• Aucun résultat trouvé

La pitié va à l’encontre du précepte « deviens celui que tu es »

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 105-115)

Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance

2.3.3 La pitié va à l’encontre du précepte « deviens celui que tu es »

Nous l’avons vu, une certaine pratique de la compassion n’est pas exempte de nuisance pour le prochain. Dans le but d’être plus clair, nous pensons que nous pouvons distinguer entre une compassion ascendance, qui se soucie d’autrui sans pour autant tenter de réduire la souffrance, et une compassion décadente ou pitié, qui prétend vouloir abolir la souffrance, mais qui risque de causer du tort à autrui. Il semble à première vue absurde de concevoir que l’aide apportée à autrui ou la tentative de réduire sa souffrance puisse lui nuire. Néanmoins, le problème c’est que la souffrance chez les forts est susceptible de comporter de la grandeur tandis qu’elle est rabaissée par la pitié. Quand autrui remarque notre propre souffrance, celle-ci est toujours perçue et expliquée d’une manière commune, c’est-à-dire non-personnelle. En ce sens, l’affection compatissante élimine de la souffrance d’autrui son caractère personnel, ou singulier465. Or, ce que Nietzsche veut favoriser, ce

sont les grands hommes, les grandes individualités. Ceux-ci éprouvent du mépris pour la compassion des faibles parce qu’elle manque de virilité et de retenue466. Dans l’Antéchrist,

462 HTH, 1, §50, p. 56. Ure, p. 74-77.

463 Entendre par là que la « déformation » est un mécanisme de défense au niveau psychologique. GS, « Préface à la seconde édition », p. 10 : « qu’adviendra-t-il de la pensée qui est soumise à la pression de la maladie? ».

464 Aurore, livre 4, §214, p. 171.

465 GS, livre 4, §338, p. 314 : « partout où l’on remarque que nous souffrons, notre souffrance est interprétée de manière plate ; il appartient à l’essence de l’affection compatissante de dépouiller la souffrance étrangère de ce qu’elle a de spécifiquement personnel ».

92

Nietzsche écrit que la pitié « s’oppose aux affects toniques qui élèvent l’énergie » et qu’elle agit d’une manière dépressive467. En d’autres termes, la pitié fait perdre de la force et en

plus elle rend la souffrance contagieuse. Ce n’est pas ici une souffrance qui permet de se dépasser. La pitié habitue à la plainte et à répondre à toute plainte d’autrui468; dans cette

situation, réaliser de grandes choses devient impossible, car toute souffrance apparaît comme quelque chose qu’il faut éradiquer.

Il est donc impératif que les hommes forts soient suffisamment endurants face aux douleurs afin qu’ils puissent s’élever et réaliser de grandes choses. Si les hommes forts et héroïques doivent affronter courageusement le péril, ils doivent donc se défendre contre ce type de compassion. Pour eux, la vertu comporte ce que Nietzsche nomme le « pathos de la distance » qui s’applique à augmenter la distance entre les hommes forts et faibles. Cette distance prend aussi place entre les hommes forts. Le « pathos de la distance » est une condition de l’émergence de l’aspiration à l’élargissement de son âme, « cette aspiration à un incessant accroissement de distance au sein de l’âme elle-même, l’élaboration d’états toujours plus élevés, plus rares, plus lointains, plus étendus, plus amples469 ». Nietzsche

regrette que ce sentiment de distance disparaisse de plus en plus, que les hommes manquent du courage qui est nécessaire au respect de soi et de ses pairs470.

La pitié comporte d’autres désavantages et dangers. Pour celui qui l’exerce, le risque est que la souffrance s’empare de lui au moment du spectacle de la souffrance d’autrui à tel point que cela assombrit sa propre vie. C’est un problème de sensibilité : celui qui ne sait pas garder sa distance sera submergé de souffrance s’il se montre trop sensible et finalement ne pourra simplement plus agir pour aider, étant alors lui-même trop souffrant. L’homme qui devient lui-même malade devant le spectacle de la souffrance d’autrui ne

467 AC, §7, p. 49.

468 FM, §18, p. 179 : « les actes que la pitié inspire alors sont positifs; la pitié ne se borne plus à m’empêcher de nuire aux autres, elle m’excite à les aider ».

469 PBM, §257, p. 715. 470 AC, §43, p. 97.

93 peut pas aider les autres à son meilleur. Nietzsche écrit ainsi dans l’aphorisme §144 d’Aurore471 que l’homme souffrant de la pitié aura à supporter l’assombrissement de son

propre ciel et qu’autrui subira lui aussi les conséquences du malheur qui s’abat ainsi sur nous. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il affirme que « la pitié alourdit l’atmosphère de toutes les âmes libres472 ». La capacité d’aider les autres est plus grande quand on se garde

de la compassion : « Nous ne pouvons être pour eux ni secourables, ni réconfortants, si nous voulons devenir l’écho de leurs lamentations, ou même si nous leur prêtons trop constamment l’oreille473 ». Il propose que la meilleure cure est que le médecin montre à son

patient un homme qui s’est guéri lui-même474, qu’il lui apprenne à se guérir par lui-même,

voire même de faire l’économie d’un médecin. Il y a de même le risque d’exagérer les souffrances de notre prochain et de souffrir, en définitive, davantage que lui lorsque nous interprétons l’état d’âme d’autrui comme s’il s’agissait du nôtre. La morale de la compassion est déraisonnable, car elle exige de souffrir du mal d’autrui en plus du nôtre, ce qui redouble la souffrance. Pour Nietzsche, il est plus conforme à la raison d’envisager nos propres souffrances comme s’il s’agissait de celles d’autrui, c’est-à-dire comme un « objet » qui peut être soumis à la réflexion, ce qui comporte l’avantage de tranquilliser et de permettre une appréciation plus réfléchie de celles-ci475.

La morale de la pitié engendre donc le danger de nous égarer hors de notre propre chemin : « Continuellement une clameur nous incite à nous dérouter : il est rare que notre œil ne voie quelque chose qui exige que nous abandonnions pour un temps notre propre cause pour accourir.476 ». La pitié est donc envisagée sous l’angle d’une tentation à se

désengager de son chemin personnel477. En ce sens, Zarathoustra est présenté comme celui

qui subit cette ultime épreuve et qui, sous l’idéal du surhumain, préserve la hauteur de sa tâche en demeurant maître de lui-même. Si d’une part, le dépassement de la pitié est

471 Aurore, livre 2, §144, p. 120. 472 Zara, Le retour au pays, p. 231. 473 Aurore, livre 2, §144, p. 120.

474 Zara, De la vertu qui donne, §2, p. 93. 475 Aurore, livre 2, §137, p. 114-115. 476 GS, livre 4, §338, p. 315.

94

présenté tel une démonstration de force478, d’autre part c’est le grand amour de Zarathoustra

pour le surhumain qui lui permet de surmonter ce sentiment479. La pratique de la pitié, telle

que le faible l’exerce, remettrait en question tout le sens de l’existence des hommes supérieurs si ceux-ci s’y laissaient aller. Pour Nietzsche, cette pitié est une vertu uniquement pour décadents480. L’ouverture à la souffrance est nécessaire pour les hommes

supérieurs, ce que le faible compatissant ne comprend pas. Ce dernier veut aider à tout prix et il ne reconnaît pas que la souffrance permet aussi un développement de soi-même481;

surtout, en étant altruiste ou totalement décentré de soi, il sape la possibilité d’atteindre de plus hauts sommets de puissance, de création et de joie482.

Le problème avec la survalorisation de la pitié, c’est qu’elle fait naître un genre de société dans lequel les hommes tragiques et héroïques ne trouvent pas leur place et ne peuvent pas prospérer. Les hommes supérieurs et exceptionnels ont donc besoin d’une apologie, au même titre que la douleur. Les faibles, quant à eux, veulent faire disparaître toute forme de douleur et de confrontation à des résistances483, alors que par cette voie, la

vie créatrice et supérieure risque aussi de disparaître. Au contraire, « il y a des hommes qui à l’approche d’une grande douleur entendent le commandement exactement inverse, et n’ont jamais le regard plus fier que lorsque la tempête se lève ; oui, la douleur même leur offre leurs instants suprêmes!484 » Les forts s’opposent au confort que prônent les faibles et

ils sont dégoûtés par le petit bonheur qui lui correspond. Nietzsche se demande s’il ne vaudrait pas mieux envisager que la souffrance d’autrui soit un prix acceptable à payer afin de rejoindre des buts plus élevés plutôt que de tout sacrifier à l’idéal de préserver à tout prix

478 EH, chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 682. 479 Zara, Des miséricordieux, p. 107-108. 480 EH, chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 681.

481 Pernin, p. 242. La pitié est le « souci de soulager les souffrances d’autrui ». FM, §18, p. 181 : « venir en aide aux autres, de les tirer de la misère et des soucis, de les délivrer de leurs souffrances ». PBM, §39, p. 513 et §44, p. 519.

482 GS, livre 4, §338, p. 314-315.

483 Aurore, livre 3, §174, p. 137. Ils tentent « de raboter toutes les aspérités et tous les angles de la vie ». 484 GS, livre 4, §318, p. 293.

95 le prochain de toute souffrance485. Il critique à ce propos l’étroitesse des buts de la morale

de la pitié.

En somme, il faut soulever le problème que pose l’estime qui est témoignée à la pitié. Pourquoi donc en faire une vertu ? L’estime de la pitié s’accroît lorsqu’on y découvre une source de plaisir, mais elle diminue lorsqu’on aperçoit sa nocivité et qu’on la conçoit comme une affection maladive. Notons d’emblée que Nietzsche ne rejette ni l’amour ni la pitié en soi. Il le fait uniquement dans la mesure où, subordonnés à l’idéal ascétique et à la faiblesse, l’amour et la pitié nuisent au développement des forts486. Bien qu’il écarte la

« compassion tragique » en même temps que son fondement métaphysique au cours de sa deuxième période487, il y a cependant encore de la place pour un amour prodigue et une

certaine forme de compassion chez les forts. Ils ne sont pourtant pas de la même nature que l’amour et la pitié des faibles488. Nietzsche affirme que la pitié de certains hommes

« éminemment personnels » a plus de valeur que celle de la masse des faibles qui souffrent489. Cependant, nous ne pouvons réellement approcher la souffrance que de ceux

que nous connaissons bien, c’est-à-dire nos amis490 :

Tu voudras aussi aider : mais seulement ceux dont tu comprends parfaitement la misère parce qu’ils partagent avec toi une seule et unique souffrance et un seul et

485 Aurore, livre 2, §146, p. 120-121.

486 Goedert, p. 308. Deleuze, p. 172 : « La pitié, dans le symbolisme de Nietzsche, désigne toujours ce complexe de la volonté de néant et des forces réactives ». Pour notre part, toutefois, nous relativisons cette analyse car Nietzsche parle aussi de la pitié pour le « créateur » et non pas seulement pour la « créature ». PBM, §225, p. 656-657.

487 Goedert, p. 154. Les seules exceptions en ce qui concerne les forts c’est la compassion tragique telle qu’elle est présentée dans La naissance de la tragédie. Le spectacle de la tragédie confère une grande jouissance esthétique pour les forts, de même qu’un ébranlement vertigineux alors que la pitié s’empare d’eux. Toutefois, seules les âmes guerrières et courageuses peuvent s’édifier et se réjouir devant le spectacle de l’anéantissement et des souffrances du héros tragique : « C’est à des âmes qui ressentent ainsi la pitié que s’adresse la tragédie, des âmes dures et guerrières que l’on vainc à grand peine, soit par la terreur, soit par la pitié, mais qui gagnent à se laisser attendrir de temps à autre ». Voir aussi ce passage d’Aurore qui affirme que les faibles, dont l’âme est sensible et douce, ne sont pas en mesure de vivre cette grande jouissance tragique : « mais que peut apporter la tragédie à ceux qui sont ouvert aux “affections sympathiques” ». Aurore, livre 3, §172, p. 135.

488 PBM, §225, p. 656-657.

489 Ibid., §293, p. 756 : « un homme qui par nature est un maître, ̶ lorsqu’un tel homme éprouve de la pitié, eh bien, cette pitié a de la valeur! Mais qu’importe la pitié de ceux qui souffre! Ou encore de ceux qui prêchent la pitié! ».

96

unique espoir ̶ tes amis : et seulement à la manière dont tu t’aides toi-même : ̶ je veux les rendre plus courageux, plus résistants, plus simples, plus gais491!

Il voit dans la religion de la compassion un signe de mépris de soi, un mécontentement de soi-même492. Cette faiblesse a pour conséquence une augmentation de

la souffrance dans le monde, sans que celle-ci soit pour autant justifiable par le dépassement, la croissance et la création. Son triomphe ferait périr l’humanité, car même si ici ou là elle permet une certaine réduction de la souffrance, la pitié des faibles est nocive493. La pitié ne peut pas se passer de la souffrance d’autrui afin de se mettre en

activité494; dès lors, la philosophie de la pitié devient l’avocat de tous les maux, ce qui

contribue à la négation de la vie. Schopenhauer écrit dans Le fondement de la morale : On ne saurait recevoir de ses semblables une seule marque authentique de charité, tant qu’on est à tous égards dans la prospérité. L’homme heureux peut bien avoir des preuves variées de la bienveillance des siens, de ses amis : mais quant aux effets de cette sensibilité désintéressée, pure, qui sans retour sur soi prend part à la situation, à la destinée d’autrui, il est réservé à l’homme atteint par quelque souffrance de les éprouver. L’homme heureux n’excite point par ce seul titre notre sympathie; mais plutôt il demeure par là étranger à notre cœur […] C’est que le malheur est la condition de la pitié495.

D’une part, il faut prendre garde à son entourage afin de ne pas vivre entouré de gens qui valorisent la pitié puisqu’elle est contagieuse496. D’autre part, ces derniers

recherchent ceux qui sont malheureux et se détournent de ceux qui sont heureux. Selon Nietzsche, les hommes qui sont enclins à compatir devant le spectacle de la souffrance n’ont aucune envie de participer à la joie d’autrui. Ils ont même une attitude de soupçon devant celle-ci, ils ne retrouvent pas leur sentiment de supériorité et se montrent même

491 GS, livre 4, §338, p. 317. 492 PBM, §222, p. 650-651. 493 Aurore, livre 2, §134, p. 112-113. 494 HTH, 2, VSO, §62, p. 559. 495 FM, §19, p. 192-193.

496 Aurore, livre 4, §364, p. 214. VP, tome 1, livre 2, §415, p. 372, 1881-1882 : « Même tous les faibles sont cruels, justement parce qu’ils veulent la pitié d’autrui, c’est-à-dire qu’ils exigent que les autres souffrent quand eux-mêmes se sentent faibles et souffrants ». HTH, 1, §371, p. 240.

97 déçus497. Nietzsche et Schopenhauer voient donc que la compassion est l’ennemi de la

participation à la joie d’autrui498. Mais contrairement à Schopenhauer, Nietzsche prescrit la

participation à la joie et au bonheur de l’ami et il envisage même que l’imagination de la joie d’autrui et son partage dépendent d’aptitudes supérieures à celle du partage de la douleur dans la compassion499. Comme nous l’avons vu au tout début du premier chapitre,

Schopenhauer ne considère comme réelle que la douleur et il conçoit le bonheur comme une illusion passagère. C’est ce jugement qui produit la non-participation à la joie du prochain. Nietzsche veut, pour sa part, enseigner la co-réjouissance500.

La souffrance issue de cette pitié réduit la capacité d’agir, elle paralyse. Lorsqu’on focalise continuellement sur la souffrance d’autrui, on risque de se rendre « malade et mélancolique » à force de se représenter toute la détresse qui a cours dans son entourage. Ainsi, celui qui aspire à prendre le rôle du médecin doit être très prudent envers le sentiment de pitié501. La dureté et la gaieté d’esprit sont nécessaires pour lui. Le vécu de

Nietzsche est à mettre en relation avec sa philosophie. Il était lui-même très sujet à la compassion et sa propre critique peut être vue comme une tentative de s’en délivrer. Nietzsche prétendait avoir suffisamment de force pour le faire. C’est pour lui la résistance devant l’excitation qui permet de distinguer le fort du faible. Ce dernier, étant incapable d’opposer de la résistance, est emporté par l’excitation de la pitié502. Les forts, qui

possèdent la grande santé, se défendent de la compassion tout en assumant les souffrances de l’existence, qu’ils affirment vigoureusement. Comme nous l’avons déjà dit, Zarathoustra lui-même est présenté comme celui qui valorise ce qui endurcit503. Par contre, il y a aussi

un danger pour celui qui plonge son regard dans l’abîme de la compassion, ne serait-ce que pour détruire cette pratique. Nietzsche lui-même serait à risque de contracter une maladie

497 Aurore, livre 1, §80, p. 68. HTH, 1, §321, p. 226. 498 Goedert, p. 158.

499 HTH, 1, §499, p. 302. Voir aussi HTH, 1, §62, p. 384-385. 500 GS, livre 4, §338, p. 317.

501 L’auteur présente métaphoriquement le vieillissement et la dégénérescence du Dieu chrétien comme étant la source de sa compassion pour les hommes. Zara, Hors service, p. 326. D’ailleurs, il va même jusqu’à mettre en scène la « mort de Dieu » comme étant une conséquence de la compassion. Zara, Des miséricordieux, p. 107 et Hors service, p. 325

502 EH, chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 681. 503 Zara, Le retour au pays, p. 227.

98

dans sa tâche de déconstruction : « Les fossoyeurs contractent des maladies dans leurs fouilles504 ». Chez l’homme supérieur, c’est la pitié envers les autres hommes supérieurs

qui risque de le plonger dans la détresse. En effet, chez Nietzsche lui-même se présente le danger de suffoquer de la pitié à force de se tourner vers les cas des hommes les plus exceptionnels505.

Le psychologue qui entreprend d’analyser l’histoire des hommes supérieurs découvrira que leur destruction est la norme et que « c’est une chose terrible d’avoir toujours une telle règle sous les yeux506 ». Dans Ainsi parlait Zarathoustra, le prophète

annonce à Zarathoustra que de grandes vagues de détresse et d’affliction montent vers sa montagne et il veut l’induire à commettre son « dernier péché », soit celui de la pitié envers l’homme supérieur507. La détresse de Zarathoustra ressemble à ce que Nietzsche écrit dans

l’aphorisme 290 de Par-delà bien et mal : « Ah, pourquoi voulez-vous vous aussi un sort aussi dur que moi?508». Mais Zarathoustra surmontera sa compassion pour l’homme

supérieur et se tournera vers son œuvre509. Il incarne ce que Nietzsche prône : « Vivre dans

[un sang-froid – B.L.] formidable et orgueilleuse; toujours par-delà […] Et rester maître de ses quatre vertus, de son courage, de sa pénétration, de sa sympathie, de sa solitude510 ».

Il se demande ici si la compassion est salutaire pour celui qui l’éprouve et qui agit par elle511. Celle-ci ne détruit-elle pas davantage qu’elle ne sauve512? Est-ce vraiment aider que

de souffrir pour celui qui souffre? Il n’est pas du tout évident que la solution au problème de la souffrance soit d’agir par compassion : ne pourrions-nous pas plutôt nous former

504 Ibid., p. 231. 505 PBM, §269, p. 738. 506 Ibid.

507 Zara, Le cri de détresse, p. 301-302. 508 PBM, §290, p. 755.

509 Zara, Le signe, p. 412.

510 PBM, §284, p. 750-751. Nous traduisons le terme allemand Gelassenheit par « sang-froid » au lieu d’«impassibilité » comme dans la traduction de PBM que nous citons.

511 GS, livre 4, §338, p. 314. 512 PBM, §269, p. 741.

99 nous-mêmes et rayonner pour autrui tel un guide ou un éducateur pour lui permettre une aspiration plus haute513? Pour Nietzsche, ce n’est pas la compassion qui va permettre aux

hommes d’affronter tous les maux. Il écrit dans Des miséricordieux d’Ainsi parlait

Zarathoustra, qu’il est préférable de travailler à augmenter notre propre joie plutôt que de

se tourner vers autrui et son malheur514. C’est aussi en apprenant à goûter à notre propre

joie que nous allons désapprendre à faire mal à autrui, de même qu’à inventer de nouvelles douleurs. Il est certes question d’être sensible à la souffrance d’autrui et de lui offrir un gîte pour ses malheurs, mais il faut encore que celui-ci soit suffisamment dur pour renforcer le souffrant515. Il ne s’agit donc pas de donner à autrui l’occasion d’obtenir des conditions

confortables pour adoucir ses douleurs, mais plutôt de le rendre plus fort afin qu’il puisse

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 105-115)