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2. CHAPITRE II : Le pacte testimonial

2.3 Définir le pacte testimonial

2.3.3 Les attentes du lecteur à l’égard du témoignage

L‟analyse contractuelle des récits testimoniaux nous permet d‟affirmer que la littérature de témoignage sollicite des conditions de réception particulières. Cette littérature entraîne des attentes de lecture à l‟égard du témoignage qui sont distinctes et qui se basent principalement sur le contrat de vérité établi dans le témoignage. D‟abord, le genre testimonial crée des attentes de lecture parce qu‟on raconte une expérience réelle par le biais du texte. Le lecteur adopte une attitude face au témoignage qui n‟est pas liée à la fiction, à savoir la suspension du jugement critique ou, comme le disait Coleridge, « a willing suspension of disbelief181. » Contrairement au récit de fiction, le lecteur du témoignage se met dans une position de croyance par rapport à l‟information reçue. Par le travail du narrateur, le lecteur se trouve toujours en posture de confident et d‟interlocuteur qui reçoit l‟information divulguée par la narration. Le témoignage demande la croyance du lecteur, ce qui sollicite par conséquent la participation du lecteur dans le jugement de vérité de ce qui est raconté. Comme le fait remarquer Marie Bornand : « Il existe donc un risque textuel […] auquel est soumis le lecteur à travers une certaine forme d‟écriture du témoignage : le lecteur est transformé en témoin par l‟épreuve que lui fait subir la narration de l‟événement182. » Être le lecteur d‟une narration testimoniale, c‟est être en contact avec des énoncés dont le caractère de vérité doit être évalué. La posture du lecteur comme interlocuteur et confident n‟est pas propre au récit de la Shoah, mais à tout témoignage. Ce

181 Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria, London, Oxford University Press, 1954 [1817], p. 6. 182 Marie Bornand, Témoignage et fiction, op. cit., p. 60.

qui rend la posture du lecteur du récit de la Shoah unique, c‟est son degré d‟implication par le discours testimonial, et ce, à cause du caractère extrême de la matière transmise par le témoignage. La description de l‟expérience des camps dans La nuit et dans Être sans

destin implique le lecteur davantage parce que la matière racontée est effroyable. Le

lecteur est également le récepteur d‟une information historique partagée directement par quelqu‟un qui a vécu l‟événement. Comme le soutient Marie Bornand : « Une pragmatique du témoignage se chargera d‟étudier la mise en œuvre, au sein d‟un corpus de textes, d‟un système de communication dans lequel l‟auteur Ŕ ou l‟instance qui prend la parole Ŕ s‟exprime en tant que témoin et, simultanément, prend le lecteur à témoin, l‟implique dans sa cause183. » Le lecteur est mis dans une position de confiance vis-à-vis du témoin qui partage une expérience personnelle ainsi qu‟historique.

Les attentes de lecture à l‟égard du témoignage ne sont pas restées identiques au cours des années. Comme la théorie des genres a bien fait de le souligner, les catégories génériques ne sont pas fixes et stables, et les frontières qui séparent les genres ne sont pas immuables. Si l‟on considère le genre testimonial, il est facile de constater que son statut et sa pratique ont connu un changement considérable depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les premiers récits de témoignage qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale s'en tiennent davantage à des rapports purs et fidèles de l‟expérience. D‟une certaine manière, les premiers récits de Wiesel et de Kertész (même s‟ils n‟ont pas suivi directement la fin de la guerre) suivent cette description car ils racontent les événements chronologiques de la déportation jusqu‟à la libération. Ensuite, avec le temps, le témoignage commence à prendre différentes formes, et les auteurs-témoins commencent à expérimenter d‟autres manières de dire. Nous avons un exemple flagrant de cette évolution avec les romans testimoniaux appartenant à notre corpus qui ne décrivent pas l‟expérience des camps mais plutôt la vie post concentrationnaire du témoin. On peut relever plusieurs autres exemples de cette diversification des formes et des pratiques testimoniales. On peut prendre comme exemple le témoignage de Primo Levi, Si c’est un homme, où l‟auteur a recours à l‟intertextualité, notamment la Divine comédie de Dante, pour construire son témoignage. Un autre exemple est celui de Kertész, dans Être sans destin, où tout en restant fidèle à la description des camps, l‟auteur utilise explicitement la fiction pour produire non pas un

témoignage, mais une fiction testimoniale. Enfin, Jorge Semprun, contrairement à beaucoup d‟autres témoins, transgresse le témoignage conventionnel par le recours explicite à l‟imaginaire. Avec l‟évolution du témoignage littéraire, le lecteur fait de plus en plus face aux genres frontières et aux cas limites et ses attentes de lecture à l‟égard du témoignage se modifient. Le lecteur ne se place pas dans la même position de croyance par rapport à l‟information du récit comme il le faisait vis-à-vis des premiers témoignages plus conventionnels. Le lecteur est moins impliqué dans la narration testimoniale parce que les récits commencent à transmettre l‟expérience de la Shoah de manière indirecte et moins transparente. Les récits ne transmettent pas nécessairement les atrocités et les abominations de la Shoah, et plusieurs ne racontent même plus l‟expérience des camps. Le lecteur ne lit plus nécessairement une expérience personnelle ou historique, mais un récit qui transmet l‟expérience de la Shoah indirectement par le biais de la fiction. Les pratiques testimoniales fictionnelles ont influé énormément sur les attentes de lecture parce que le témoignage ne se limite pas à la factualité des faits énoncés ni à des formes testimoniales conventionnelles. Le lecteur ne s‟attend plus à un témoignage qui raconte une histoire vécue. Il s‟attend à lire un récit qui transmet une expérience de la Shoah indirectement à travers des procédés poétiques et rhétoriques et à travers la fiction et l‟imaginaire. Il n‟y a plus une seule manière acceptable de représenter la réalité de la Shoah ou de témoigner. Le brouillage générique qui caractérise le témoignage moderne incite les attentes du lecteur à s‟approcher des attentes propres au roman tout en restant dans le témoignage.