• Aucun résultat trouvé

Souffrance et surcompensation

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 88-91)

Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance

2.2.4 Souffrance et surcompensation

Dans la dernière sous-section, nous avons vu qu’il faut s’ouvrir à la souffrance pour créer quelque chose qui nous dépasse. Les métamorphoses qui transforment l’homme en créateur lui permettent aussi de surmonter les douleurs qu’il a affrontées et de vivre supérieurement359. Toutefois, nous pourrions nous demander si tous ces maux ne feront pas

plutôt chuter l’homme et l’écraser sous la violence de la souffrance et de la douleur. Dans un passage posthume daté de 1884, Nietzsche écrit : « Les plus grands hommes sont ceux qui souffrent le plus de l’existence ̶ mais qui disposent aussi des plus grandes forces pour

réagir.360 » L’aptitude à la souffrance va donc aussi de pair avec la possibilité de répondre à

cette passivité par une activité361. Cet aphorisme doit selon nous être compris en rapport

avec le concept de surcompensation de Wilhelm Roux (1850-1924)362 que Nietzsche

réinterprète dans le cadre de sa propre pensée.

Le phénomène de surcompensation363 désigne une assimilation qui dépasse la

dégradation de l’organisme et qui résulte en une croissance. Nous pensons que le phénomène de la surcompensation doit être étroitement mis en relation avec le concept de volonté de puissance que nous avons décrit précédemment. En ce qui concerne les

359 Ibid., §545, p. 441, 1885-1886. 360 Ibid., §510, p. 431, 1884. 361 Soderstrom, p. 64.

362 Wilhelm Roux, biologiste allemand, est l'un des fondateurs de l'embryologie expérimentale, durant la deuxième partie du XIXe siècle. Nietzsche lut l’ouvrage de Roux en 1881 et il en réinterprète les thèses. Venturelli, Aldo, « Généalogie et évolution Nietzsche et le darwinisme », Revue germanique internationale [En ligne], 11 | 1999, mis en ligne le 07 septembre 2011, consulté le 11 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/722. Pages 201-202. Soderstrom, p. 60.

363 Roux, Wilhelm, La lutte des parties dans l’organisme, Contribution pour un perfectionnement de la théorie de la finalité mécanique, Editions Matériologiques, Collection « Science & Philosophie », trad. Laure Cohort, Sonia Danizet-Bechet, Anne-Laure Pasco-Saligny, Cyrille Thébault, 2012, [Livre numérique], pages 19, 32-33, 82, 154-157, 178-182, 186 et 188. VP, tome 1, livre 2, §164, p. 276, 1881-1882.

75 processus organiques364, la volonté de puissance doit être comprise comme un processus

d’assimilation supérieur à la simple autoconservation, c’est-à-dire comme une vie en croissance. Selon Roux, les excitations (souffrance) qui stimulent les parties du corps engendrent une réaction d’assimilation des excitations qui va au-delà d’une simple compensation proportionnelle aux blessures qu’elles causent. Suite aux excitations, un processus de surcompensation s’active et régénère les parties de l’organisme au-delà des blessures qu’elles ont subies. Ainsi, plus la capacité d’excitation est élevée, ou plus l’ouverture à la souffrance est grande, plus il y a de croissance par surcompensation365.

Nietzsche reprendra cette idée de Roux en l’adaptant à sa propre théorie, c’est-à-dire en la réinterprétant comme un rapport d’assimilation de ce qui est étranger et en généralisant l’assimilation au-delà de la simple nourriture366. Dans cette perspective, l’ouverture à la

souffrance ou à l’excitation est d’une importance capitale pour la croissance de l’organisme. Comme le souligne Barbara Stiegler, il semble que l’activité vitale soit plus grande à mesure que la souffrance augmente, ce qui permet une plus grande assimilation de l’expérience :

Le raisonnement de Roux est le suivant : puisque l’assimilation n’est qu’une réponse à l’excitation, plus un être vivant sera ouvert aux excitations étrangères, plus sa force d’assimilation devra s’accroître ̶ raisonnement qui le conduit à prêter aux excitations les plus violentes d’entre toutes, les blessures ou les lésions organiques, un rôle capital dans l’accroissement de la force. Nietzsche reprend les analyses de Roux à la lettre367.

Nietzsche pense que la force va de pair avec une grande capacité de guérison368.

L’homme qui incarne le type supérieur « trouve d’instinct les remèdes qui guérissent ses maux partiels; ses maladies sont les grands stimulants de sa vie. Il tire parti des pires hasards. Il se fortifie par les accidents qui menacent de le détruire.369 » Il écrit encore à ce

propos dans un aphorisme posthume de 1883-1888 :

364 Nous mentionnons ce point car Nietzsche étend la volonté de puissance à toute réalité, donc aussi à l’inorganique.

365 Soderstrom, p. 58-59.

366 Ibid., p. 60-61. Gayon, p. 170.

367 Stiegler, p. 41 (voir aussi le reste des pages 41 et 42). 368 GS, Préface à la seconde édition, §4, p. 14-15. 369 VP, tome 2, livre 4, §525, p. 436, 1888.

76

Une âme riche et puissante est capable non seulement de triompher de pertes, de privations, de spoliations, de mépris douloureux, voire effroyables; elle sort de ces cercles infernaux avec une plénitude et une puissance accrues; et, s’il faut dire l’essentiel, avec un accroissement nouveau de la béatitude d’aimer370.

En faisant ici intervenir l’analyse des rapports entre Nietzsche et Wilhelm Roux par Barbara Stiegler, nous pensons que ce triomphe peut s’appliquer à la douleur et la souffrance :

La douleur, rappelons-le, c’est la réaction assimilatrice, l’interprétation et l’évaluation négative du sentir, par laquelle le sujet répond aux très fines lésions, aux blessures continuelles que lui infligent les excitations. Là où il y a l’interprétation d’une douleur (Schmerz), il y a d’abord eu une lésion, une blessure, un “souffrir” (Leiden). Mais ce sont ces blessures, justement, qui déclenchent le travail actif de l’interprétation réparatrice. […] La vie haute, la vie supérieure, ouverte au milieu cosmique le plus vaste, et parce qu’elle est la plus excitable et la plus blessée d’entre toutes, est aussi la plus forte, la plus capable de guérison371.

Cependant, si Nietzsche soutient qu’il faut s’ouvrir à la souffrance pour consentir à la volonté de puissance, il mentionne aussi qu’il nous faut fixer un but à ce consentement et ainsi donner une raison à la douleur372. Dans la troisième période de son œuvre, Nietzsche

donne lui-même un but au dépassement de la souffrance : il nous propose le surhumain comme horizon de création en tant que sens à donner à la souffrance373.

370 Ibid., §630, p. 464-465, 1883-1888. 371 Stiegler, p. 41-42.

372 VP, tome 2, livre 4, §572, p. 451, 1882-1885. 373 Zara, Aux iles fortunées, p. 101.

77

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 88-91)