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Surabondance et appauvrissement

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 54-61)

Chapitre 1 –Souffrance et pessimisme

1.2 Nietzsche et la tragédie

1.3.2 Surabondance et appauvrissement

Pour Nietzsche, l’affirmation et l’approbation de la vie naissent d’un sentiment débordant de la puissance créatrice169. Nous pouvons comprendre que la tragédie attique est

la création d’une santé surabondante à partir de l’aphorisme §370 du Gai Savoir : Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme un remède et un secours au service de la vie en croissance, en lutte : ils présupposent toujours de la souffrance et des êtres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d’êtres qui souffrent, d’une part ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, qui veulent un art dionysiaque et également une vision et une compréhension tragiques de la vie, ̶ et ensuite ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la vie, qui recherchent, au moyen de l’art et de la connaissance, le repos, le calme, la mer d’huile, la délivrance de soi, ou bien alors l’ivresse, la convulsion, l’engourdissement, la démence. C’est au double besoin de ces derniers que correspond tout romantisme dans les arts et dans les connaissances, c’est à eux que répondaient (et répondent) aussi bien Schopenhauer que Richard Wagner […]. Celui qui est le plus riche en plénitude de vie, le dieu et l’homme dionysiaques, peut s’accorder non seulement le spectacle du terrible et du problématique, mais jusqu’à l’action terrible et jusqu’à tout luxe de destruction, de dissolution, de négation ; chez lui, le mal, le non-sens, le laid apparaissent en quelque sorte permis en conséquence d’une surabondance de forces génératrices et fécondantes capable de transformer tout désert en pays fertile et luxuriant. À l’inverse, c’est l’être le plus souffrant, le plus pauvre en vie qui aurait le plus besoin de douceur, de paix, de bonté, dans la pensée et dans l’action, si possible d’un dieu qui soit vraiment un dieu pour malades, d’un “sauveur”; et de même de la logique, de l’intelligibilité conceptuelle de l’existence ̶ car la logique rassure, donne confiance ̶ , bref, d’une certaine étroitesse chaleureuse qui chasse la peur et d’un enfermement dans des horizons optimistes170.

Cet aphorisme nous montre d’une part que tout art et toute philosophie sont des réactions à la souffrance et ne peuvent pas être considérés comme « neutres », c’est-à-dire comme « désintéressés ». En ce qui concerne l’art au sens strict du terme171, Nietzsche

affirme dans l’aphorisme §24 du Crépuscule des idoles : « que fait tout art ? Ne loue-t-il pas ? Ne glorifie-t-il pas ? Ne choisit-il pas ? Ne met-il pas en relief ? Ce faisant, il renforce ou affaiblit certaines appréciations de valeur…172 ». D’autre part, il nous permet

d’apercevoir que Nietzsche fait une distinction entre deux sortes de vie, ce qui a pour

169 VP, tome 2, livre 4, §614, p. 461, 1884. 170 GS, livre 5, 1887, §370, p. 384-386.

171 L’art au sens large inclut aussi la science et la religion pour Nietzsche. NT, §15, p. 95. 172 CI, chap. Incursions d’un inactuel, §24, p. 564.

41 conséquence qu’il y a une duplicité de significations qu’on peut désormais accorder à l’art, la religion, la science et la philosophie. C’est la force vitale, ascendante ou déclinante, qui s’empare d’une activité qui lui donne son sens173. Le philosophe affirme, dans un

aphorisme posthume datant de 1885-1886 : « L’art exprime-t-il notre mécontentement à l’égard du réel? Ou notre reconnaissance pour un bonheur qui a été le nôtre? Dans le premier cas, on a le romantisme, dans le second cas, l’auréole et le dithyrambe (un art d’apothéose)174 ». Il faut donc interpréter une activité selon la force vitale qui s’exprime en

elle. Pour caractériser les œuvres d’art, les religions et les philosophies, Nietzsche présente sa méthode généalogique qui consiste, comme il le dit dans le même aphorisme §370, en une déduction régressive :

et mon regard s’aiguisant devint de plus en plus apte à cette forme suprêmement difficile et insidieuse de déduction régressive qui donne lieu à la plupart des erreurs ̶ la déduction qui remonte de l’œuvre à l’auteur, de l’action à l’agent, de l’idéal à celui pour qui il est nécessaire, de tout mode de pensée et de valorisation au besoin qui, derrière lui, commande. ̶ À propos de toutes les valeurs esthétiques, je me sers désormais de cette distinction fondamentale : je me demande, dans chaque cas particulier, “est-ce ici la faim ou la surabondance qui est devenue créatrice?”175.

Cette déduction permet de déterminer l’origine vitale d’une activité ainsi que de lui attribuer une valeur. Ce qui importe avant tout pour Nietzsche, c’est donc l’attitude devant la souffrance. Cette attitude correspond à un critère de distinction entre les forts et les faibles. Plus précisément, le critère de distinction entre une vie ascendante et une vie décadente réside dans la capacité à affirmer la souffrance et à en faire quelque chose. Pour procéder à cette catégorisation, il s’agit donc de déterminer dans chaque cas si c’est le désir de fuir ou d’assumer la douleur qui se trouve à la base des comportements, représentations et des jugements. Dans le cas du plaisir, il faut se demander s’il s’agit de rechercher un plaisir en assumant la souffrance qui va de pair avec les obstacles ou de rechercher le bien- être qui va de pair avec la tentative d’abolir et de nier la souffrance. Nous avons vu, dans la longue citation ci-haut, qu’il y a essentiellement deux sortes de conditions physiologiques à distinguer : il y a d’abord ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, ce qui est le

173 Deleuze, p. 60-62.

174 VP, tome 2, livre 4, §463, p. 412, 1885-1886. 175 GS, livre 5, 1887, §370, p. 385-386.

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signe d’une vie ascendante, et ensuite ceux qui souffrent d’un appauvrissement de la vie, ce qui est le signe d’une vie décadente. Évidemment, c’est la vie ascendante qui a le plus de valeur aux yeux de Nietzsche.

La religion, l’art et la philosophie servent la vie en tant que « remède » et « secours ». Nous avons exposé que ceux qui souffrent de la surabondance de la vie veulent s’éprouver davantage et rejoindre le tragique alors que ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la vie demandent quelque chose comme le calme, la délivrance de soi, ainsi qu’une forme d’ivresse dans les convulsions et l’engourdissement. Cela implique qu’il y a essentiellement deux manières de vivre la douleur et le plaisir puisqu’il y a deux sortes de vie qualitativement différentes qui en font l’épreuve176.La vie ascendante croît, elle est en

mesure d’affronter et de transfigurer la souffrance sans la nier. Elle affirme la souffrance comme une condition nécessaire d’une vie supérieure. La vie déclinante, quant à elle, lutte pour sa conservation, elle nie la souffrance et souhaite l’abolir. Les principales caractéristiques de la vie déclinante sont la faiblesse de la volonté, l’incapacité à résister à une sollicitation et l’inaptitude à digérer les épreuves vécues177. Toutefois, l’excitabilité ou

encore l’irritabilité ne sont pas exclusifs à la vie déclinante, c’est l’incapacité à assumer, affirmer et supporter le fait d’être excité et irrité qui la définit, ce qui la pousse à rechercher un calmant et la fuite178. Dans l’aphorisme §401 de La volonté de puissance nous

apercevons clairement la duplicité des concepts de plaisir et de douleur :

On a confondu la douleur avec une sorte de douleur qui est celle de l’épuisement; celle-ci représente en effet une profonde diminution, une dépression de la volonté de puissance, une perte notable de force. Cela signifie qu’il existe : a) une douleur qui est un moyen d’excitation pour fortifier la puissance; b) une douleur qui succède à une dépense excessive de puissance. Dans le premier cas, un stimulant; dans le second, les conséquences d’une excitation excessive… L’incapacité de résister est propre à cette seconde sorte de douleur; la provocation à la résistance appartient à la première… Le seul plaisir qui soit ressenti dans l’état d’épuisement, c’est celui de s’endormir; dans l’autre cas, le plaisir c’est la victoire… La grande confusion faite par les psychologues

176 Goedert, p. 327.

177 Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 137.

178 La vie déclinante se caractérise par une excitabilité et une irritabilité excessives. Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 138. Armstrong, Aurelia, « The passions, power, and practical philosophy: Spinoza and Nietzsche contra the stoics », Journal of Nietzsche Studies, vol°44, issue 1, spring 2013, pp. 6-24, page 20.

43 a consisté à ne pas distinguer entre deux sortes de plaisir ̶ celui de s’endormir et celui de triompher. Les épuisés souhaitent le repos, la détente de tous leurs membres, la paix, le silence ̶ c’est ce que les religions et les philosophies nihilistes appellent le

bonheur. Les riches et les vivants veulent la victoire, l’ennemi vaincu, la diffusion de

la sensation de puissance dans un domaine plus vaste qu’auparavant. Toutes les fonctions saines de l’organisme ont ce besoin ̶ et tout l’organisme est un ensemble de systèmes qui lutte pour faire croître ses sensations de puissance179.

Nietzsche s’oppose à une confusion qui consiste à ne pas distinguer entre deux sortes de plaisir180, soit celui d’une aspiration à une réduction des activités vitales et celui du

triomphe. En concevant le « plaisir » de manière univoque, c’est-à-dire d’une manière trop abstraite et seulement comme le contraire du déplaisir, on passe à côté de différences essentielles entre différentes espèces de plaisir, qui renvoient à des réalités physiologiques distinctes. Ainsi, la vie exténuée recherche le plaisir dans la paix ou l’« engourdissement181 », ce que nous pouvons interpréter comme la tentative de réduire les

sensations de déplaisir. Pour y parvenir, cette vie exténuée a besoin de stimulations, comme par exemple des narcotiques, toujours plus forts et fréquents182. Cela peut se traduire,

« chez ceux qui ne peuvent s’élever à aucune joie véritable183 », par le fait de rechercher

dans l’art un divertissement : « qu’exigent-ils en somme de l’art ? Qu’il chasse pendant quelques heures ou quelques instants, le malaise, l’ennui, la conscience vaguement mauvaise, et interprète, si possible, dans un sens élevé, le défaut de leur vie et de leur caractère184 ». Mais c’est là une vie pauvre qui en visant à éliminer les contradictions du

réel, son caractère problématique et douloureux, recherche en plus à valoriser sa propre faiblesse. En somme, ce sont toutes les déterminations essentielles du monde tragique dans lequel vit effectivement l’homme qu’elle vise à supprimer. La vie débordante de force, quant à elle, expérimente une sorte de plaisir qui correspond à la diffusion de sensations de

179 Notons que cet aphorisme fait intervenir la notion de « volonté de puissance » que nous discuterons au deuxième chapitre. VP, tome 1, livre 2, §401, p. 367, 1888.

180 Ibid.

181 Voir à ce propos l’aphorisme §370 du Gai savoir. 182 CI, chap. Les quatre grandes erreurs, §2, p. 519.

183 La joie véritable, que nous pouvons comprendre comme une joie supérieure ou ascendante, implique une ouverture à la souffrance; elle ne peut pas simplement découler de l’emploi de stimulants et de narcotiques. Cette joie doit être conquise de haute lutte, elle ne réside pas dans l’engourdissement. HTH, 2, 1, §169, p. 425.

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puissance et de victoire toujours plus intenses : « Le plaisir : sensation d’un accroissement de puissance.185 »

Le même aphorisme posthume daté de 1888 nous permet de distinguer entre deux sortes de douleur186. Il va sans dire que tout le monde peut ressentir des moments de

faiblesse, mais pour Nietzsche, seuls les faibles valorisent la tentative d’éliminer la souffrance. Chez ceux qu’il qualifie de « décadents », la souffrance correspond à l’impuissance. Cette souffrance se manifeste dans leur incapacité persistante à surmonter les épreuves, ce qui les force à éviter les obstacles. La faiblesse provoque une volonté de rétrécir le champ de l’expérience, de se rétracter et de supprimer les activités vitales qui causent de la souffrance : « dès que la douleur lance son signal d’alarme, il est temps de la restreindre […] et nous faisons bien de nous “gonfler” le moins possible187 ». Toutefois,

nous pensons que Nietzsche ne se limite pas au phénomène de la douleur physique ou corporelle, mais qu’il comprend la souffrance comme tout ce qui nous fait souffrir, ce qui inclut aussi les douleurs psychologiques de toutes sortes comme par exemple celles qui proviennent de la connaissance tragique.

Pour le faible, éviter la souffrance est une nécessité vitale, mais cette fuite rétrécit le champ de l’expérience et des possibilités de joie. La vie déclinante, puisqu’elle se comporte d’une manière réactive dans l’épreuve de la souffrance, ne peut affronter toute la gamme des perspectives et surtout pas l’inconnu ou la nouveauté188. L’attitude décadente se

détermine essentiellement en fonction du problème du plaisir et du déplaisir : elle va vers ce qui est plaisant et évite ce qui est déplaisant. Cependant, pour Nietzsche, c’est la capacité de parcourir la plus large gamme des perspectives, soit d’essayer de nouvelles possibilités et interprétations ainsi que de découvrir l’inconnu, qui fait la richesse d’une vie

185 VP, tome 1, livre 2, §398, p. 366, 1884-1885. 186 Ibid., §401, p. 367, 1888.

187 GS, livre 4, §318, p. 292-293. 188 Goedert, p. 108.

45 épanouie189. Or, c’est l’homme fort et en « grande santé » qui possède cette capacité. Les

forts assument la souffrance et réussissent à la transfigurer190. D’une part, l’épreuve de la

souffrance leur apparaît nécessaire pour se dépasser et créer. Cette lutte leur permet d’accéder au bonheur le plus haut, soit celui qui découle de l’épreuve et de la victoire sur des résistances. Les forts comprennent que la souffrance exerce une fonction nécessaire dans la conquête de la vie la plus riche et épanouie. La plus grande plénitude vitale demande un déploiement qui rencontre nécessairement la souffrance. D’autre part, l’épreuve de la souffrance ouvre le champ de l’expérience, elle permet un apprentissage. Nietzsche manifeste clairement dans ses textes que ses propres souffrances ont profité à son savoir. C’est parce qu’elles dégrisent qu’elles sont utiles pour la connaissance191. Pour

favoriser une grande lucidité et une profonde remise en question, de grandes souffrances semblent parfois nécessaires. Dans la préface du Gai savoir Nietzsche affirme : « Seule la grande douleur est l’ultime libératrice de l’esprit, en ce qu’elle est le professeur du grand soupçon192 ». Ce qui d’ailleurs, favorise l’activité philosophique : « Autant de méfiance,

autant de philosophie193 ». Si la souffrance rend possible cette méfiance envers les idoles,

elle permet aussi une connaissance de soi par la façon dont nous pouvons nous comprendre nous-mêmes lorsque nous faisons l’épreuve du souffrir194.

Pour résumer, il y a deux réponses distinctes face à la souffrance : « Soit nous apprenons à lui opposer notre fierté, notre ironie, notre force de volonté […]; soit que, face à la douleur nous nous retirions dans ce néant oriental ̶ on l’appelle nirvana ̶ , dans cet abandon de soi, cet oubli de soi, cette extinction de soi muets, figés, sourds195 ». L’une

consiste à vouloir vaincre et dépasser la souffrance, en comprenant qu’elle est nécessaire afin de vivre une vie pleine et créative qui s’affirme et se déploie dans toute sa puissance,

189 HTH, 1, « Préface », §4, p. 5. 190 GS, livre 5, 1887, §382, p. 406-407.

191 Aurore, livre 2, §114, p. 94. Zara, Sur le mont des oliviers, p. 213. Zara, Des sages illustres, p. 126. 192 GS, Préface à la 2e édition, §3, p. 13.

193 Ibid., livre 5, §346, p. 332.

194 La souffrance fait apparaître. Dans cette épreuve de soi, la chair se montre à elle-même à partir d’elle- même : il y a une auto-révélation de la chair. Cette révélation de soi à partir de la souffrance correspond à une connaissance de soi. Vioulac, pages 286 et 290.

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alors que l’autre veut l’éliminer en se détachant des activités vitales qui sont à sa source ou qui l’augmentent196. C’est évidemment la première option qui constituera une partie de la

solution nietzschéenne au problème de la souffrance, alors que la seconde subira, tout au long de son œuvre, le coup de fouet de sa critique la plus acerbe. Ce que Nietzsche propose ne se présente nullement comme une tentative d’abolir la souffrance mais, au contraire, il recommande de s’y ouvrir et de l’explorer vaillamment afin de la transfigurer197.

196 GS, livre 1, §12, p. 64.

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