• Aucun résultat trouvé

La volonté de puissance

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 67-70)

Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance

2.1.3 La volonté de puissance

Dans la pensée nietzschéenne, la volonté de puissance est l’interprétation de l’être la plus profonde que nous pouvons proposer238. Dans un aphorisme posthume daté de 1888, il

écrit que « l’essence la plus intime de l’être est la volonté de puissance239 ». Dans

l’aphorisme §36 de Par-delà bien et mal, il fait l’hypothèse que la réalité est volonté de puissance :

233 Ibid., §391, p. 363, 1888.

234 Gai savoir, livre 5, §354, p. 346-350.

235 Wotling, Patrick, La philosophie de l’esprit libre, p. 373-375.

236 Jeler, Ciprian, « La douleur comme “matrice” de la vie intérieure chez Nietzsche », meta: research in hermeneutics, phenomenology, and practical philosophy, Vol. 3, N°1, 2011, pp. 33-53.

237 VP, tome 1, livre 2, §130, p. 264 et §395, p. 364-365, 1888. Porcher, p. 374-375.

238 VP, tome 1, livre 2, §19, p. 224, 1885-1886 : « La volonté de puissance est le fait ultime jusqu’où nous puissions descendre ». Il est à noter que la volonté de puissance n’est pas un fait, mais une interprétation qui a aussi le statut d’une hypothèse dans le travail de Nietzsche. Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 60. Notons que Nietzsche soutient qu’il n’y a pas de fait, mais seulement des interprétations. VP, tome 1, livre 2, §133, p. 265, 1883-1888.

54

La question est en fin de compte de savoir si nous reconnaissons réellement la volonté comme exerçant des effets, si nous croyons à la causalité de la volonté : si c’est le cas ̶ et au fond notre croyance à ce point est précisément notre croyance à la causalité elle- même ̶, alors nous devons nécessairement faire la tentative de poser par l’hypothèse la causalité de la volonté comme étant la seule. De la “volonté” ne peut naturellement exercer des effets que sur de la “volonté” ̶ et non sur des “matières” (non sur des “nerfs” par exemple ̶ ) : bref, on doit risquer l’hypothèse visant à voir si, partout où l’on reconnaît des “effets”, de la volonté n’exerce pas des effets sur de la volonté ̶ et si tout processus mécanique, dans la mesure où une force y est active, n’est pas précisément force de volonté, effet de volonté. ̶ À supposer enfin que l’on réussisse à expliquer l’ensemble de notre vie pulsionnelle comme le développement et la ramification d’une unique forme fondamentale de volonté ̶ à savoir de la volonté de puissance, ainsi que c’est ma thèse ̶ ; à supposer que l’on puisse ramener toutes les fonctions organiques à cette volonté de puissance et qu’on y trouve aussi la solution du problème de la génération et de la nutrition ̶ c’est un seul et unique problème ̶ on se serait ainsi acquis le droit de déterminer de manière univoque toute force exerçant des effets comme : volonté de puissance240.

Selon Nietzsche, il faut prendre garde aux principes explicatifs superflus. Dans cette optique, il s’agit de tenter d’expliquer tout le réel à l’aide du minimum de principes241.

Ainsi, plutôt que de postuler d’emblée une dualité entre la matière et la volonté, comme le faisait Descartes avec la chose pensante et la chose étendue242, et d’avoir à affronter le

problème de la relation entre ces termes, Nietzsche envisage d’abord de pousser jusqu’au bout l’hypothèse que la réalité tout entière ne serait que de la volonté. D’après l’analyse de Patrick Wotling, l’aphorisme §36 de Par-delà bien et mal récapitule les recherches des aphorismes précédents du même ouvrage et présente le résultat suivant : « le seul “donné” dont nous puissions partir est une certaine représentation de la vie, à savoir notre monde d’appétits et d’affects243 ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’idée selon laquelle la

volonté de puissance est « le monde vu du dedans244 ».

240 PBM, §36, p. 510-511.

241 Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 69.

242 Descartes, René, Discours de la méthode, Quatrième partie, Flammarion, Le monde de la philosophie, p. 38-39.

243 Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 73. 244 PBM, §36, p. 511. Montebello, pages 15, 18 et 102-103.

55 Il ne faut pas confondre la volonté de puissance avec le concept traditionnel de volonté245, compris comme une faculté et l’instance de la liberté, ni comme un « vouloir-

vivre » au sens de Schopenhauer246. Le concept de « vouloir-vivre » est problématique, car

il pose la volonté en dehors de l’existence. Pour Nietzsche, une telle volonté n’est qu’un mot vide247 :

Certes, il n’a pas atteint la vérité, celui qui a mis en circulation cette formule, le “vouloir-vivre”; ce vouloir-là n’existe pas. Car ce qui n’existe pas ne peut pas vouloir exister; et comment ce qui existe pourrait-il encore vouloir exister? Il n’y a de volonté que dans la vie; mais cette volonté n’est pas vouloir vivre; en vérité, elle est volonté de dominer248.

Dans l’aphorisme §19 de Par-delà bien et mal, Nietzsche écrit que la « volonté » n’est pas une unité, comme le pensait Schopenhauer. Nietzsche propose de reconduire ce qui était pensé sous le concept de volonté comme relevant de la volonté de puissance. La volonté lui apparaît donc telle (1) une multiplicité249, plus précisément une pluralité de

sentiments et de manières de sentir en relation250. Elle implique (2) la « pensée » (il est à

noter ici que cette pensée n’est pas celle de la conscience, qui est trop superficielle pour Nietzsche, mais plutôt celle du « corps ») et plus particulièrement, une pensée qui commande. Enfin, elle est (3) un affect, soit surtout l’affect du commandement251.

Nietzsche affirme que dans le vouloir, il y a aussi un rapport de commandement et d’obéissance au sens où nous sommes à la fois ceux qui commandent et ceux qui obéissent « et qu’en tant que nous obéissons, nous connaissons les sentiments de contrainte, de pression, d’oppression, de résistance252 ».

245 AC, §14, p. 57.

246 Goedert, p. 330.

247 VP, tome 1, livre 2, §23, p. 225, 1888. 248 Zara, De la victoire sur soi, p. 141.

249 Voir VP, tome 1, livre 2, §90, p. 249, 1883-1888.

250 Müller-Lauter, Wolfgang, « Le problème de l’opposition dans la philosophie de Nietzsche », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2006/4, tome 131, pp. 455-478. Page 474.

251 Porcher, Frédéric, « Utilité versus volonté de puissance. Sens et portée de l’anti-utilitarisme de Nietzsche », Revue du MAUSS, 2010/1, n°35, pp. 365-379. Page 376.

56

La puissance est à penser sous le mode de l’affect, c’est-à-dire de la possibilitéd’être affecté253, ce qui permet d’évaluer254 des forces et des résistances255. La conception

nietzschéenne de la volonté de puissance consiste par conséquent à attribuer à la force la capacité de sentir des différences de puissance, c’est-à-dire d’évaluer ses propres variations, de même que celle des forces concurrentes auxquelles elle se heurte dans son assimilation de l’expérience256. La force ne doit donc pas être seulement pensée sous le mode de la

quantité, comme le fait l’interprétation mécanique, mais aussi sur le mode de l’affect257, qui

correspond toujours à une configuration de la volonté de puissance258. La volonté de

puissance n’est pas à comprendre comme une visée de puissance extérieure à soi259. Gilles

Deleuze mentionne que c’est là une manière réactive de se représenter la puissance. Ce n’est donc pas la volonté qui veut la puissance. Au contraire, « la puissance est ce qui veut dans la volonté260 », elle est toujours déjà présente dans la vie, c’est son intensification et

son expansion qui est visée261.

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 67-70)