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Le traitement « thérapeutique » préconisé par les prêtres

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 139-144)

Chapitre 3 – Le problème de l’intériorisation de la douleur

3.2.3 Le traitement « thérapeutique » préconisé par les prêtres

Comme nous l’avons vu, le prêtre change la direction du ressentiment. Par cette intervention, il agit comme une autorité détenant un savoir : il sait qui est coupable et pourquoi. De plus, il connaît un traitement pour « guérir » les hommes qui souffrent658. Ce

traitement, comme nous allons le voir, est très problématique. Si, d’une part, l’homme du troupeau souffre de sa propre condition, d’autre part, il a de nouveau à souffrir du sentiment de culpabilité que les prêtres font naître en lui et des privations de l’ascèse qu’ils prônent.

652 Ibid., livre 2, §113, p. 91-92.

653 Ibid., livre 1, §30, p. 37-38 : « Nous voulons que notre simple vue fasse mal à autrui, qu’elle éveille son envie, le sentiment de son impuissance et de sa déchéance ».

654 Ibid., livre 2, §113, p. 92. 655 Zara, Des prêtres, p. 108.

656 Voir VP, tome 1, livre 2, §410, p. 371, 1881-1882 et §411, p. 371, 1883-1888. 657 Aurore, livre 2, §113, p. 93.

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Paul Valadier écrit que les idéaux ascétiques sont séducteurs pour les hommes malades, car ils permettent de donner un sens à la souffrance et répondent à la situation la plus atroce pour l’homme, soit celle de ne pas comprendre l’existence. Nietzsche le remarque lucidement659 :

C’est ce que signifie l’idéal ascétique : il voulait dire que quelque chose manquait, qu’une immense lacune enveloppait l’homme, ̶ incapable de se justifier, de s’expliquer, de s’affirmer, il souffrait du problème de son sens. Il souffrait aussi d’autres choses, il était pour l’essentiel un animal maladif : mais son problème n’était pas la souffrance en elle-même, c’était l’absence de réponse au cri dont il interrogeait : “Pourquoi souffrir?” L’homme, l’animal le plus courageux et le plus habitué à souffrir, ne refuse

pas la souffrance en elle-même : il la veut, il la recherche même, pourvu qu’on lui

montre le sens, le pourquoi de la souffrance. Le non-sens de la souffrance, et non la souffrance, est la malédiction qui a pesé jusqu’à présent sur l’humanité, ̶ et l’idéal

ascétique lui donnait un sens! Ce fut jusqu’à présent son seul sens; un sens quelconque

vaut mieux que pas de sens du tout; jusqu’à présent, l’idéal ascétique a été à tous égards le “faute de mieux” par excellence. En lui la souffrance était interprétée; l’immense vide semblait comblé; la porte se fermait devant le nihilisme et son suicide. Sans aucun doute, l’interprétation entraînait une nouvelle souffrance, une souffrance plus profonde, plus intime, plus venimeuse, plus dévorante : elle plaçait toute souffrance dans la perspective de la faute…660.

Néanmoins, afin d’agir comme un médecin, le prêtre ascétique doit d’abord créer le malaise duquel il tirera ensuite parti : « Il porte avec lui tous les onguents et le baume, sans doute; mais il lui faut d’abord blesser pour faire le médecin; s’employant ensuite à calmer la douleur que cause la blessure, il empoisonne en même temps la blessure661 ». Le prêtre

cherche à persuader les hommes qu’ils sont dans un état désespéré, et que pour cette raison une thérapie radicale s’impose à eux662. Il veut communiquer aux hommes le sentiment

d’être dans de mauvaises dispositions afin de gagner des adhérents à son traitement. Son but n’est pas du tout de rendre les hommes plus moraux, mais bien de faire en sorte qu’ils se sentent pécheurs le plus possible663. Ce qui fonctionne d’ailleurs efficacement, puisque

les hommes se mettent réellement à croire à ce soi-disant état désespéré et qu’ils en

659 Valadier, Paul, « Maladie du sens et gai savoir, chez Nietzsche », Laval Théologique et philosophique, Vol. 52, N°2, 1996, pp. 425-432, p. 426.

660 GM, 3, §28, p. 194. 661 Ibid., §15, p. 150. 662 GS, livre 4, §326, p. 297. 663 HTH, 1, §141, p. 120.

127 souffrent664. Ces hommes se mettent à se sentir oppressés par le fardeau des « péchés », ils

ont appris à en souffrir, et ils aspirent alors à la « rédemption ». Après avoir créé les conditions dans lesquelles il peut exercer sa domination, il apparaît aux hommes comme étant particulièrement utile, voire essentiel, dans la communauté665. Pour réaliser cette

rédemption, ils se retournent contre eux-mêmes en suivant les directives du prêtre. Ainsi, dans l’entourage du prêtre, les bien-portants risquent de devenir malades et tous les malades sont rendus dociles666.Les prêtres dévaluent les bien-portants et les traitent comme

des « méchants ». Ils agissent comme les contempteurs du corps, de la santé et de la puissance, ce qui empêche les faibles d’envier les forts667. Dans l’ensemble, en confondant

de la sorte les malades, le prêtre ascétique s’assure surtout qu’ils sont hors d’état de nuire et qu’il pourra tirer parti des instincts de tous ceux qui souffrent pour ses propres fins :

mettre les malades jusqu’à un certain point hors d’état de nuire, faire en sorte que les incurables se détruisent eux-mêmes et que les moins malades s’en prennent sévèrement à eux-mêmes, que leur ressentiment se retourne contre eux-mêmes […] et ainsi tirer

parti des mauvais instincts de tous ceux qui souffrent en vue de l’autodiscipline, de la

surveillance de soi, du dépassement de soi. Il va de soi qu’avec une “médication” de ce genre, une médication purement affective, il ne peut aucunement s’agir d’une véritable

guérison au sens physiologique668.

Ce changement de direction apparaît comme un remède, mais il dissimule un danger et un mal encore plus grands, car il ne s’attaque pas à la source du mal669. Le mensonge des

prêtres se présente comme une consolation, mais il a pour conséquence de donner le jour à d’innombrables autres souffrances670. Au niveau physiologique, Nietzsche affirme qu’on ne

peut pas comprendre l’intervention du prêtre comme ayant pour but une véritable guérison671. Le prêtre vit du désir d’assoupissement des maux humains, mais il a intérêt à

664 GS, livre 4, §326, p. 297.

665 AC, §49, p. 107 : « La notion de faute et de châtiment, tout l’“ordre moral du monde” ont été inventés contre la science ̶ contre l’émancipation de l’homme des mains du prêtre ». AC, §49, p. 108 : « il doit souffrir de telle sorte qu’il ait à tout instant besoin du prêtre ». VP, tome 1, livre 1, §345, p. 165, 1888 et §346, p. 166-167, 1888 et §347, p. 168, 1888.

666 GM, 3, §21, p. 171. 667 Ibid., §15, p. 149. 668 Ibid., §16, p. 153.

669 Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », p. 65.

670 Aurore, livre 5, §425, p. 230-231. Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », p. 63. 671 GM, 3, §17, p. 155 : « Il ne combat que la douleur elle-même, le malaise du patient, non leur cause, non le véritable état de maladie, ̶ tel est notre grief le plus profond contre la médication sacerdotale ». VP, tome 1,

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maintenir ces maux afin de jouer son rôle672. L’état de fait du malade est interprété dans

l’optique morale673 et religieuse par le prêtre, c’est-à-dire dans le sens de la culpabilité, du

péché et de l’intervention divine. Or, pour Nietzsche, même la douleur de l’âme n’est pas un état de fait674, mais uniquement le résultat d’une interprétation d’états de fait675. Il

affirme, pour s’opposer à cette moralisation de la souffrance :

Il n’y a aucune nécessité éternelle qui exige que toute faute soit expiée et payée, ̶

l’idée qu’il existait une telle nécessité fut une terrible illusion de l’utilité la plus limitée ̶ : de même que c’est une illusion de tenir pour une faute tout ce qui est ressenti comme tel. Ce ne sont pas les choses mais les opinions sur des choses qui

n’existent pas qui ont ainsi troublé les hommes676!

Nietzsche s’en prend aux notions de « mérite », de « faute », de « remords » et de « repentir » en tentant de détruire l’illusion du libre arbitre des hommes. La croyance en un libre arbitre produit une souffrance bien réelle si l’homme s’interprète par elle : « c’est seulement parce que l’homme se croit libre, non parce qu’il l’est, qu’il ressent le repentir et le remords677 ». Pour favoriser la guérison de cette souffrance morale, il s’agira pour

Nietzsche de s’appliquer à « ausculter des idoles » à l’aide du marteau de la déconstruction et à montrer que la vie est exempte de toute faute originelle678. Il ne s’agit pas de dire que

l’homme ne peut pas atteindre la liberté, mais de refuser qu’il aurait été absolument libre de choisir entre le bien et le mal et qu’il ait donc à en payer les frais pour le reste de l’existence.

livre 1, §407, p. 197, 1888 : « La pratique […] purement psychologique et religieuse, ne tendait qu’à modifier les symptômes; elle considérait qu’un homme était guéri quand il s’humiliait devant la croix et jurait de devenir bon… ». VP, tome 1, livre 1, §408, p. 198, 1888.

672 HTH, 1, §108, p. 92.

673 VP, tome 1, livre 2, §529, p. 418, 1883-1888 : « Mais dans des cas innombrables c’est nous qui rendons une chose douloureuse en y introduisant notre jugement de valeur. Ampleur des jugements de valeur moraux : ils coopèrent à presque toutes les impressions des sens ».

674 GM, 3, §16, p. 153.

675 Ibid., p. 154. Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », pages 62-66 et 68-70. 676 Aurore, livre 5, §563, p. 286.

677 HTH, 1, §39, p. 50.

129 Pour terminer notre analyse du « traitement thérapeutique », nous devons encore dire que les pratiques ascétiques que le prêtre prône sont ambiguës : elles maintiennent en vie et tuent du même coup. Elles sont utiles parce qu’elles permettent à celui qui souffre d’atteindre une sorte minimale de bien-être. Premièrement, on se débarrasse de la dépression physiologique par des procédés d’hypnotisations, ce qui en termes psychologiques est nommé par Nietzsche « le renoncement à soi-même ». La réduction de la soif de vivre, ou de l’intensité des désirs, tranquillise et abaisse en même temps l’intensité de la souffrance679. Il y a une certaine délivrance qui résulte de ces pratiques,

mais la conséquence en est que les plus hautes joies sont alors inaccessibles.

Deuxièmement, on tente d’opposer une activité machinale680 à la souffrance : « le

principe de ce soulagement, c’est de détourner de la souffrance l’attention de celui qui souffre681 ». En occupant ainsi la conscience du souffrant, en le divertissant ou en le

détournant de lui-même par une activité laborieuse, la souffrance passe à l’arrière-plan. La troisième façon de lutter contre la douleur que prescrit le prêtre ascétique est celle de se procurer une petite joie facilement accessible, ce qui renforce la volonté de puissance682.

Celle-ci prend la forme de « l’amour du prochain » et conduit à la formation du troupeau : « partout où il y a troupeau, c’est l’instinct de faiblesse qui a voulu le troupeau et la sagesse du prêtre qui l’a organisé683 ». Nietzsche conçoit en ce sens que la formation des troupeaux

consiste historiquement dans un progrès essentiel et dans une victoire contre la dépression684.

679 Aurore, livre 2, §109, p. 88 : « celui qui supporte et trouve raisonnable d’affaiblir et d’opprimer l’ensemble de son organisation physique et morale parvient évidemment du même coup à affaiblir un instinct particulier trop violent : comme le fait par exemple celui qui affame sa sensualité mais fait dépérir et ruine simultanément sa vigueur et souvent même son jugement, à la manière de l’ascète ». GM, 3, §17, p. 157. 680 Aurore, livre 2, §109, p. 88 : « on entreprend de disloquer son potentiel de force en s’imposant quelque travail particulièrement dur et astreignant ».

681 GM, 3, §18, p. 161. 682 Ibid., p. 162. 683 Ibid., p. 163. 684 Ibid., p. 162.

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Toutefois, les pratiques ascétiques sont aussi nuisibles, car sous couvert d’apaiser le souffrant, elles augmentent la maladie et la décadence. Les « remèdes » spirituels n’agissent pas vraiment sur les fonds physiologique et social du malaise. L’ascétisme tente de faire cesser les douleurs qui proviennent de la privation, mais pour ce faire, il pousse l’homme à rechercher des douleurs et des privations nouvelles. Cette cure recommandée par les prêtres ascétiques a pour conséquence un approfondissement du malaise685. Par

l’intervention du prêtre ascétique, l’instinct ascétique est placé au service d’un projet de dérèglement affectif686. Ce traitement, prenant l’apparence des vertus de l’homéopathie,

engendre des effets secondaires chez les souffrants :

Mais au cas où il s’agit essentiellement de malades, de mécontents, de déprimés, alors un tel système, même à supposer qu’il le rende “meilleur”, ne peut manquer de rendre le malade plus malade; qu’on demande aux médecins aliénistes quelles sont les conséquences de l’exercice régulier des tortures de la pénitence, de la contrition et des transports extatiques. Qu’on interroge aussi l’histoire : partout où le prêtre ascétique a mis en application son traitement, l’état maladif a gagné en étendue et en profondeur avec une rapidité effrayante. Quel a toujours été le “résultat”? La ruine du système nerveux s’ajoutant à ce qu’il y avait déjà de malade; et cela en général comme en particulier, chez les individus comme dans les masses687.

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