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Lutte pour la puissance versus instinct de conservation

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 70-74)

Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance

2.1.4 Lutte pour la puissance versus instinct de conservation

Nous avons vu précédemment, dans l’aphorisme §370 du Gai savoir, qu’il existe une distinction entre deux sortes de vie : l’une est surabondante et l’autre est pauvre. Nous allons maintenant voir que la vie surabondante correspond à une volonté de puissance ascendante alors que la vie appauvrie correspond à une volonté de puissance en déclin, soit à une volonté d’autoconservation. Notons que dans chacun des cas, la vie n’est pas en adéquation avec elle-même ou identique à soi. Elle est dynamique ascendante ou décadente

253 Deleuze, p. 70-71.

254 VP, tome 1, livre 2, §130, p. 264, 1885-1886 et §134, p. 265, 1885-1886. 255 Voir VP, tome 1, livre 2, §58, p. 239, 1887-1888.

256 Ibid., §89, p. 249, 1885. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 138. Montebello, pages 22- 27 et 46-47.

257 Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 74. 258 Müller-Lauter, p. 472.

259 Deleuze, p. 96-97. 260 Ibid., p. 96.

261 VP, tome 1, livre 2, §41, p. 230-231, 1888. GS, livre 5, 1887, §349, p. 339. Stanek, Vincent, « Nietzsche volonté de vie et volonté de puissance », Philopsis : Revue numérique, [En ligne] adresse URL :

57 et doit toujours composer avec l’altérité et le souffrir pour devenir elle-même par un processus d’assimilation du non-identique262. Dans l’aphorisme §21 de Par-delà bien et

mal, Nietzsche écrit qu’il n’y a en réalité que des volontés « fortes » et « faibles »263. Une

volonté « forte » est celle qui réussit à surmonter les obstacles internes au processus d’accroissement, donc à commander et à assimiler, alors que celle qui est « faible » n’est en mesure que d’obéir avec une certaine sorte de résistance ou de réaction, donc de s’adapter et de s’autoconserver264. Dans l’aphorisme §13 de Par-delà bien et mal Nietzsche s’en

prend à la conception réactive de la vie :

Les physiologistes devraient réfléchir à deux fois quand ils posent la pulsion d’autoconservation comme pulsion cardinale d’un être organique. Avant tout, quelque chose de vivant veut libérer sa force ̶ la vie elle-même est volonté de puissance ̶ : l’autoconservation n’en est qu’une conséquence indirecte extrêmement fréquente, parmi d’autres265.

Cette activité d’expansion de la vie ascendante mène essentiellement à la lutte pour la puissance, car la vie en croissance veut plus, mieux, plus vite et plus souvent266. Il en

résulte que la volonté de conservation n’a de sens que par rapport à la volonté de puissance: c’est parce qu’elle veut goûter à la puissance qu’une vie se rétracte temporairement dans une position défensive ou qu’elle cherche à se conserver267. Nietzsche dira en ce sens

« qu’il [le vivant – B.L.] fait tout, non pour se conserver, mais pour s’accroître…268 » Pour

lui, il est clair que tous nos instincts et toutes nos fonctions organiques essentielles sont réductibles à la volonté de puissance269.

262 Stiegler, Barbara, Nietzsche et la biologie, pages 43, 51, 53, 55 et 78. 263 Montebello, pages 34 et 92-93.

264 PBM, §21, p. 486. VP, tome 1, livre 2, §91, p. 249, 1885. VP, tome 1, livre 2, §43, p. 232, 1886-1887 : « Qu’est-ce qui est “passif”? Être entravé dans le mouvement qui porte en avant; donc, acte de résistance et de réaction. Qu’est-ce qui est “actif”? Tendre à la puissance. La “nutrition” n’est qu’un phénomène dérivé; ce qui est primitif, c’est de vouloir tout absorber en soi ».

265 PBM, §13, p. 474-475.

266 VP, tome 1, livre 2, §40, p. 229, 1885.

267 Stiegler, Barbara, Nietzsche et la biologie, p. 39-40. 268 VP, tome 1, livre 2, §42, p. 232, 1888.

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Nietzsche est d’avis que les philosophes et les scientifiques n’ont interprété la vie que dans le cadre de la volonté d’autoconservation d’une volonté de puissance « faible » ou en déclin. Il tente donc de renverser la conception darwinienne de la vie270 qui repose sur un

postulat fondamental : les organismes ont un instinct de conservation et agissent essentiellement en fonction de lui271. C’est cet instinct qui explique les comportements

conformes au mécanisme de la sélection naturelle. Nietzsche ne refusera pas que cet instinct existe, mais il s’opposera à en faire l’instinct essentiel de la vie272. Pour lui,

l’instinct de conservation de soi se réduit à l’expression d’une situation de détresse qui restreint l’expansion de puissance273.

En somme, Nietzsche reproche surtout aux philosophes et physiologistes de penser la vie comme un simple phénomène de « réactivité » dans lequel tout ne serait qu’une simple adaptation à des circonstances extérieures. Leur conception de la vie esquive habilement un concept explicatif fondamental, soit celui d’activité. Ainsi, il critique l’évolutionnisme anglais d’avoir dépouillé la vie de toute initiative véritable : « on met au premier plan l’“adaptation”, c’est-à-dire une activité secondaire, une simple réactivité, on en vient à définir la vie comme une adaptation interne, toujours plus adéquate, à des circonstances extérieures274 » alors que « dans tout événement, se manifeste une volonté de puissance275 ».

La vie est spécifiquement la volonté d’accumuler de la force276. Ce qui la caractérise en

propre, ce sont les forces spontanées, agressives et conquérantes qui sont capables de donner lieu à de nouvelles interprétations et auxquelles l’adaptation elle-même est

270 Pence, p. 12.

271 Dirk R. Johnson, Nietzsche’s anti-darwinism, Cambridge university press, 2010, p. 31. VP, tome 1, livre 2, §37, p. 228, 1885-1886.

272 Gayon, Jean, Nietzsche and Darwin (chapter 7, 39 pages) – in Maienschein, Jane and Ruse, Michael, Biology and the foundation of ethics, Cambridge studies in philosophy and biology, Cambridge university press, 1999, pages 168-169 et 171. Sur ce point, notons toutefois au passage, contre l’interprétation nietzschéenne de Darwin et de Malthus, que la lutte pour l’existence peut très bien découler de la surabondance de la vie. Néanmoins, nous pensons que Nietzsche a raison de critiquer le postulat d’un instinct de conservation. Pence, Charles H., Nietzsche and Darwin, Nietzsche’s aesthetic Critique of Darwin, page 8, URL : ˂www.academia.edu/759427/nietzsches_aesthetic_critique_of_darwin˃.

273 GS, livre 5, §349, p. 339-340. VP, tome 1, livre 2, §37, p. 228-229, 1885-1886. 274 GM, II, §12, p. 86-87.

275 Ibid., p. 86.

59 soumise277 : « bien des choses qui semblent une influence externe ne sont qu’une adaptation

d’origine interne278 ».

Ce n’est donc pas à la thèse de la sélection naturelle qu’il s’en prend, mais à celle qui consiste à croire que toute vie se réduit à l’adaptation à une extériorité, soit au milieu. En réalité, la vie transforme, exploite et assimile aussi toujours le milieu dans lequel elle évolue279. Nietzsche critique la vision dualiste du milieu et de ses rapports avec

l’« organisme ». Selon lui, le milieu est toujours utilisé et transformé par les besoins du vivant280. Lorsqu’un organisme est « adapté » à son milieu, c’est-à-dire lorsque

l’environnement extérieur détermine davantage l’organisme que l’organisme détermine son environnement extérieur, il s’agit là pour Nietzsche d’une décadence281. La pensée de

Nietzsche est que l’organisme utilise le milieu comme un ensemble de matériaux pour créer un environnement qui répond à ses besoins. Si Nietzsche ne refuse pas en bloc que l’environnement et l’organisme sont co-productifs l’un de l’autre, il souscrit néanmoins à la conception selon laquelle c’est la vie qui prime dans ce rapport.

277 GM, II, §12, p. 87. VP, tome 1, livre 2, §79, p. 245, 1883-1888 : « La vie n’est pas l’adaptation des conditions internes aux conditions extérieures, mais elle est volonté de puissance qui, partant du dedans, se soumet et s’assimile une part croissante de réalité extérieure ».

278 VP, tome 1, livre 2, §64, p. 241, 1885-1886.

279 Merlio, Gilbert, « Nietzsche, Darwin et le darwinisme », Revue germanique internationale [En ligne], 10|2009, mis en ligne le 26 novembre 2012, pages 132 et 135. URL :

˂http://rgi.revues.org/327;dol:10.4000/rgi.327˃. Call, Lewis, « Anti-Darwin, anti-spencer: Friedrich Nietzsche’s critique of Darwin and “darwinism”, History of science, n°36, Science History Publications Ltd, 1998, page 10 : « strict adaptationism is going to have a difficult time explaining such apparently nonadaptative human endeavors as religion, metaphysical philosophy, art and aesthetics, not to mention nuclear physics ».

280 Canguilhem, Georges, La connaissance de la vie, Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 2003, p. 195.

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