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PREMIERE PARTIE : CADRE THEORIQUE

CHAPITRE 1. L’EVENEMENT ET LA PRESSE ECRITE EN QUESTIONS

1.4 LE JOURNAL : OBJET SEMIOLOGIQUE HETEROGENE

1.4.2 L’ENONCIATION ET LE CONTRAT MEDIATIQUE

Conçue comme un processus dynamique par lequel un locuteur émet un message destiné à un récepteur qui le décode dans un cadre spatio-temporel déterminé, « toute énonciation constitue un acte qui vise à modifier une situation »174. Dans ce sens, l’énonciation de la presse est

également un acte orienté175 de communication et de production-interprétation d’un énoncé. En

effet, la presse écrite pour élaborer la nouvelle tient compte de trois instances176 : la production, le produit et la réception. L’instance de production construit un événement médiatique qui est reçu et interprété par une instance de réception qui lui attribue, à son tour, une signification. Le produit ou énoncé peut être défini comme un « objet fabriqué, où le sujet parlant s’inscrit en permanence à l’intérieur de son propre discours, en même temps qu’il y inscrit l’ « autre », par les marques énonciatives »177. Si dans le cas des médias audiovisuels, l’acte d’énonciation est complété par le public récepteur de façon presque simultanée à son occurrence, la réception de la presse écrite se fait de manière décalée dans l’espace et dans le temps. Nous voyons donc combien l’acte d’énonciation est par nature relationnel et présuppose un énonciataire dans la mesure où il engage deux volontés, celle de l’énonciateur qui cherche à attirer l’attention du

174

RINGOOT, Roseline, op. cit. , 2014 : p. 12.

175

Nous croyons comme Charaudeau que l’acte communicatif a des visées pragmatiques d’information, de prescription, d’incitation, d’instruction entre autres.

176

Le triple lieu dont parle Charaudeau (2005 a). Voir § 1.3.

177

Provost-Chauveau cité dans KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine (2009) L’énonciation. Paris : Armand Colin, p. 34.

Evénement principal (EP) Visite desprésidents français

Evénement second (ES) Politique intérieure argentine

Evénement second sur le devant de la scène (EP)

Evénement principal relégué (ES) Visite des présidents français

lecteur pour faire passer son message et celle de l’énonciataire qui vient chercher l’information parce qu’il fait confiance au media. Il s’agit bien du contrat 178 qui relie l’énonciateur à son énonciataire : un processus interactionnel et coopératif dans la production et l’interprétation du sens179 dont les finalités sont éthiques et commerciales180. Or, la réception du produit de presse ne se produisant pas au moment de l’énonciation médiatique, l’énonciateur doit se faire une image de son lectorat. Il est donc question, en production, de ce qu’Umberto Eco appelle le

lecteur modèle. Cela implique une projection, une sorte d’idéalisation d’un récepteur censé

partager le contenu véhiculé par le média. S’il est vrai que l’énonciateur médiatique se forge forcément une image de sa cible, il n’en reste pas moins que la réalisation effective de la lecture du journal peut susciter des réactions autres que celles prévues par les instances énonciatrices. Étant donné que « tout discours, avant de témoigner du monde, témoigne d’une relation, ou,

plus exactement, témoigne du monde en témoignant d’une relation »181, il s’avère que c’est le

processus transactionnel qui régit le processus de transformation et que par là-même la notion de mise en discours rejoint le concept d’intersubjectivité. Dans notre travail, nous essaierons, à partir du produit énoncé, de remonter vers le processus de production pour retrouver les traces énonciatives inscrites, face à l’impossibilité de rétablir le processus de réception182 de la part des lecteurs de journaux.

1.4.2.1 LA COMPLEXITE DE L’HETEROGENEITE ENONCIATIVE

L’énonciation journalistique résultant d’un processus collectif de mise en mots, en images, en forme et en page, il est fort difficile d’esquisser une théorie sur le sujet, d’autant plus que les

dénominations varient et abondent. Des concepts tels que « hétérogénéité(s) énonciative(s) »183

ou « polyphonie énonciative »184 témoignent de cette problématique. Dans notre travail, nous rendrons compte de cette complexité en déterminant quatre niveaux d’énonciation. En premier

lieu, nous considérons le locuteur ou scripteur185 comme le sujet parlant ou écrivant à l’origine

178

Cette métaphore juridique esquisée par Eliseo Verón comme un « contrat de lecture » et par Charaudeau comme le « contrat d’information médiatique » apparaît sous des dénominations diverses selon les auteurs.

179

C’est le concept de co-intentionnalité dont parle Charaudeau.

180

Cette double finalité répond donc au droit à l’information des citoyens et au fait que même si les journaux sont des entreprises, leur crédibilité est engagée dans la présentation de l’information.

181

CHARAUDEAU, Patrick, op. cit. , 2005a : p. 31.

182

Toute enquête pour vérifier la réception chez les lecteurs est maintenant impossible vu l’écart spatio-temporel.

183

AUTHIER-REVUZ, Jacqueline (1984) « Hétérogénéité(s) énonciative(s) » In Langages, 19e année, n 73, Les Plans d’Enonciation, pp. 98-111.

184

Définie par Ducrot comme « la diversité possible des énonciateurs là où le locuteur est unique ». DUCROT, Oswald et al. (1980)

Les mots du discours. Paris : LES EDITIONS DE MINUIT, p. 39.

185

de l’énonciation apparaissant sans marquage déictique. En deuxième lieu, l’énonciateur devient pour nous celui qui assume la responsabilité de l’énoncé en adoptant un point de vue déterminé repérable par la présence d’embrayeurs ou des unités relevant de son univers subjectif pouvant coïncider ou pas avec le locuteur ou scripteur à l’origine de l’énoncé. Il s’agit selon Ducrot d’une « instance intradiscursive à la source du point de vue »186. Un troisième cas de figure est celui

que nous désignons comme scripteur-énonciateur (S-E)187 qui constituerait la voix à l’origine du

texte assumant plus ou moins explicitement la responsabilité de ce qu’elle énonce, figure qui montre que tout scripteur est forcément énonciateur, mais que l’inverse n’est pas nécessairement ainsi. Le quatrième niveau est celui de l’instance énonciatrice majeure que nous

désignons, à l’instar de Maingueneau et de Verón, comme le méta-énonciateur188 qui

sélectionne, contrôle, met en mots, en forme et en page notamment les énoncés de la titraille et les discours iconiques et graphiques. Cette instance supra énonciatrice, nous l’assimilons à la rédaction du journal, avec tous les professionnels intervenant et répondant à sa ligne éditoriale parce que, comme le suggère Lamizet, au-delà de l’intérêt à identifier les voix qui parlent dans l’énoncé, il vaut mieux appréhender au nom de qui elles le font.

Or, le discours de la presse convoque également d’autres voix, phénomène qu’Authier-Revuz appelle « l’hétérogénéité montrée »189. Il s’agit de la représentation d’un acte d’énonciation dans un autre acte d’énonciation. Il faut qu’il y ait donc des traces de l’acte de dire, un contenu ou discours à transmettre et un décalage entre l’acte d’énonciation d’origine et l’acte d’énonciation second. Dans ce sens, il peut être appliqué aussi bien aux signes linguistiques qu’aux signes iconiques190. Il s’agit de différentes stratégies utilisées par le scripteur pour présenter les discours d’autrui : soit la Représentation du Discours Autre, soit le recours à la modalisation autonymique de l’îlot textuel.

186

Commenté par RABATEL, Alain (2004) « L'effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets pragmatiques », Langages /4 (n° 156), p. 3-17. DOI 10.3917/lang.156.0003, p. 5.

187

Il est à remarquer que dans l’analyse des journaux nous utilisons le terme « voix énonciative » (VE) comme synonyme de scripteur-énonciateur (S-E) qui est à l’origine de l’énoncé et qui le prend en charge plus ou moins directement.

188

MAINGUENEAU, Dominique (2007) Analyser les textes de communication. Paris : ARMAND COLIN, p. 119. VERON, Eliseo, (1986) Le Seuil. Il est là, je le vois, il me parle. In: Réseaux, volume 4, n°21. L'information télévisée. pp. 71-95. DOI : https://doi.org/10.3406/reso.1986.1017 . Dans notre travail, nous désignons également le méta-énonciateur comme l’instance énonciative ou énonciatrice.

189

AUTHIER-REVUZ, Jacqueline, art. cit. , 1984 : p. 98.

190

Ce serait le cas d’une mise en abyme iconique rapportant des images issues d’autres actes d’énonciation photographiques ou autres. Néanmoins, le cas de l’îlot textuel semblerait relever exclusivement du domaine verbal.

La Représentation du Discours Autre191 (RDA) recouvre les appellations traditionnelles du Discours Rapporté à savoir discours direct (DD), discours indirect (DI) et discours indirect libre (DIL), outre la modalisation en discours second (MDS). Dans tous les cas de figure, il s’agit de l’imbrication d’un acte d’énonciation dans un autre, c’est un enchâssement qui présuppose, même dans le cas de citation le plus fidèle, l’adaptation du discours d’origine à une nouvelle situation d’énonciation où le scripteur-énonciateur manifeste plus ou moins explicitement son intention d’adhésion ou de rejet vis-à-vis du contenu du discours. Le DD est un acte d’énonciation par lequel un locuteur rapporte à un interlocuteur ce qu’un locuteur d’origine a énoncé à un autre interlocuteur lors de l’acte d’énonciation premier. Nous pouvons donc y distinguer clairement deux discours : le discours citant et le discours cité ainsi que deux locuteurs ou scripteurs : le citant et le cité. Les effets visés par l’utilisation du DD sont l’authenticité des propos, la responsabilité du locuteur cité et un effet de vérité. Sa présence tend à montrer que c’est bien l’autorité citante qui détient l’information tout en signalant son adhésion ou son détachement à l’égard des paroles rapportées. Dans le cas où la subjectivité192 du locuteur citant émerge, nous parlerons plutôt de scripteur-énonciateur citant. En ce qui concerne le DI, il s’agit d’un discours intégré dans le discours citant d’où se dégage une sensation d’homogénéité. Il y a conséquemment une adaptation des propos d’origine à la situation d’énonciation du locuteur ou scripteur qui rapporte où il est également possible de restituer les marques de subjectivité qu’on attribuerait plutôt au scripteur-énonciateur citant. Le DIL est un cas polyphonique, plus complexe à identifier et moins fréquent dans le discours de la presse écrite car il suppose une intégration totale du discours cité à la narration. Dans la MDS, le locuteur restitue le point de vue du

locuteur qu’il cite en se servant des modalisateurs193 pour endosser la responsabilité des propos

à quelqu’un d’autre. Une autre forme de citation très fréquente dans la presse écrite est celle de l’îlot textuel. Il s’agit d’une citation hybride constituant « un fragment qui relève de la

modalisation autonymique »194. C’est un « mode complexe du dire, dédoublé par une

auto-représentation opacifiante (…) faisant intervenir (…) la matérialité des signes concernés, signifié

et signifiant »195 qui fonctionne comme un élément de DD marqué par la présence de guillemets

ou d’italiques à l’intérieur d’un discours indirect ou indirect libre car intégré à la syntaxe de la phrase. Il implique un double processus d’usage et de mention car il se sert du contenu des

191

Nous reprenons ici les concepts d’AUTHIER-REVUZ.

192

Que ce soit par le recours aux déictiques, à l’emploi des subjectivèmes ou à des figures de rhétorique.

193

Des modalisateurs comme : « selon X », « d’après untel », « pour X », etc.

194

AUTHIER-REVUZ citée par KOMUR-THILLOY, Greta (2010) Presse écrite et discours rapporté. Paris : Orizons 2010, p. 176.

195

propos tout en le mettant en exergue, c’est-à-dire que quand « L rapporte le discours autre sur le mode indirect en ayant recours à la modalisation autonymique, il fait usage des mots empruntés en ajoutant un autre plan qui constitue un commentaire sur l’emploi des mots tout en restant dans le cadre unique de repérage de déictiques »196. Dans la presse écrite, l’îlot textuel est donc un cas intéressant de rapport de paroles d’autrui par le journaliste car il s’en sert pour mieux commenter ces dires dans une reformulation orientée sous le masque de la fidélité au respect des mots d’origine. Il résulte de ce qui vient d’être dit que l’acte d’énonciation de presse est un phénomène complexe, que l’énoncé pourra plus ou moins refléter en fonction des traces laissées par les co-énonciateurs197.

1.4.2.2 L’ECRITURE DE PRESSE : DES INTENTIONS SOUS TENSION

La particularité de l’énonciation journalistique repose sur les finalités du discours de presse pris en tension entre deux pôles : l’un d’information et l’autre de captation. Le rôle social du journal est de faire connaître l’information au citoyen qui évolue dans une communauté déterminée. Pour mener à bien cette mission, l’instance d’énonciation médiatique a recours aux procédés descriptifs, narratifs et explicatifs, le média devant situer les faits, en présenter les transformations par le biais d’arguments. Autrement dit, l’instance médiatique joue sur sa crédibilité en essayant de provoquer un effet de vérité. Il s’agit bien d’une illusion car pour faire connaître une information, le média doit procéder à une reconfiguration des faits ou des discours où ses traces énonciatives sont reconnaissables. Or, en même temps, l’instance médiatique doit pouvoir faire ressentir l’information au lecteur de manière à le pousser à acheter le journal en concurrence sur le marché avec les autres. Pour parvenir à capter le public, le média doit donc jouer sur sa capacité à mettre en scène l’information à travers la dramatisation et l’éveil des émotions. La tension provoquée par la contradiction de ces deux visées tiraillées entre le logos et le pathos se traduit par la quête des journaux de définir un ethos discursif plus ou moins crédible. Or, malgré les tentatives du méta-énonciateur de masquer sa présence, les énoncés journalistiques en gardent les traces et ses intentions. Parler et écrire sont bel et bien des actions motivées, régies par des règles. En effet, en s’inscrivant dans leurs énoncés, les voix énonciatives sont à la base d’actes illocutoires volontaires constatifs ou performatifs. Si les premiers

196

KOMUR-THILLOY, Greta, op. cit. , 2010 : p. 179.

197

Selon notre hypothèse, il y a au moins deux énonciateurs dans chaque article de presse : le S-E dans le corps de l’article et le méta-énonciateur dans le péritexte, sans compter le fait que d’autres énonciateurs puissent les rejoindre.

véhiculent un contenu indépendant de l’énonciation, les seconds, en revanche, révèlent l’intention de l’énonciateur de transformer les faits par son intervention. Les actes performatifs sont assertifs lorsqu’ils concernent la responsabilité de l’énonciateur sur l’existence d’un état de choses ; déclaratifs quand l’énonciation est présentée comme étant à la base de la représentation ; promissifs dès lors qu’ils engagent la volonté de l’énonciateur à réaliser l’acte énoncé et prescriptifs quand ils visent donc à faire faire, à instaurer un changement de perception dans l’appréhension du signifié par les pouvoirs publics ou les énonciataires selon l’intention et l’identité discursive de chaque média. De cette manière, nous pouvons dire que l’énonciation journalistique possède une force illocutoire qui se dégage de l’imbrication des discours imprimés au sein de la page.