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S’ouvrir à la souffrance pour créer

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 85-88)

Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance

2.2.3 S’ouvrir à la souffrance pour créer

S’il faut s’ouvrir à la souffrance, et à la douleur qui découle de cette ouverture, c’est pour rendre possible la création, la connaissance et une vie supérieure344. L’auteur affirme

que tout ce qui est devenir et croissance ainsi que tout ce qui garantit l’avenir présuppose et nécessite la douleur, plus particulièrement les douleurs de l’enfantement. Nietzsche, en faisant référence aux « mystères grecs » affirme que les douleurs de la « parturiente », qui sont d’ailleurs le présupposé de notre vie, divinisent la douleur en général et la justifient. Tout avenir fécond et toute vie qui vaut la peine d’être vécue dépendent de l’aptitude à vivre la douleur : « Pour qu’existe le plaisir de créer, pour que la volonté de vie s’acquiesce éternellement elle-même, il faut qu’existe éternellement aussi le “tourment de la parturiente”…345 ». Dans le paragraphe §9 de La chanson ivre, Zarathoustra affirme à

propos de la douleur et de la joie : « tout ce qui souffre veut vivre pour mûrir, pour connaître la joie […] “Je veux des héritiers, dit tout ce qui souffre, je veux des enfants, ce n’est pas moi que je veux”346 ».

Si dans les paragraphes §7 et §8 de La chanson ivre Nietzsche écrit que la douleur est profonde, il soutient à la fin du paragraphe §8 que la joie est encore plus profonde347. Nous

devons comprendre cette profondeur de la joie par le fait qu’elle se veut elle-même, qu’elle veut l’éternité, c’est-à-dire son propre retour. Nous voulons que la douleur passe, qu’elle disparaisse, mais le plaisir est enchevêtré à la douleur et demande le retour de la douleur

343 CI, chap. La morale en tant que manifestation contre-nature, §5, p. 514. 344 Voir VP, tome 2, livre 4, §551, p. 443, 1885.

345 CI, chap. Ce que je dois aux anciens, §4, p. 604. 346 Zara, La chanson ivre, §9, p. 406.

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seulement pour que le plaisir revienne348. Au paragraphe §10, Zarathoustra dit : « Avez-

vous jamais dit oui à un plaisir? Ô mes amis, vous avez alors dit oui en même temps à toute douleur […] “Disparais, mais reviens !” Car tout plaisir veut – éternité!349 ». La douleur est

l’ingrédient du plaisir, et non pas le contraire du plaisir. La douleur est conçue comme une conséquence nécessaire de la volonté de jouir, de devenir, de croître, de créer. Bref, il faut accepter l’existence de la souffrance et de la douleur, dans la mesure où elles sont nécessaires, pour éprouver de la joie.

Pour parvenir à créer et affirmer la vie, l’homme doit passer l’épreuve de l’éternel retour, de la répétition, de la souffrance. C’est ce retour que le créateur doit affronter afin d’accomplir la transformation complète de son existence350. Ceux qui souffrent de la vie

d’une façon réactive ne peuvent pas vouloir l’éternel retour de la souffrance. Conséquemment, ils ont du mal à se dépasser pour créer et ne peuvent donc pas affirmer la souffrance. Nietzsche présente dès lors le thème de l’éternel retour comme étant l’objet d’une croyance que seuls les forts sont capables de supporter351. C’est le concept décisif du

surpassement de soi et de l’encouragement à la vie tragique352; il a donc pour but de

favoriser les types supérieurs de la vie. Rappelons par contre que Nietzsche ne dit pas que la souffrance et la douleur sont des fins en soi. Il faut plutôt comprendre que c’est la joie qui, en se voulant elle-même, rend la douleur nécessaire353. L’affirmation tragique de la vie

implique tout à la fois que l’extrême plaisir et que la plus profonde douleur y soient rattachés :

Que ne veut le plaisir! Il est plus avide, plus tendre, plus affamé, plus terrible, plus

secret que tous les maux; il se veut lui-même, il mord dans sa propre chair, en lui agit la volonté du cycle éternel. Il veut l’amour, il veut la haine, il est d’une richesse surabondante […] Si riche est le plaisir qu’il a soif de douleur […] tout plaisir se veut lui-même – il veut donc aussi l’affliction. Ô bonheur, ô douleur354!

348 Voir VP, tome 2, livre 4, §633, p. 465, 1883-1888. 349 Zara, La chanson ivre, §10, p. 407.

350 Guibal, p. 65, 68 et 78. 351 Goedert, p. 163.

352 Wotling, Patrick, La philosophie de l’esprit libre, introduction à Nietzsche, p. 399-420.

353 Pour Nietzsche, c’est l’amor fati qui permet d’aimer ce qui est nécessaire. VP, tome 2, livre 3, §429, p. 162, 1881-1882. EH, chap. Pourquoi je suis si avisé, §10, p. 714.

73 La douleur est justifiable en tant qu’elle n’a qu’une existence relative par rapport à la volonté de jouir d’un bonheur supérieur355. La vie jaillissante ne veut pas se préserver de la

souffrance, mais plutôt la surmonter :

nous devons constamment enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur transmettre maternellement tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité. Vivre ̶ cela veut dire pour nous métamorphoser constamment tout ce que nous sommes en lumière et en flamme, et également tout ce qui nous concerne356.

Pour l’auteur qui nous intéresse, surmonter la souffrance s’effectue par la création. C’est dans un extrait du texte Aux îles fortunées que son propos à ce sujet est, selon nous, le plus explicite :

Créer ̶ voilà ce qui nous affranchit de la douleur, ce qui allège la vie. Mais pour que naisse le créateur, il faut beaucoup de douleur et de nombreuses métamorphoses. Oui, votre vie sera riche en amères agonies, ô créateurs! Et c’est ainsi que vous vous ferez les défenseurs, les avocats de tout l’éphémère. Si le créateur doit être lui-même l’enfant qu’il s’agit de mettre au monde, il faut qu’il accepte d’être aussi la mère en gésine et les douleurs de l’enfantement. […] Tout l’être sensible souffre en moi de se sentir prisonnier, mais toujours mon vouloir intervient pour m’affranchir et me donner la joie. Vouloir est délivrance; telle est la vraie conception du vouloir et de la liberté; voilà l’enseignement de Zarathoustra357.

Dans ce passage, Nietzsche associe le dépassement de la souffrance avec la création. Toutefois, il est clair que cette création elle-même ne se fait pas sans épreuve ni douleur :

La volonté de souffrir : il vous faut momentanément vivre dans le monde, ô créateurs! Vous manquerez y périr ̶ et ensuite vous bénirez ce labyrinthe où vous vous êtes égarés. Autrement vous ne seriez plus capable de créer, mais seulement de dépérir. Il faut que vous ayez vos aurores et vos couchants. Il faut que vous ayez vos maux et que vous les chargiez sur vous pour un temps358.

355 Aurore, §354, p. 212.

356 GS, Préface à la seconde édition, §3, p. 13. 357 Zara, Aux îles fortunées, p. 103.

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