Elle ne suit pas la structure testimoniale et plonge ces récits encore plus dans la fiction en représentant la vie des survivants après les camps. Ces récits s‟éloignent davantage de l‟impératif du témoignage de dire la vérité pure et met en scène une intrigue fictionnelle qui ne décrit même pas l‟horreur de la Shoah. Ce ne sont pas seulement les détails, l‟enchaînement des événements, la méfiance des mots, les effets esthétiques et poétiques qui plongent ces romans dans la fiction, mais une histoire et une mise en intrigue complètement imaginées. La fiction se situe dans les événements, dans les faits racontés et dans les personnages. La fiction est à prendre dans son sens le plus littéral, comme l‟invention d‟une histoire imaginée. Tous les personnages des deux romans (Raphael, Pedro, Ezra, Yoël Tiara, etc. dans Le crépuscule, au loin et Hermann, l‟envoyé, la femme au voile de crêpe etc.) sont des êtres fictifs. Les événements racontés ne portent pas directement sur les camps de concentration et font partie d‟une intrigue imaginée portant sur l‟expérience post concentrationnaire. Ces romans transmettent, par la voie de l‟écriture et de l‟imagination, une expérience testimoniale de l‟après Shoah.

D‟ailleurs, dans ces romans, la fiction se reconnaît également à travers la mise en intrigue d‟un narrateur fictionnel. Il y a, dans les deux ouvrages, un narrateur fictionnel qui raconte une histoire imaginaire de personnages dans la période après la Shoah. Le

chercheur de traces, par exemple, est un récit écrit principalement à la troisième personne,

et met donc en scène un narrateur hétérodiégétique. « Au bout d‟une minute, Hermann rompit le silence. Il demanda à son hôte ce qui l‟intéressait au juste ». (CT : 9-10) Ainsi, contrairement au témoignage littéraire et à la fiction testimoniale, la voix narrative dans ce roman le plonge davantage dans la fiction. Il en est de même pour le roman Le

crépuscule, au loin qui met en récit un narrateur fictionnel nommé Raphael : « Enfant,

Raphael Lipkin aimait les fous et redoutait la folie ». (CAL : 11) Ces romans font éclater le modèle discursif testimonial ayant un narrateur comme témoin racontant sa propre histoire ou son propre témoignage. Semblables à la fiction testimoniale, ces deux récits marquent explicitement ce détachement avec l‟autobiographie par la mise en récit d'un narrateur qui ne s'identifie pas avec l'auteur. La dissociation d'identité entre l'auteur et le narrateur ainsi que la narration imaginaire ne portant pas sur l‟expérience des camps sont les signes les plus proéminents de l'aspect fictionnel du récit.

Comme on l‟a vu dans le témoignage et dans la fiction testimoniale, la fiction implique plusieurs enjeux dans la littérature de la Shoah. Les romans portant sur l‟expérience de postcaptivité s‟affichent comme romans et se basent sur une histoire prétendue complètement imaginée. Cependant, ces romans ont un dénominateur commun avec les témoignages et les fictions testimoniales. Ce dénominateur est l‟auteur qui devient témoin des horreurs de la Shoah. Un autre dénominateur est l‟événement historique de la Shoah, voire l‟expérience de cet événement. Ainsi, bien que ces romans ne soient pas des témoignages purs et authentiques dans le vrai sens du terme, ils font tout de même partie d‟une « littérature de témoignage ». L‟acte de témoignage peut s‟exprimer sous différentes formes, du témoignage le plus authentique au roman le plus fabulatoire. Cette littérature de témoignage n‟est pas censée transmettre uniquement l‟histoire des camps, mais aussi transmettre une expérience testimoniale qui inclut bien plus que les faits et les événements décrits de manière objective et factuelle. Ces romans traversent l‟histoire de façon oblique, c‟est-à-dire non pas directement, mais par la voie de la fiction. Cette expérience testimoniale peut comprendre l‟expérience des camps, les obstacles linguistiques au moment de transmettre l‟expérience, les incidences de l‟expérience des camps sur l‟adaptation à la vie après les camps, les difficultés psychiques des témoins à survivre, etc. C‟est la rencontre de tous ces éléments qui définit l‟expérience testimoniale, voire la littérature de témoignage. Donc, dans les romans testimoniaux, la fiction sert à faciliter la transmission de l‟expérience testimoniale par la voie de l‟imaginaire.

Conclusion du troisième chapitre

En somme, il faut envisager la fiction d‟une manière unique dans la littérature de la Shoah, même si elle prend diverses formes dans chacun des genres testimoniaux. La fiction permet la transmission d‟une histoire et d‟une expérience qui ne sont pas froides et systématiques, puisque la fiction se nourrit d‟une vaste imagination et se sert de diverses formes rhétoriques et poétiques pour surmonter l‟indicible et partager l‟expérience sur la Shoah. Pour envisager la fiction dans la littérature de la Shoah, il faut s‟éloigner de l‟opposition traditionnelle entre réalité et fiction et envisager cette dernière comme un moyen qui aide à transposer la réalité. La fiction dans la littérature de la

Shoah est bien différente de celle que l‟on trouve dans d‟autres pratiques littéraires parce que l‟événement réel et historique pose des limites. Lawrence L. Langer étudie le rapport entre l‟artiste littéraire et Auschwitz comme thématique d‟écriture. Il souligne les contraintes de cette littérature qui se charge de transmettre l‟atrocité :

The literature of Auschwitz is thus bound by its historical context in a way that most other literature is not. Within the above mentioned constraints, it faces the challenge familiar to all serious writers ; finding an appropriate tone and point of view, a suitable angle of vision, a valid and convincing centre of consciousness through which to filter the trial of atrocity263.

Les limites littéraires concernent la capacité et la nécessité de la littérature à rendre une description fidèle d‟un événement réel.

L‟écriture sur la Shoah a évolué depuis sa naissance, comme le devrait également la compréhension de la littérature et de l‟imaginaire afin de transmettre l‟événement génocidaire de la Shoah. L‟usage de l‟art, de l‟imaginaire et de la fiction pour représenter cet événement historique devra aujourd‟hui être accepté comme faisant partie d‟une pratique commune et admise, pourvu que la représentation reste moralement et éthiquement juste, c‟est-à-dire qu‟elle reste fidèle à la Shoah sans dénigrer et réduire son importance historique. Le cas de Beatrice and Virgil de Yann Martel264 (2010) est un exemple assez récent de l‟évolution de la littérature de la Shoah et de la recherche moderne de dire la Shoah à travers l‟imaginaire. Beatrice and Virgil est une fable animalière portant sur l‟Holocauste. Pourtant, cette fable n‟a pas été bien accueillie par la critique et a suscité une grande polémique, ce qui montre que nous sommes encore loin de cette acceptation de l‟imaginaire dans la représentation de la Shoah. Le récit de Martel porte sur deux animaux parlants qui symbolisent les Juifs de la Shoah : une ânesse qui s‟appelle Beatrice et un singe qui s‟appelle Virgil. La critique a trouvé ce récit trivial et pervers, bien que ce n‟était pas dans les intentions de Martel de susciter une telle controverse, mais simplement de trouver une manière différente de dire la Shoah. Selon Martel, il nous faut aborder ce sujet de manières différentes de l‟essai documentaire et objectif : « Il faut en finir avec ce discours pieux sur la Shoah. Je ne dis pas ça contre

263 Lawrence L. Langer, Admitting the Holocaust, New York, Oxford University Press, 1996, p. 99.

Traduction française : « La littérature d‟Auschwitz est ainsi bornée par son contexte historique d‟une manière que beaucoup d‟autres littératures ne sont pas. Dans les limites mentionnées ci-dessus, elle fait face à un défi familier à tout auteur sérieux ; trouver un ton et un point de vue adéquat, un angle de vision approprié, un centre de conscience valide et convaincant à travers lequel il doit filtrer l‟épreuve de l‟atrocité. »

Primo Levi, qui est pour moi un auteur très important. Mais on peut aujourd‟hui aborder le sujet avec plus d‟ironie ou d‟humour, sans forcément dénaturer ou manquer de respect265. » N‟étant ni témoin ni Juif, Yann Martel tente d‟explorer de nouvelles voies pour arriver à représenter la Shoah, et cela à travers la représentation et la parole d‟animaux. Pourtant, ce n‟est pas la première fois que l‟on voit cette manière de représenter la Shoah à travers des figures d‟animaux. Art Spiegelman, dans Maus (1987), ne formule aucune fable ni allégorie comme l‟a fait Martel, mais se sert quand même de la figure de l‟animal comme masque sur le visage des personnages ayant le corps conforme à la dimension humaine. Fils de déporté et survivant de la Shoah, Spiegelman veut transmettre l‟expérience héritée de ses parents en représentant l‟Holocauste à travers la bande dessinée. Spiegelman met ainsi en scène des personnages animaux : les souris symbolisent les Juifs et les chats symbolisent les Allemands. La bande dessinée de Spiegelman, tout comme la fable de Yann Martel, ne sont que des usages de l‟art, de l‟imaginaire et de la fiction pour représenter ce que le monde a désigné comme indescriptible, irreprésentable et indicible. Enfin, les récits de la Shoah se servent de la fiction, mais celle-ci ne déforme pas ou ne minimise pas la véridicité de l‟événement historique :

Whatever "fictions" emerge in the survivors' accounts are not deviations from the "truth", but are part of the truth in any particular version. The fictiveness in testimony does not involve disputes about facts, but the inevitable variance in perceiving and representing these facts, witness by witness, language by language, culture by culture266.

265 Jacob Didier, « Le singe, l‟âne et l‟Holocauste Ŕ entretien avec Yann Martel », 19 aout 2010 [en ligne].

http://didier-jacob.blogs.nouvelobs.com/archive/2010/08/19/le-singe-l-ane-et-l-holcauste-entretien-avec-yann- martel.html, [Site consulté le 7 janvier 2011].

266 James Young, « Interpreting Literary Testimony : A Preface to Rereading Holocaust Diaries and

Memoirs », New Literary History, vol. XVIII, n° 2 (hiver 1987), p. 416.

Traduction française : « Toute "fiction" qui émerge dans les récits de survivants n‟entraîne pas des déviations de la "vérité", mais fait partie de la vérité d‟une manière particulière. L‟aspect fictionnel dans le témoignage ne comprend pas des disputes des faits, mais incarne la variable inévitable lorsqu‟on perçoit et on représente ces faits, témoin par témoin, langage par langage, culture par culture. »