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1. CHAPITRE I : Discours et pratique du témoignage

1.4 Définir le genre testimonial de la Shoah

1.4.2 Formes variées du témoignage

Le genre testimonial, influencé par la notion juridique de témoignage, a été traditionnellement perçu comme un rapport direct et objectif où un témoin atteste la vérité de ce qu‟il a vu et vécu. Dans cette perspective, la valeur de vérité du témoignage reposerait sur la factualité attestée de ce qui est représenté dans le récit. Cette manière de concevoir le témoignage trace une frontière assez étanche entre le fictionnel et le factuel. La frontière générique n‟est pas aussi étanche lorsqu‟on considère le genre testimonial portant sur la Shoah. Le témoignage comprend toute œuvre où un témoin exprime son expérience personnelle de la Shoah directement ou indirectement, à travers les outils fictionnels ou à travers la simple narration de faits historiques. La fiction est présente dans les témoignages à des degrés divers. Le témoignage peut comprendre le témoignage littéraire sur les camps, la fiction testimoniale et le roman « testimonial ». Ces trois manières de témoigner par la

littérature seront explorées dans cette thèse. Ces différentes formes de témoignage sur la Shoah ne se distinguent pas par une diversité de pratiques d‟écriture. En fait, les procédés d‟écriture entre les différentes formes de témoignage sont assez similaires : le registre de langue, les temps verbaux utilisés, la ponctuation, les figures de style et les champs lexicaux, pour n‟en nommer que quelques-uns, sont relativement constants entre ces genres. Le genre testimonial relié à la Shoah se distingue essentiellement par la posture narratoriale prise dans le texte. Ainsi, cette distinction est plutôt d‟ordre énonciatif et pragmatique, plutôt que de résider dans l‟écriture même des textes. Cette posture du narrateur se base sur un pacte testimonial établi dans le texte avec le lecteur et consiste à vouloir transmettre la réalité de la Shoah tout en la repoussant. Cette posture narratoriale est spécifique au genre testimonial relié à la Shoah parce qu‟elle se trouve dans toutes ses formes fictionnelles ou factuelles. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, ce pacte se situe entre le pacte autobiographique et le pacte romanesque, puisqu‟il engendre une lecture qui est en même temps fictionnelle et factuelle. La spécificité de ce paramètre testimonial, pour les récits de la Shoah, se trouve dans l‟acceptation de formes variées pour transmettre l‟expérience testimoniale sur la Shoah.

Ces formes variées du témoignage seront analysées tout au long de cette thèse. Dans le cadre de cette étude, nous identifierons trois genres distincts du témoignage littéraire dans la littérature de la Shoah. La définition et l‟analyse de ces formes variées montreront divers aspects du témoignage littéraire qui étendra le sens restreint du témoignage afin de mettre de l‟avant un modèle unique et moderne du témoignage. Les œuvres appartenant à notre corpus vont illustrer la variété des formes existantes du genre testimonial et la manière dont le rapport véridictoire du témoignage se fragilise. L‟œuvre de Wiesel, La nuit, est la seule dans le corpus qui appartient au genre du « témoignage ». Le témoignage sur les camps est le genre testimonial qui se rapproche le plus de son sens juridique et historique. Dans le témoignage, un témoin raconte directement un événement vécu personnellement et collectivement. « Quelques jours passèrent. Nous ne pensions plus à la sélection. Nous allions au travail comme d‟habitude et chargions de lourdes pierres dans les wagons. Les rations s‟étaient faites plus maigres : c‟était le seul changement. » (N :115) Le narrateur- témoin qui donne son témoignage est également l‟auteur de l‟œuvre, et ce, par la narration personnelle et subjective à la première personne. Le témoin rapporte « la vérité ». Les récits

de témoignage sont souvent appuyés par une narration thématique racontant l‟expérience de la Shoah et, précisément, l‟expérience dans les camps. Comme le fait remarquer Andrea Reiter, « les trois étapes chronologiques de l'expérience des camps, à savoir l'arrivée, le séjour et la libération, forment la base narrative de la majorité des récits84. » La nuit d‟Elie Wiesel, L’espèce humaine de Robert Antelme, L’univers concentrationnaire de David Rousset, Le grand voyage de Jorge Semprun racontent tous une ou plusieurs étapes de l‟expérience des camps. Le témoignage conserve son caractère factuel et historique tout en transmettant ces faits par les ressources de l‟art. L‟œuvre de Wiesel, La nuit, est l‟exemple typique de cette forme testimoniale, car elle suit toutes les caractéristiques du témoignage sur la Shoah décrites ci-dessus. Dans La nuit, l‟auteur Elie Wiesel est aussi le narrateur et le témoin dans le récit qui raconte sa propre expérience de la Shoah vécue lors de son adolescence.

En outre, le genre du récit Être sans destin est moins facile à établir à cause de ses caractéristiques autobiographiques et de ses éléments fictionnels. Décrit par l‟édition des Actes Sud et par des critiques85 comme « un roman », et par d‟autres comme Julia Karolle86 en tant que « fiction historique », le genre auquel cette œuvre appartient reste ambigu. La proposition de Julia Karolle sur le genre de cette œuvre semble plus adéquate puisqu‟elle tient compte de ses caractéristiques fictionnelles et historiques. Pourtant, nous irons encore plus loin en proposant que l‟œuvre Être sans destin appartient au genre « fiction testimoniale », dans la mesure où elle se sert de la fiction (et non pas de l‟histoire) afin de transmettre un témoignage. Être sans destin est un roman qui prend une posture testimoniale tout en s‟appuyant sur l‟imagination. La désignation de ce type de récit est à la rencontre de la factualité et de la fictivité. Cette fiction testimoniale ne relève pas du pur imaginaire, mais de la liberté et de l‟invention du narrateur qui en raconte les faits. Afin d‟expliquer la particularité de ce genre testimonial par rapport aux autres genres testimoniaux étudiés, il apparaît nécessaire de distinguer la fiction testimoniale des autres genres. Qu‟est-ce qui distingue la fiction testimoniale du témoignage fictif, du faux

84 Andrea Reiter, « Literature and Survival : the Relationship Between Fact and Fiction in Concentration-

camp Memoirs », European Studies, vol. XXI, 1991, p. 264.

85 Louise O. Vasvári, « The Novelness of Imre Kertész‟s Fatelessness », Imre Kertész and Holocaust

Literature, Indiana, Purdue University Press, 2005, p, 258-269.

86 Julia Karolle, « Imre Kertész‟s Fatelessness as Historical Fiction », Imre Kertész and Holocaust Literature,

témoignage ou du témoignage faux ? Une confusion se produit autour de toutes ces étiquettes génériques apparentées. Tout d‟abord, un « témoignage fictif » évoque un témoignage qui veut tromper ou leurrer le lecteur, l‟inciter à croire que ce qui a été dit est vrai. Le témoignage Fragments : Memories of a Wartime Childhood de Benjamin Wilkomirski en est un exemple parmi d‟autres. Ces soi-disant mémoires publiés en 1995 et traduit en douze langues ont été le sujet d‟une controverse publique renommée. Apprendre que le nom de l‟auteur n‟était pas Benjamin Wilkomirski, mais Bruno Dösseker, et qu‟il n‟était même pas juif, a été choquant pour la société et pour les maisons d‟édition qui ont publié son œuvre. Wilkomirski avait commis une fraude. Comme l‟explique Louise O. Vasvari, « Wilkomirski was pilloried for having broken the autobiographical pact87. » Le pacte autobiographique est un pacte de fidélité auquel souscrit un individu qui veut raconter sa vie dans un esprit de vérité. Wilkomirski a rompu le pacte et a enfreint les lois du pacte moral. L‟auteur du témoignage fictif fait semblant d‟être quelqu‟un d‟autre en s‟appropriant le nom et l‟expérience d‟autrui. Jacques Derrida fait la distinction entre ce type de témoignage, qu‟il nomme le « faux témoignage », et le genre de témoignage qualifiant Être

sans destin, le « témoignage faux ». Selon Derrida, « le faux témoignage est un parjure88. » Ce type de témoignage serait un acte discursif qui se base sur un mensonge. « Le faux témoignage qui n‟est pas, je le rappelle Ŕ le témoignage faux. Un témoignage peut être faux, c‟est-à-dire sans impliquer le parjure, le mensonge, l‟intention délibérée de tromper89. » Ce que Derrida appelle témoignage faux, je le nommerai fiction testimoniale90, c‟est-à-dire une fiction qui prend la forme d‟un témoignage. Être sans destin est un exemple d‟une fiction testimoniale (et non pas d‟un témoignage fictif ou d‟un faux témoignage). Ce roman prend la posture du témoignage, mais ne leurre pas le lecteur en lui laissant croire que l‟auteur-témoin raconte une expérience personnelle lorsqu‟en fait il ne l‟a jamais vécue. Cette œuvre est une fiction d‟allure testimoniale, ou bien une fiction du témoignage, et non un témoignage dans lequel le témoin qui narre s‟engage à dire la vérité. L‟auteur du récit, Imre Kertész, n‟est pas le narrateur-protagoniste de ce récit et ne prétend

87 Louise O. Vasvari, « The Novelness of Imre Kertész‟s Fatelessness », art. cit., p. 263.

Traduction française : « Wilkomirski a été mis au pilori pour avoir enfreint le pacte autobiographique. »

88 Jacques Derrida, Demeure, Paris, Galilée, 1998, p. 40. 89 Ibid, p. 41.

90 J‟utilise la nomination fiction testimoniale pour éviter des confusions entre faux témoignage et témoignage

pas l‟être, comme l‟est Elie Wiesel dans La nuit. Même s‟il ne fait pas partie de l‟histoire, Kertész a quand même vécu les camps, contrairement à Benjamin Wilkomirski, qui ne les a pas connus. Le témoignage écrit par un vrai témoin l‟oblige moralement, éthiquement et personnellement à être fidèle à l‟Histoire. Ainsi, l‟histoire de la Shoah racontée par un témoin qui a personnellement vécu les abominations de l‟Holocauste est davantage recevable et acceptable dans un milieu socio-littéraire que l‟histoire parvenue par un tiers qui fait semblant de l‟avoir vécue. Enfin, la fiction testimoniale suit de près les caractéristiques du témoignage portant sur la Shoah et prend la posture testimoniale. Néanmoins, ce genre testimonial se lie à la fictivité du récit puisque l‟auteur et le narrateur ne partagent pas le même nom, et donc l‟instance narratoriale et l‟instance auctoriale ne coïncident pas.

Finalement, nous désignerons les deux derniers textes, Le chercheur de traces et Le

crépuscule, au loin, comme appartenant au genre « roman testimonial ». Ces ouvrages sont

des romans, des récits fictifs qui portent de manière explicite ou implicite sur l‟événement de la Shoah, mais non nécessairement sur l‟expérience des camps. Bien que l‟auteur du récit soit témoin, le narrateur ne l‟est pas obligatoirement. Ainsi, l‟auteur et le narrateur ne coïncident pas. Dans Le crépuscule, au loin et dans Le chercheur de traces, le sujet de la Shoah n‟est pas explicite, et c‟est l‟expérience de vie après les camps qui est mise en scène. Le roman testimonial est la forme qui s‟éloigne le plus du témoignage juridique, historique et même littéraire (comme La nuit d‟Elie Wiesel). Cette forme testimoniale s‟éloigne de l‟écriture biographique du témoin : elle offre un témoignage qui est plus général, non pas spécifique au témoin, et qui comprend des sujets plus larges du témoignage sur la Shoah, comme la mémoire, le doute et la transmission.