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PREMIERE PARTIE : CADRE THEORIQUE

CHAPITRE 1. L’EVENEMENT ET LA PRESSE ECRITE EN QUESTIONS

1.2 LES VOYAGES OFFICIELS

La rencontre de l’Autre dans le cadre d’un voyage présidentiel est un fait rempli de sens dans la mesure où des intérêts bilatéraux et nationaux sont mis en jeu. Un président arrive dans un pays pour représenter le sien car il est investi du pouvoir d’incarner la Nation93 qu’il représente. Lorsque deux présidents se rencontrent, deux peuples se retrouvent par leur intermédiaire.

1.2.1 LES VISITES PRESIDENTIELLES : DE VERITABLES EVENEMENTS ?

Les voyages d’Etat sont un « outil politique »94 dont les fonctions peuvent être, comme l’indique

Johannes Paulmann95, la « reconnaissance », la « réconciliation » et/ou les « négociations ».

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Il paraîtrait que cette expression a ses origines dans le bourdonnement des abeilles, rappelant la diffusion des informations par le bouche à oreille. Elle résulte aussi d’une stratégie de marketing qui ne va pas sans rappeler la technique narrative du

storytelling et le formatage des récits, consistant à faire parler d’un produit avant sa sortie. Cette technique du storytelling a été

très porteuse également dans le domaine politique.

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Considérant les cas des Nations argentine et française comme plus ou moins homogènes malgré leur caractère composite.

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GOURLAY, Patrick (2005) « Un outil politique : le voyage présidentiel en province » In Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 112-4 mis en ligne le 20 décembre 2007, consulté le 12 octobre 2013. URL : http://abpo.revues.org/1043.

Ainsi, suite à des conflits internationaux (politiques ou économiques) un chef d’Etat se rend dans un autre pays pour acter sa volonté de renouer les relations, reconnaître l’égalité entre les deux pays et négocier une issue pacifique. Cependant, les visites ne se produisent pas forcément après un conflit, elles s’inscrivent plutôt dans une longue tradition politique (dont nous parlerons un peu plus loin) visant à légitimer les institutions. Dans ce sens, les visites présidentielles sont des rites politiques qui fixent et figent le pouvoir représentatif des présidents incarnant chacun son Etat et symbolisant l’union de deux peuples. La dualité de ce rite politique relève donc de son inscription dans la réalité factuelle de la rencontre des présidents, ainsi que dans la virtualité de la représentation de leurs citoyens, la légitimation institutionnelle étant donnée justement par la présence des acteurs pendant le déroulement de la visite.

Le rite des visites officielles à l’étranger convoque dans le présent de son déroulement aussi bien le passé de la tradition dans laquelle il s’inscrit que le futur d’une possible transmission de cette mémoire. En outre, ce modèle rituel met en jeu des acteurs spécifiques dans des endroits déterminés et à une période de temps bien précise. Les visites se tiennent donc dans une ville, propulsée au centre de la mise en scène, où deux présidents (incarnant chacun son Etat) se rencontrent pendant un temps déterminé à l’avance. Or, cette rencontre est aussi doublée par le contact de la délégation qui accompagne le chef d’Etat en déplacement (composée de personnalités politiques et publiques) et la délégation institutionnelle du pays d’accueil. Par ailleurs, la rencontre96 des présidents avec les habitants de la ville constitue aussi un moment privilégié. Ces pratiques sont encadrées par le protocole où tout est minuté et organisé en étapes : les préparatifs de la ville et des dispositifs avant l’arrivée du président, l’accueil de l’hôte, le défilé urbain, les actes publics (inaugurations, discours et autres), les repas officiels et le départ du visiteur. Or, la transmission de ce type de rites au grand public est relayée par la presse qui publie les détails de l’itinéraire officiel du visiteur empiétant sur l’agenda politique. Paulmann retrace à ce sujet l’histoire de la publication dans la presse française du programme de l’itinéraire des chefs d’Etat, en soutenant que :

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PAULMANN, J. (2014) « Nation et diplomatie: L'enjeu renouvelé des voyages officiels ». In Monde(s), 5,(1), 99-117. doi:10.3917/mond.141.0099 , page 114. L’auteur évoque les voyages présidentiels du XXème siècle.

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Il peut s’agir d’un simple contact visuel, d’un vrai bain de foule, d’un contact auditif dû aux acclamations ou aux hurlements. Cette rencontre a lieu à plusieurs reprises : lors de l’accueil, du départ, mais aussi du cortège amenant le visiteur d’un endroit à un autre.

« Ce fut en 1855, à l’occasion de la visite rendue par la reine Victoria à l’empereur Napoléon III, qu’un programme fut pour la première fois publié par avance dans la presse. Le déroulement de l’événement était annoncé par tranches d’une heure ou d’une demi-heure. Au début du XXe siècle, quand le roi George V se rendit à Paris, le programme était fixé avec une précision allant jusqu’à cinq minutes. Les principaux éléments d’une visite officielle étaient la réception à la frontière par des aides de camp, suivie d’une entrée triomphale dans la capitale, d’une succession de dîners, de bals, de spectacles et de parades militaires. Le plus souvent, on présentait à l’hôte des hauts lieux du pays, alors que les épouses et les dames de la cour visitaient des institutions sociales. En fonction de la nature des relations entre les États et du message qu’on souhaitait adresser à l’extérieur, le programme pouvait être plus ou moins riche. Même les questions vestimentaires, comme la nécessité pour les chefs d’État d’apparaître en civil ou en uniforme, étaient résolues d’un commun accord. Le nombre de jours consacrés à la visite faisait aussi partie des nombreux signes censés illustrer la qualité des relations entre les États » 97

Or, la presse réalise-t-elle une copie conforme du programme officiel de la visite figurant sur l’agenda politique ? En quoi, les visites des présidents sont-elles des événements ? Malgré leur caractère immuable dû à leur structure homogène, les visites officielles mettent en jeu des acteurs différents à un temps et à un endroit déterminés évoluant dans des contextes politiques divers. Elles ne résultent donc pas d’une répétition, mais d’une reproduction créant un nouveau sens qui, d’une part, comporte de l’inattendu et, d’autre part, s’ancre dans une tradition préexistante. Ces visites rituelles sont portées à la connaissance de la société par les médias qui mutent ses rites en événements en faisant un récit qui, quoique programmé, répond aux critères de saillance et de prégnance. Ainsi, malgré leur régularité structurelle, les visites officielles d’Etat font irruption dans le cours régulier de la vie politique d’un pays, il s’agit donc d’événements

programmés ou d’événements rituels98 et non pas de pseudo-événements99. Or, bien que

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PAULMANN, Johannes, art. cit., 2014 : p. 113.

98

Suivant le titre de l’article de COMAN, Mihai (1996) « L'événement rituel : médias et cérémonies politiques. La Place de l'Université à Bucarest en décembre 1990 ». In: Réseaux, volume 14, n°76. Le temps de l'événement II. pp. 11-29.

programmé, le récit de la presse sur les visites ne se cantonne pas à énumérer les étapes du déplacement du chef d’Etat, il mêle description et commentaires qui révèlent la présence de plusieurs énonciateurs dont le journal qui répond à un programme discursif.

1.2.2 CARACTERISTIQUES ET GENEALOGIE DES VISITES D’ETAT : DES « ENTREES » A L’ARTICLE DE PRESSE

Les visites officielles, nous l’avons vu, permettent aux présidents de légitimer leur pouvoir par leur présence et à travers le contact avec la foule. En fonction de ses objectifs politiques, le président se rend en province ou à l’étranger pour se montrer proche de ses électeurs dans le

premier cas et pour se positionner en maître de la politique étrangère100 dans le second, car ce

qui est en jeu, c’est la représentation du pouvoir et la capacité du président à réunir la foule et unir les citoyens derrière lui101. En France, Sadi Carnot a inauguré les voyages provinciaux et en a fait « soixante-douze entre 1887 et 1894 »102. La forme actuelle des visites présidentielles à l’étranger a pris forme en Europe dans la seconde moitié du XIXème siècle grâce à la stabilisation politique des Etats-Nations car avant cela les guerres avaient rendu difficile tout déplacement. Or, ces cérémonials républicains ne constituent pas un phénomène récent, ils puisent leurs sources, comme Pascal Lardellier le souligne, dans l’Antiquité « martiale, mythologique et religieuse »103. Tout d’abord, les visites s’inscrivent dans la tradition des défilés militaires marquant le retour en pleine pompe du vainqueur d’un combat. Ensuite, les entrées triomphales antiques trouvent leurs racines dans la mythologie et les traditions gréco-latines. En Grèce, outre les défilés de Mars ou de Bacchus, le retour des héros des Jeux Olympiques dans leurs villes se faisait en grande pompe. A Rome, l’entrée de l’Empereur était accompagnée du défilé des vainqueurs reçus aussi triomphalement. Enfin, ces entrées rappellent l’entrée du Christ dans Jérusalem et la déambulation du cortège présidentiel dans la ville évoque la procession derrière

DOI : https://doi.org/10.3406/reso.1996.3706.

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Cette appellation fut donnée par Daniel Boorstin (en 1961) à des nouvelles construites à des fins publicitaires ou journalistiques mais dans le but de vendre. Les pseudo-événements se caractérisent pour l’auteur par leur manque de spontanéité, leurs liens avec la réalité sont flous et ils sont censés répondre à des intérêts déterminés. Il donne l’exemple d’un sondage d’opinion destiné à devenir la source d’un article de presse. L’œuvre de cet auteur ne fut pas exempte de polémiques, mais quelques-unes de ses idées furent reprises par Jean Baudrillard et Guy Debord pour dénoncer les dérives de la société de consommation et du spectacle. Dans ce sens, la théorie des pseudo-événements de Boorstin nous paraît anticiper aussi bien la société du « storytelling » que celle du « buzz » où l’avidité d’information-consommation crée des illusions. BOORSTIN, Daniel (2012) Le

triomphe de l’image. Une histoire des pseudo-événements en Amérique. Montréal : Lux Editeur.

100

Dans le cas français, le président reste le maître de la défense et de la diplomatie qui font partie, toutes les deux, de ce que Chaban-Delmas nomma « domaine réservé ».

101

Ce que Louis Marin appelle aussi « le pouvoir de la représentation » dans LARDELLIER, op. cit. , 2003b.

102

GOURLAY, Patrick, art. cit., 2005 : p. 85.

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le Messie. Au Moyen Age, les Rois de France bénéficiaient du « droit de gîte » leur permettant de se faire loger dans leur domaine lors des déplacements, les villes d’accueil se préparaient alors pour recevoir les monarques et des fêtes étaient données en leur honneur. Ainsi, Lardellier considère-t-il que les Rois de France furent reçus de manière triomphale « dès le XIVème siècle »104 et que leurs entrées devinrent de plus en plus ritualisées étant donné le grand nombre de personnes présentes et la participation des corps de métiers mobilisant les habitants de la ville. De plus, comme le Roi arrivait avec la Cour, la ville devait déployer les grands moyens pour accueillir les notables. Au XVème siècle, les entrées se virent influencées par les Guerres d’Italie qui exposèrent les Rois de France aux accueils triomphaux hérités de l’Antiquité. En France, la Renaissance marqua définitivement le retour des triomphes antiques qui connurent leur essor au XVIème siècle époque à laquelle le Roi exerçait son pouvoir en se déplaçant d’un endroit à un autre.

Les « Entrées royales » constituent donc les ancêtres plus proches des visites présidentielles modernes et montrent à quel point les institutions sont légitimées par la présence conjointe des acteurs principaux du règne ou de l’Etat et de la communauté. La ville de l’Entrée, cadre de la rencontre entre le peuple et ses représentants, était le centre de la mise en scène avec des motifs floraux et des architectures éphémères comme le souligne Lardellier « (…) l’Entrée se caractérisait par sa fréquence dans le règne (en tout cas jusqu’au début du XVIIe siècle) ; et surtout par une adaptation toujours pragmatique de sa dimension artistique (c’est-à-dire architecturale, iconographique et rhétorique) à la conjoncture politique qui, souvent, avait

présidé à cette entrée »105.Ce déploiement artistique participait du processus de représentation

du pouvoir politique nécessaire à afficher la supériorité du Roi. En outre, le déroulement de ces triomphes suivait les mêmes étapes que les visites officielles modernes106. Or, ces rites politiques étaient indissociables des récits les concernant connus sous le nom de « livres d’Entrées ». C’étaient des recueils de commémoration de l’événement consubstantiels aux rites pouvant être considérés comme les ancêtres des articles de presse car non seulement ils contribuaient à médiatiser les « Entrées royales », mais également à perpétuer leurs souvenirs. Ils ne se bornaient guère, tout comme les articles de presse, à transcrire fidèlement les étapes des entrées, mais « maints paramètres infléchissaient l'écriture de ces recueils, et concourraient à

104

Ibidem, p. 97

105

LARDELLIER, P. (1999) « Monuments éphémères : les entrées royales ». Les cahiers de médiologie, 7,(1), 239-245. doi:10.3917/cdm.007.0239 , p. 240.

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rendre des entrées un récit qui parvenait à être tout à la fois précis, partiel et partial ; objectif, et par d’autres côtés, terriblement subjectif… »107, c’est-à-dire que la relation de ces entrées « procède à une transposition de l’événement au centre, toujours de contraintes tant éditoriales

que politiques »108. La rédaction de ces recueils commençait quelques mois avant la visite royale

car ils étaient publiés, dans un souci d’actualité, peu après la tenue de la cérémonie. Cette pré-rédaction exigeait un travail de documentation et d’information important pour l’auteur qui travaillait en fonction du programme prévu à l’avance. Son écriture se caractérisait par la mise en exergue de l’architecture éphémère de la ville et le respect de l’ordre de la cérémonie sur un ton laudatif qui faisait l’éloge du pouvoir du monarque. En effet, des espaces vides laissés dans le recueil étaient complétés par des témoignages sur le déroulement du rite après la cérémonie. Ce décalage dans l’écriture était visible dans le support de la page des livres où le canevas rituel écrit à l’avance avec minutie était suivi d’un récit brouillé sur le passage du cortège dont le caractère « rajouté » était évident. Le récit de ces livres suivait un ordre chronologique et leur schéma narratif était fixe109. En effet, ils suivaient l’itinéraire spatio-temporel du rite proposant des digressions dithyrambiques sur la figure du roi, la description des sujets et de l’architecture de l’entrée et étaient accompagnés de gravures, autant de témoignages d’un « avoir-été-là ». Si la pratique des Entrées disparut peu à peu sous Louis XIV, elle réapparut au XIXème siècle pour se consolider au XXème siècle avec le développement des moyens de transport favorisant les déplacements110 des chefs d’Etat et l’essor des médias qui continuent à construire et à pérenniser ces événements programmés.

1.3 LE DISCOURS D’INFORMATION MEDIATIQUE : CONSTRUCTION DU SENS ET