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PREMIERE PARTIE : CADRE THEORIQUE

CHAPITRE 1. L’EVENEMENT ET LA PRESSE ECRITE EN QUESTIONS

1.1.1 ESSAI DE DEFINITION : FAITS ET EVENEMENTS DISCURSIFS

Attesté depuis le XVème siècle en langue française, le terme ‘événement’77 provient du latin

ex-venire signifiant ‘venir hors de’, formé sur la matrice du mot ‘avènement’, ces deux signifiants

partageant le sème de mouvement dans l’espace vers une sortie. Ainsi, ‘événement’ désignait au début l’issue, le résultat. Il signifiait aussi ce qui arrive, ce qui se produit, c’est-à-dire la réalisation d’un fait tenant compte non seulement de son aboutissement mais également du processus le concernant et de ses effets. De nos jours, Le Petit Robert fournit une première acception vieillie du terme comme étant « le résultat d’une situation », puis une seconde qui désigne « ce qui arrive et qui a quelque importance pour l’homme » assimilant également le terme au mot ‘fait’. Par ailleurs, dans le langage courant, ‘événement’ concerne, justement, ce qui sort de l’ordinaire, ce qui est inattendu. Ce serait vraisemblablement une réminiscence de l’étymologie du verbe ‘advenir’ marquant la surprise, l’imprévisibilité venant bouleverser la routine. Les frontières sémantiques entre ‘fait’ et ‘événement’ semblent donc bien floues, poreuses et posent la question de la possibilité d’assimilation totale ou partielle de ces deux termes dans tous les contextes. La réponse à cette interrogation n’est certainement pas linéaire, si l’utilisation des termes ‘fait’ et ‘événement’ comme synonymes est envisageable pour nous, elle le serait plutôt dans des « usages anaphoriques » pour assurer la cohésion textuelle, leur interchangeabilité n’étant donc pas systématiquement possible.

A notre sens, le fait est bel et bien une action, un acte, une occurrence ayant (eu) lieu dans la réalité extralinguistique susceptible d’avoir une certaine importance pour l’individu à qui il arrive. L’événement, lui, étant pour sa part le résultat de la mise en discours d’un fait qui doit répondre à certaines caractéristiques. Pour qu’un fait devienne événement, il faut qu’il vienne transformer

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Pour suivre le parcours détaillé de l’étymologie du terme « événement » voir BOISSET, E. (2006) « Aperçu historique sur le mot

l’état des choses, c’est-à-dire qu’il altère en quelque sorte l’ordre du monde et que son existence ait des retentissements sur un public. L’événement se caractérise alors par son pouvoir de rupture, par sa singularité mais prise dans un intérêt touchant un individu ou la collectivité entière. Dans ce sens, les faits seraient des occurrences brutes arrivées à des sujets, mais qui ne deviendraient des événements que dans la mesure où ces individus seraient affectés par eux ou seraient informés de leur existence. Si tous les faits ne constituent pas forcément des événements, tous les événements reposent, en revanche, sur des occurrences. Il est donc évident que des événements existent autant dans le cadre de la vie privée des individus qu’au sein des communautés. Un mariage, un décès peuvent donc être traités comme des faits ou des événements privés ou publics selon les effets produits chez le sujet ou dans une société déterminée. Cela veut dire que les événements auraient une existence particulière, ils seraient des constructions discursives a posteriori prenant comme point de départ une occurrence matérielle disruptive a priori dont les effets et la durée justifieraient l’attention portée par les sujets affectés.

Or, si les événements d’actualité ne sont pas, comme nous venons de le voir, exclusivement

médiatiques, ce sont les médias qui portent, depuis le milieu du XIXème siècle, l’événement à la

connaissance du public. Malgré des efforts pour effacer la présence des énonciateurs, la machine médiatique ne se borne pas à transmettre des faits enregistrés pris de la réalité, mais elle est partie prenante du processus de construction de l’événement car, comme le souligne Eliseo Verón, elle le façonne en construisant un récit qu’il met en scène à partir d’une occurrence. En effet, les médias (re)produisent des (re)présentations de la réalité, c’est-à-dire qu’ils fournissent des effets de réalité. Dans ce sens, la construction de l’événement suppose un découpage dans le continuum du monde, son aménagement et l’attribution d’un sens. Force est de constater que face à un même fait, les différents médias le reconfigureront dans des événements marqués par une mise en scène discursive particulière. En effet, la transformation d’une occurrence brute78 en événement médiatisé79 se fait en considérant les conditions situationnelles médiatiques à savoir : la finalité de la communication, l’identité des interlocuteurs, le thème dont il sera question et le dispositif dans lequel l’événement verra le jour. La finalité de la presse écrite, et de tous les autres médias, est d’informer, mais aussi de capter l’attention pour vendre le journal.

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Ce que RODRIGO-ALSINA entend comme la perception de la réalité ou dans d’autres termes les faits de la réalité extralinguistique.

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Ces visées communicatives dépendront de l’identité des interlocuteurs qui participent à l’énonciation et seront complétées à la réception par le lecteur. Les centres d’intérêt choisis par l’instance énonciative prévoient en quelque sorte le destinataire cible. Par ailleurs, l’instance médiatique doit tenir compte du support matériel du média afin d’adapter les discours aux potentialités de mise en scène.

Un événement se caractérise donc par la rupture d’une continuité, car il établit un avant et un après dans le continuum de l’ordre du monde. Cette modification de l’état des choses revêt une certaine importance pour la société car son surgissement provoque une nouvelle interprétation du monde. Les critères dont il faut tenir compte pour qu’un fait brut devienne événement seraient son actualité, sa socialité et son degré d’imprévisibilité. Plus l’événement est proche dans le temps et dans l’espace, plus il est chargé d’émotivité et est susceptible de toucher le public. En même temps, les événements constituent une appropriation singulière des faits qu’ils dépassent mais qui restent reconnaissables dans le même média par leur récurrence spatio-temporelle80 et d’un média à l’autre par une certaine stabilité dans le récit qui permet de les identifier et de comparer leur appréhension.

1.1.2 LE RETOUR DE L’EVENEMENT : DU « MONSTRE » AU « SPHINX », DU « MONDE » AU « BUZZ »

Considérés comme des constructions discursives disruptives mettant en scène des acteurs réalisant des actions importantes à un moment donné dans un lieu déterminé, les événements semblent être revenus après une longue traversée du désert. Bannis des études historiques pendant des décennies, notamment pas l’école des Annales voulant écarter l’individuel des

régularités et considérant l’événement comme « l’écume de l’histoire »81, le retour de

l’événement est posé par Edgar Morin dans le numéro 1882 de la revue Communications83 de

1972. Morin y explique le refus de l’événement par les sciences dans la première partie du XXème

siècle car elles s’attelaient à écarter les aléas nécessaires au maintien de la rationalité. Or, le

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Ce qui signifie qu’ils occupent une certaine place (surface, espace) dans les médias qui se prolonge plus ou moins au fil du temps.

81

RICŒUR, Paul (1992) « Le retour de l'Événement ». In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 104, n°1. pp. 29-35, page 29. DOI : https://doi.org/10.3406/mefr.1992.4195.

82

Communications, 18, 1972. L'événement. www.persee.fr/issue/comm_0588-8018_1972_num_18_1.

83

Si l’expression « le retour de l’événement » est souvent associée à Pierre Nora, c’est pourtant Edgar Morin qui a utilisé ce concept dans l’article du même nom dans la revue Communications. Pierre Nora pour sa part y a publié l’article intitulé

« L’événement monstre » repris plus tard sous le titre « Le retour de l’événement » in NORA, Pierre et Jacques LE GOFF (dir.), (1974) Faire de l’histoire, tome 1, Nouveaux problèmes. Paris : Gallimard, pp. 210-227.

sociologue français postule que cette conception méconnaissait le fait que le réel est fortement lié à l’aléa et que le retour de l’événement concernait toutes les sciences. Un terrain fertile donc pour la concrétisation de ce retour est bel et bien l’espace médiatique car il s’enquiert de tout ce qui concerne l’espace public84 .

Les médias construisent des événements suivant la reconnaissance des faits importants, significatifs85 pour la communauté dans laquelle ils adviennent. Dans ce sens, la machine médiatique se doit de décrire certaines caractéristiques des faits, de les mettre en récit, d’en faire des commentaires pour attirer l’attention du lectorat sachant que l’espace public dont il est question n’est pas homogène et est déterminé par les médias eux-mêmes. Les événements sont donc soumis à la relativité du système au sein duquel ils sont construits, ainsi qu’à la manière dont les sujets s’approprient ce qui leur arrive car les événements sont produits par des instances énonciatives, mais sont subis par des sujets déterminés. Or, malgré la spécificité propre à chaque média, « l’événement médiatique » ne reste pas un produit original du méta-énonciateur car il « se construit selon des normes collectives, à partir d’un stock social des connaissances et en fonction de scripts façonnés par les imaginaires professionnels qui anticipent les attentes du public »86. Dans ce sens, même si les articles de presse présentent des commentaires plus ou moins objectifs sur l’événement, le noyau informationnel devrait pouvoir être décelé par l’énonciataire.

Par ailleurs, les événements n’existent que mis en récit et mis en scène, leur diffusion, d’après Pierre Nora, les constituant en tant que tels. Pour expliquer cette idée, l’historien souligne que

L’affaire Dreyfus a atteint un statut d’événement grâce à sa médiatisation car sans elle, elle

aurait été cantonnée au domaine juridique pour atteindre probablement la catégorie de fait divers. En outre, les médias présentent l’événement comme un spectacle puisque leur système caractérisé par la redondance d’information les conduit à en ressasser certains aspects, à les

charger de connotations, ce qui finit par rendre l’événement monstrueux87. En effet,

84

Compris comme un « lieu structuré par les médias de masse et espace central de visibilisation du politique » selon PAQUETTE, Martine (2000) « La production médiatique de l’espace public et sa médiation du politique », in Communication [En ligne], vol. 20/1 | mis en ligne le 11 août 2016, consulté le 22 janvier 2018. DOI : 10.4000/communication.6425 URL : http://journals.openedition.org/communication/6425.

85

C’est ce que Charaudeau (op. cit., 2005a) désigne comme les principes de perception, de saillance et de prégnance.

86

CALABRESE, Laura (2013) L’événement en discours. Presse et mémoire sociale. Louvain-La-Neuve : Academia L’Harmattan, p. 114-115.

87

NORA, Pierre (1972) « L’événement monstre ». In : Communications, n° 18. L’historien retrace la production des événements de « Mai 68 ».

l’événement est fortement lié à sa mise en spectacle en vue de capter les émotions du public. Ainsi, poursuit Nora, nous assisterions au « règne de l’inflation événementielle »88 dans un double sens, à savoir la prolifération des événements et/ou l’exacerbation de la subjectivité dans leur construction. Dans le cas de la presse écrite, les mécanismes de spectacularisation peuvent opérer simultanément sur le plan verbal, iconique et graphique. La reconnaissance de cette

appropriation monstrueuse ou de « l’hypertrophie de l’événement »89 peut être déterminée

grâce à la comparaison d’un même événement dans des journaux différents afin de retrouver la faille dans la plaine que constitue l’irruption de l’événement à travers les écarts qui assurent sa mise en spectacle.

Par sa polysémie, la signification de l’événement pose des interrogations qu’Edgar Morin,

résume dans l’expression « événement-sphinx »90. Comme nous l’avons vu, l’événement

construit fait sens au sein d’un système qui reste à définir dans un mouvement qui oscille entre la contingence et le déterminisme, car l’événement est à la fois déterminé par le système lui-même dans lequel il prend naissance mais les conditions de son avènement restent aléatoires. Sur le plan spatio-temporel, il apparaît et disparaît à un moment et à un endroit particulier : il a un début, un milieu et une fin. Il se définit par son écart, par son caractère déviant face à une norme, ainsi qu’en fonction des objets et des systèmes qu’il touche où il peut laisser des traces plus ou moins durables. A la manière du sphinx, l’événement ouvre des interrogations, a priori irréconciliables mais in fine complémentaires, qui ne semblent pourtant pas résoudre la totalité de l’énigme, la part d’incertitude de l’événement étant toujours présente et projetée vers l’avenir.

Mais la construction de l’événement suit les progrès de la science et de la technologie et ne se limite pas à la presse écrite. Ainsi, la seconde moitié du vingtième et le début du vingt-et-unième siècle ont vu naître deux phénomènes fortement liés à l’événement sur lesquels il convient de se

pencher. Premièrement, l’émergence de l’idée d’« événement-monde »91 symbolisé par

l’alunissage de Neil Armstrong en 1969 ou les attentats du 11 septembre 2001 diffusés « à chaud » à la télévision et repris, bien évidemment, par les autres médias. Le monde entier put

88

NORA, Pierre, art. cit. , 1972 : p. 167.

89

CHAMPAGNE, Patrick (1991) « La construction médiatique des "malaises sociaux" ». In: Actes de la recherche en sciences

sociales. Vol. 90. La souffrance. pp. 64-76. DOI : https://doi.org/10.3406/arss.1991.2997.

90

MORIN, Edgar (1972) « L’événement-sphinx », In Communications, n° 18, 173-193.

91

SIRINELLI, JF. (2002) « L'événement-monde ». Vingtième Siècle. Revue d'histoire, no 76, (4), 35-38. DOI : 10.3917/ving.076.0035 . Pour l’auteur les premiers pas lunaires de Neil Armstrong constituent le premier événement-monde du XXème siècle.

ainsi voir en direct les prouesses de l’astronaute ou l’impact d’un avion contre le World Trade Center de New York dont le caractère spectaculaire découla également de l’abolition du décalage entre le temps phénoménal et la temporalité événementielle grâce au développement des médias de communication à l’échelle planétaire. D’autres événements-monde se sont (re)produits depuis comme l’attentat du 14 juillet sur l’esplanade des Anglais à Nice.

Deuxièmement, un phénomène nouveau appelé « le buzz » 92 fait surface, depuis quelque temps,

par le biais des réseaux sociaux. En effet, une information part de la sphère privée ou publique, se reproduit fortement sur les réseaux sociaux et finit par occuper la Une des médias inversant le rôle traditionnel de fournisseur de nouveauté dévolu à la presse. Le buzz et l’événement, sont-ils des synonymes ? S’agit-il vraiment d’un nouveau type particulier d’événements évanescents ou de nouvelles sources susceptibles d’alimenter la configuration d’événements ? Les réponses nous échappent dans ce travail sur la presse écrite, car le phénomène touche d’abord la presse sous format numérique qui a dû s’adapter au « buzz » en temps réel et aux mises à jour fréquentes des articles les (re)construisant, leur version papier ne pouvant pas combler ce point d’instantanéité. L’événement monstrueux, cette faille hypertrophiée dans la plaine mettant en relation l’individu avec sa communauté proche ou globale, continue d’interroger et d’interpeller le monde.