• Aucun résultat trouvé

3. CHAPITRE III : Témoignage et fiction

3.4 La fiction dans la fiction testimoniale

Dans cette prochaine partie, il sera question d‟examiner la fonction de la fiction dans la fiction testimoniale. Il s‟agira d‟identifier sa spécificité ainsi que son rôle dans la transmission de l‟expérience des camps. Avec la fiction testimoniale, plusieurs facteurs supplémentaires s‟ajoutent au genre discursif du témoignage, des facteurs relevant encore

254 Elizabeth Scheiber, « Figurative Language in Delbo's Auschwitz et après », dans CLCWEB : Comparative

Literature and Culture, 11.1, 2009, [en ligne]. http://docslibpurdue.edu/clcweb/vol11/iss1/3, [Texte consulté le 8 juillet 2011].

plus de la fiction. La fiction devient plus évidente dans le discours testimonial des fictions et des romans testimoniaux.

Comme nous l‟avons souligné dans la partie théorique portant sur le lien entre fiction et témoignage, l‟acte testimonial n‟est pas limité à un genre précis. Le recours à la fiction ferait partie de l‟attestation testimoniale ainsi que du témoignage littéraire. La pratique de la fiction testimoniale plonge le genre discursif du témoignage encore plus dans la fiction. Ainsi, la fiction testimoniale se distingue de la fiction retrouvée dans le témoignage littéraire. D‟abord, la spécificité de la fiction testimoniale réside dans la nature explicite de la fiction et dans l‟établissement d‟un pacte de fiction avec le lecteur. La fictivité explicite repose sur l‟identité et la dissociation entre personnage, narrateur et auteur. Dans la fiction testimoniale, contrairement au témoignage littéraire, le narrateur est fictionnel. L‟auteur ne se lie pas à une exigence de vérité et préfère souligner la fictivité du texte à travers l‟identité. L‟œuvre de Kertész, Être sans destin, illustre cette fictivité attestée qui se présente par la dissociation entre l‟auteur Imre Kertész et le narrateur/personnage Gyurka. Cette dissociation entre l'écrivain et le narrateur suggère la fictivité du texte et minimise la dimension autobiographique du récit. La fictivité se situe dans le fait de refuser un pacte de sincérité, ce qui implique nécessairement son contraire, c‟est-à-dire la fictivité du texte. Bien qu'il y ait dissociation d'identité entre auteur et narrateur, la structure narrative de la fiction testimoniale est assez semblable au témoignage littéraire. La mise en récit d'un narrateur homodiégétique dans la fiction testimoniale se rapproche du témoignage littéraire. Dans les deux genres, le narrateur raconte sa propre expérience des camps. Le récit de Kertész suit de près la structure narrative et le modèle discursif du témoignage littéraire, et ce, tout en restant dans le domaine de la fiction.

La dimension imaginaire propre au témoignage littéraire est également présente dans la fiction testimoniale. Cette fictivité se retrouve dans les détails, comme les noms de personnages, noms de lieux, périodes de temps, etc. La fiction testimoniale propose aussi la mise en récit de scènes modifiées ou complètement imaginées afin de transmettre l‟expérience testimoniale. La fiction testimoniale compte encore plus sur la fiction afin de transmettre l'expérience des camps. Des noms de personnages figurant dans la fiction testimoniale de Kertész (Gyurka, M. Sutö, oncle Lajos, M. Streiner, M. Fleischmann,

Docteur Kovacs, Bandi Citrom, etc.) sont des noms inventés dans le cadre de ce récit. Bien que les camps de Buchenwald, de Zeitz, de Magdebourg et d'Auschwitz aient bel et bien existé, on ne peut pas être certain que les descriptions de ces lieux soient complètement fidèles à la réalité. Les discours rapportés par le narrateur proviennent également du domaine imaginaire. Les discours d‟autrui seraient difficiles à rapporter et à rappeler avec précision. Décrivant un de ses camarades des camps de concentration, le narrateur rapporte les mots que cet interné prononce lors du diner :

Cela lui avait « offert suffisamment de possibilités », racontait-il, « de bien connaître cette nourriture », au front parmi les camarades allemands « aux côtés desquels nous combattions alors », comme il le formula. D‟après lui, ce n‟était en fait rien d‟autre que de la « potée de légumes séchés. » Pour un estomac hongrois, a-t-il ajouté avec un sourire compréhensif et en quelque sorte indulgent, c‟était bien sûr inhabituel. Il affirma néanmoins que, selon lui, on pouvait, et même on devait s‟y faire, vu qu‟elle était « nourrissante et pleine de vitamines » ce qui, expliquait-il, était assuré par le procédé de séchage et l‟expérience des Allemands dans ce domaine. « Et d‟ailleurs, ajouta-t-il encore, c‟est la première règle du bon soldat : manger tout ce qu‟on donne aujourd‟hui, parce qu‟on ne sait pas si on en aura demain » - voilà les paroles qu‟il a prononcées. (ÊSD : 146-147)

Il est manifeste que la précision des détails ainsi que la longueur du discours rapporté par le narrateur rend ce discours assez improbable sans le support de l‟imagination pour combler les lacunes et orner le discours. D‟ailleurs, plusieurs discours, mots et groupe de mots sont même rapportés dans diverses langues (hébreu, yiddish, allemand, polonais, français) que Kertész ne maîtrise pas. Cela souligne davantage cette nécessité de la fiction dans le rapport des discours d‟autrui dans le récit testimonial. Enfin, le contenu de ce qui est raconté, les événements, les détails, les discours, sont inventés, même si la situation de la Shoah était bien réelle. Plusieurs témoignages comme celui-ci reconstituent les événements de façon à rendre compte d‟une réalité-type en décrivant ce que les Juifs vivaient dans les camps. Inévitablement, l‟événement en lui-même n‟existe peut-être pas, mais le portrait de la situation est fidèle à la réalité.

Être sans destin prend la structure d‟une fiction romanesque tout en imitant la forme testimoniale. Le roman offre un cadrage narratif qui se rapproche du récit de témoignage ; la chronologie des événements capitaux du récit de témoignage, c'est-à-dire la déportation, l'expérience des camps et la libération, sont aussi illustrés dans l'œuvre de Kertész. La structure du texte Être sans destin ressemble à la structure conventionnelle

des récits de témoignage sur la Shoah. Les trois premiers chapitres décrivent la vie avant la déportation et les moments importants qui précèdent le départ du jeune protagoniste vers Auschwitz. Le cœur de l‟histoire s‟étend sur cinq chapitres racontant l‟expérience du transport dans les wagons et de la vie des camps. Finalement, le dernier chapitre raconte le retour du protagoniste dans son pays natal, environ un an après le début des événements. La succession de ces moments forts qui ont fait progressivement avancer le récit fait partie de la construction d'une mise en intrigue testimoniale. Bien que les caractéristiques de l'intrigue du témoignage et de la fiction testimoniale se rapprochent, il demeure quand même une différence primordiale. L'intrigue de La nuit prend la structure d'une intrigue romanesque, mais les événements qui en font partie proviennent d'une expérience vécue par le narrateur et l'auteur. Dans Être sans destin, l'intrigue est fictionnelle Ŕ bien qu‟elle puisse s‟appuyer sur une réalité - parce qu‟elle ne se rapporte pas explicitement à l'auteur, mais à un narrateur fictif. La mise en intrigue est donc une particularité de la présence de la fiction dans la fiction testimoniale.

Le texte de David Rousset, Les jours de notre mort, constitue un autre exemple du genre qu‟on appelle la fiction testimoniale Le récit ne se revendique pas du témoignage, et pourtant il s‟agit d‟un récit d‟un témoin qui expose son expérience concentrationnaire. Ce texte fait preuve d'une disposition romanesque tout en représentant la réalité qui fut celle de l‟événement génocidaire nazi. Rousset écrit dans la préface :

Ce livre est construit avec la technique du roman, par méfiance des mots. Pour comprendre, il faut de quelque façon participer : proportion avec les réactions quotidiennes des hommes ordinaires, et cependant proche et intime. Toutefois, la fabulation n‟a pas de part à ce travail. Les faits, les événements, les personnages sont tous authentiques. Il eut été puéril d‟inventer alors que la réalité dépassait tant l‟imaginaire255.

Comme le souligne Rousset, il ne s‟agit pas d‟une invention, d‟une fabulation, mais plutôt d‟une manière romanesque de témoigner d‟une réalité insoutenable. Cette édition indique la mention « roman » sur la couverture, mais l‟édition de poche plus récente publiée en 2000 s‟abstient de mentionner le genre auquel le texte appartient. À l‟instar de ce que l‟on retrouve dans Être sans destin, la mention « roman » ne figure pas sur la couverture de cette nouvelle édition. Comme l‟explique Maurice Nadeau dans la préface

du roman Les jours de notre mort, ce récit s‟écrit avec la technique du roman, mais représente bel et bien une réalité indéniable. La mention « roman » décrit l‟invention dans le récit, et donc la méfiance de mentionner cette indication générique s'explique par le risque de remplacer les événements réels par des interprétations fictives. Nadeau souligne :

Qu‟est-ce donc qu‟une œuvre littéraire ? Le produit d‟un travail visant à donner forme à ce qui cherche à s‟exprimer par elle et à travers elle : idées, sentiments, situations, événements. C‟est la recherche d‟un langage qui, au-delà de la communication, tend à exister pour lui-même en donnant du même coup l‟existence de ce que nous avons décelé dans l‟ouvrage de David Rousset : le témoignage, la description d‟un phénomène sociologique dans son ampleur, sa diversité et son évolution, accompagnée de jugements et de réflexions, de tentatives d‟explications. Toute cette matière autrefois vivante, désormais obérée par le temps, passe par le choix d‟un langage qui redonne vie, qui la fait accéder à une certaine éternité256.

Comme l‟exprime Maurice Nadeau, l‟œuvre littéraire permet de donner forme à une réalité à travers la souplesse du langage. Le choix d‟un langage pour dire l‟indicible permet au témoin de s‟approcher de cette réalité indescriptible.

Passons maintenant à l‟examen des conséquences pragmatiques de la fictivité de la figure du témoin. Dans Être sans destin, Kertész explore le rapport entre fiction et histoire dans la reconstruction de la vérité. Julia Karolle décrit cette œuvre comme étant une fiction historique qui a comme caractéristique majeure le mélange entre authenticité et fictionnalité. Être sans destin est un cas où l‟auteur se sert du roman pour transmettre son expérience personnelle. Analysant la fictionnalité dans cette œuvre, Julia Karolle met en évidence le fait que Kertész voulait se distancier du narrateur pour renforcer la fictionnalité du texte. Elle rappelle que Kertész avait indiqué qu‟il n‟y avait rien d‟autobiographique dans ce texte. Karolle remarque l‟effet du refus de Kertész à faire passer l‟histoire comme sienne :

By denying that author and narrative are one, Kertész refuses to align his work with historical narrative. What remains is fictional narrative which, to speak with Genette is a type of narrative for the veracity of which the author does not seriously vouch. If the reader is to discern authenticity in Fatelessness257, it will not come from the

256 Ibid., Préface.

conventional equation of author with narrator. Instead, the reader will have to glean authenticity from the relationship between narrator and his subject matter258.

Cette distanciation ou réfutation de l‟autobiographie est, selon Lejeune, le plus souvent exercée par les auteurs qui fréquentent cette « zone mixte » entre l‟autobiographie et le roman. Ces textes ne sont pas liés à l‟exigence de vérité et peuvent représenter cette vérité à leur manière : « Capter les bénéfices du pacte autobiographique sans en payer le prix peut être une conduite de facilité, mais aussi donner lieu à des exercices ironiques pleins de virtuosité, ou ouvrir la voie à des recherches dont l‟autobiographie "authentique" pourra ensuite faire son profit259. » D‟après Lejeune, c‟est la liberté de

l‟auteur de dire ce qu‟il désire et de le dire sans exigences qui le motive à demeurer sur la frontière des genres. La fiction serait donc une sorte de fuite à cet engagement de vérité. Pourtant, la fiction, dans le cadre d‟un témoignage, fait basculer le pacte de lecture qui se base sur la véracité du discours testimonial. Comme nous l‟avons observé dans le chapitre précédent, Être sans destin est un récit qui prend la posture testimoniale et qui suggère ainsi un contrat de lecture testimoniale. L‟écriture du récit fait allusion au témoignage et donc définit un lectorat qui est prêt à juger le texte. La présentation de l‟expérience des camps ainsi que la structure du récit font en sorte que le lecteur est incité à établir un pacte de lecture testimonial, à croire à la véridicité du récit. Pourtant, le lecteur n'est pas contraint par ce contrat à cause de l‟ambiguïté qui décrit le pacte testimonial. Dans Être sans destin, Kertész n’impose pas de type de lecture à son lectorat mais le suggère, et c‟est précisément cette présentation non imposée par l‟auteur qui est une caractéristique importante de la fiction testimoniale. Le statut générique de l‟œuvre ainsi que son contrat restent ambigus et engagent une lecture à la rencontre de la fictionnalité et de la factualité.

L‟expérience de la Shoah, étant jugée indicible à cause d‟un manque de mots pour décrire l'atrocité de cet événement, a besoin de trouver d‟autres voies pour se dire.

258 Julia Karolle, « Imre Kertész‟s Fatelessness as Historical Fiction », dans Louise Vasvari et Steven Totosy

De Zepetnek (dir.), Imre Kertész and Holocaust Literature, Indiana, Perdue University Press, 2005, p. 93. Traduction française : « En n‟admettant pas que l‟auteur et le narrateur possèdent la même identité, Kertész refuse d‟aligner son œuvre dans la narration historique. Ce qui reste est la narration fictionnelle qui, d‟après Genette, est un type de narration dont la véracité n‟est pas attestée par l‟auteur. Si le lecteur discerne l‟authenticité dans Être sans destin, il ne vient pas de l‟équation conventionnelle entre auteur et narrateur. Le lecteur doit plutôt rechercher l‟authenticité de la relation entre le narrateur et son sujet. »

Kertész semble expérimenter directement avec la fiction pour transmettre une expérience qu‟il ne prétend pas être la sienne. Même si Kertész refuse des liens autobiographiques avec son œuvre, il réussit à transmettre l‟expérience de la Shoah, et ce, peut-être même plus qu‟un récit testimonial non fictif parce que l‟ambiguïté du contrat n‟impose pas un pacte de lecture.. L‟ambiguïté permet la transmission et la représentation des horreurs de la Shoah de manière indirecte. De telles horreurs deviennent difficiles à représenter et à lire lorsqu‟elles sont liées à une réalité absolue. Le refus autobiographique de la part de l‟auteur amène encore un peu plus le lecteur à vouloir vérifier et confirmer les ressemblances qu‟il remarque entre l‟auteur et le narrateur. La motivation de certains auteurs comme Kertész à recourir à la fiction pour dire l‟indicible peut se comprendre comme l‟exploration d‟une voie, celle de la fiction, permettant de transmettre une expérience qui dépasse l‟imagination. En empruntant le modèle discursif du témoignage, le roman réussit à mieux transmettre l'expérience des camps. Il semble que, pour Kertész, l‟expérience indicible de la Shoah devienne dicible grâce à la fiction. Ainsi, ce mélange générique permet quand même de transmettre une vérité sur l‟expérience de la Shoah. Louise Vasvari signale la nécessité pour Kertész d‟utiliser des techniques représentationnelles et de la fiction dans son travail visant à exprimer la vérité de la Shoah :

appropriating and experimenting with techniques of representation […] Kertész has created deliberately a new “traumatic” style with which to shock his readers into reacting. Through his deliberately confrontational style and fundamentally generically ambivalent work, whatever truth that is attained may be expressed as a fiction of truth260.

Ce style provocateur de Kertész dont Louise Vasvari fait mention est précisément suscité par l‟usage de la fiction dans la représentation de la réalité de la Shoah. L‟alliance entre fiction et histoire dans la représentation de l‟expérience génocidaire provoque une

260 Louise O. Vasvari, « The Novelness of Imre Kertész‟s Fatelessness », dans Louise Vasvari et Steven

Totosy De Zepetnek (dir.), Imre Kertész and Holocaust Literature, Indiana, Perdue University Press, 2005, p. 267.

Traduction française : « En s‟appropriant et en expérimentant avec des techniques de représentation […] Kertész a créé délibérément un nouveau style “traumatique” avec lequel il choque ses lecteurs et il les fait réagir. Avec son style délibérément provocateur et son œuvre fondamentalement et génériquement ambivalente, toute vérité qui est atteinte pourrait être nommée une fiction de la vérité. »

réaction de la part des lecteurs, réaction unique qui est provoquée par l‟ambivalence au cœur du récit.

Enfin, l‟ambiguïté générique et la mise en évidence des ressources littéraires dans les œuvres de Kertész ne devraient pas être perçues comme des obstacles qui empêchent l‟auteur ainsi que le lecteur d‟atteindre la vérité, mais plutôt comme des techniques ou des stratégies de l‟auteur visant à jouer avec cette vérité, et enfin à la posséder. Grâce à la fiction, Kertész réussit à transmettre une vérité, celle de l‟expérience de la Shoah, bien que ce ne soit pas par le pur témoignage. Kertész représente la réalité de camps et transmet la vérité à travers la fictionnalité. D‟ailleurs, Julia Karolle avance l‟hypothèse que Kertész « optimizes this provocative potential in Fatelessness, indeed, it can be understood as Kertész‟s quest for a type of truth, one that takes Holocaust literature‟s fictionality seriously in its construction of authenticity261. » C‟est la fiction qui pourrait

avoir le pouvoir de construire une véracité reliée à l‟événement génocidaire. De fait, Karolle précise le type d‟authenticité ou de vérité qui ressort justement de ce mélange entre histoire et fiction : l‟œuvre de Kertész « seeks to achieve a new type of authenticity, one based on spiritual and moral truth over historical truth262. » Le refus du témoignage

littéraire pour Kertész dans Être sans destin et le choix de la fiction sont des exemples de l'exploration, par des auteurs-témoins, de cette vérité par l'imaginaire.