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Nietzsche et le problème de la souffrance

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Nietzsche et le problème de la souffrance

Mémoire

Benjamin Lavoie

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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III

Résumé

La philosophie pessimiste de Schopenhauer sera confrontée avec la pensée nietzschéenne. Nous allons démontrer que la tragédie attique coïncide avec une affirmation de la souffrance. Nietzsche fait la distinction entre une vie ascendante et déclinante. C’est l’aptitude à affronter et surmonter la souffrance qui servira de critère entre les forts et les faibles. Le plaisir et la douleur sont des interprétations de la volonté de puissance en réaction à une excitation. Nous distinguerons la vie qui lutte pour la puissance et celle qui lutte pour sa conservation. Pour Nietzsche, il faut s’ouvrir à la souffrance pour créer et vivre supérieurement. Le surhumain, en opposition avec la pitié, sera l’horizon de dépassement des hommes. Nietzsche s’en prend à l’idéal ascétique. Par une analyse généalogique de la mauvaise conscience, il découvre le rôle pernicieux qu’ont joué les prêtres dans le processus d’intériorisation de la douleur. Nous exposerons sa critique acerbe du christianisme.

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Table des matières

Contenu

Résumé ... III Table des matières ... V Abréviations des œuvres ... IX Avant-propos ... XI

Introduction ... 1

Chapitre 1 –Souffrance et pessimisme ... 7

1.1. Schopenhauer et la tragédie ... 7

1.2 Nietzsche et la tragédie ... 16

1.2.1 L’origine de la tragédie ... 18

1.2.2 La tragédie comme affirmation et justification esthétique de la vie ... 23

1.2.3 Art et pessimisme ... 31

1.3.1 La tragédie comme symptôme d’une santé débordante ... 36

1.3.2 Surabondance et appauvrissement ... 40

Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance ... 47

2.1.1 Le plaisir et la douleur comme phénomènes concomitants de la volonté de puissance ... 47

2.1.2 La distinction entre excitation (souffrance) et douleur ... 51

2.1.3 La volonté de puissance ... 53

2.1.4 Lutte pour la puissance versus instinct de conservation ... 56

2.2.1 L’ouverture à la souffrance comme condition d’une vie supérieure ... 60

2.2.2 La souffrance comme fondement des outre-mondes ... 67

2.2.3 S’ouvrir à la souffrance pour créer ... 71

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VI

2.3.1 Le surhumain comme justification et sens de la souffrance ... 77

2.3.2 Le problème de la pitié ... 83

2.3.3 La pitié va à l’encontre du précepte « deviens celui que tu es » ... 91

Chapitre 3 – Le problème de l’intériorisation de la douleur ... 101

3.1.1 L’intériorisation de l’homme ... 101

3.1.2 La relation entre le débiteur et le créancier ... 106

3.2.1 Le changement de direction du ressentiment par les prêtres ... 110

3.2.2 L’idéal ascétique des prêtres ... 118

3.2.3 Le traitement « thérapeutique » préconisé par les prêtres ... 125

3.3 Le christianisme comme doctrine d’asservissement ... 130

Conclusion ... 145

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IX

Abréviations des œuvres

De Nietzsche

A………. Aurore AC………...… L'Antéchrist

CI………...…. Crépuscule des idoles EA……….. Essai d’autocritique EH…………..……. Ecce Homo

GM………….……. La Généalogie de la morale GS…………...…… Le Gai Savoir

HTH …………..…. Humain trop humain NT………... La naissance de la tragédie PBM ………Par-delà bien et mal VP ………La volonté de puissance VSO……….Le voyageur et son ombre Zara………. Ainsi parlait Zarathoustra

De Schopenhauer

FM………... Le fondement de la morale

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XI

Avant-propos

Je tiens à remercier ma directrice de recherche, Marie-André Ricard, dont les commentaires, critiques et suggestions ont grandement favorisé mon travail. Il va sans dire que, sans elle, la rigueur de ce travail n’aurait pas été ce qu’elle est. Je voudrais exprimer ma reconnaissance envers mes parents, Sylvie Charette et Jean-Marc Lavoie, qui m’ont toujours poussé et soutenu dans mes projets. Sans eux, la rédaction de ce mémoire aurait été plus difficile et précaire. Outre un soutien financier qui m’a permis de continuer calmement mes travaux, ma mère a continuellement valorisé mes recherches, et ce, dès mon plus jeune âge, alors que mon père m’a inculqué l’assiduité qui m’a permis d’être constant dans ma tâche. Je veux dire un merci particulier aux gens qui m’ont entouré dans cette entreprise. À Ann-Julie Bonneau, qui m’est très proche, pour son soutien indéfectible ainsi que pour son engagement dans la correction de mes travaux. Grâce à elle, j’ai pu reprendre confiance en moi à chaque fois que le travail de recherche et de rédaction me semblait fastidieux et décourageant. À Sébastien Carrier, en hommage à une amitié de longue date qui m’est précieuse et pour toutes ces discussions que nous avons eues sur la philosophie au fil des années. Sans son dévouement hors pair pour les questions intellectuelles et l’engagement social, je n’aurais pas eu de guide pour m’éclairer dans les dédales de la pensée, ni pour donner du sens au rôle de l’intellectuel dans notre société. À Cédric Gingras, pour son écoute remarquable, son intérêt marqué pour les questions philosophiques, sa patience, sa bonne humeur et ses commentaires qui me furent agréables. Son amitié m’a permis de me convaincre de la valeur des œuvres de l’esprit tout en y voyant l’occasion ludique d’une croissance personnelle. À Julien Bilodeau-Potvin, pour le sérieux de ses critiques, sa probité exceptionnelle ainsi que pour sa compréhension des difficultés que rencontre le philosophe dans notre société. Sans lui, je n’aurais pas pu concevoir à quel point l’ignorance et la naïveté nous guettent dès lors que nous abandonnons la résistance de la pensée. Enfin, je ne puis rendre compte ici de tout le support que j’ai bénéficié ni de tout ce que je dois à mes enseignants, amis et proches. Sachez, et je pense entre autres ici aux nombreuses conversations amicales et philosophiques avec Martine Lavoie, David Harrison-Carrière, Pascal Côté-Comeau, que j’ai une pensée pour tous ceux qui m’ont aidé et accompagné, directement ou indirectement, dans mon parcours depuis le début du baccalauréat.

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Introduction

L’existence humaine comporte de nombreuses souffrances. Nous ressentons des douleurs corporelles, psychologiques et morales. Nous souffrons de la maladie, de la compassion, de la perte d’autrui et de notre angoisse existentielle dans l’anticipation de notre propre mort. Pourquoi et comment vivre alors que nous savons que nous allons perdre autrui et mourir nous-mêmes? Comment pouvons-nous endurer tous ces maux? Le problème de la souffrance est grave; c’est une épreuve que tout être humain doit affronter malgré lui.

D’une part, le penseur qui nous intéresse dans ce mémoire, c’est-à-dire Friedrich Nietzsche (1844-1900), fut lui-même très malade et souffrant1. Dans cette épreuve, il a pu

observer l’effet de la souffrance et de la maladie sur la pensée et les activités humaines. L'homme qui souffre risque de faire de sa souffrance un argument contre la vie, c'est-à-dire de devenir pessimiste. Le tourment peut même le pousser à inventer un monde transcendant au sein duquel la souffrance n'existe pas, soit ce que Nietzsche nomme le nihilisme. D’autre part, le thème de la souffrance est central dans l’œuvre de Nietzsche. Il a déjà une importance capitale dans son premier livre La naissance de la tragédie et il peut constituer, selon nous, un fil directeur de l’œuvre entière du philosophe2. En filiation directe avec

Schopenhauer (1788-1860), Nietzsche conçoit, dans sa première œuvre, un rapport entre la connaissance et le problème du sens de l’existence : la connaissance tragique dévoile

1 Jean Vioulac affirme que ce qui caractérise d’une façon déterminante la vie de Nietzsche, c’est la permanence de la souffrance et de la maladie. Vioulac, Jean, « La réduction pathologique : le statut philosophique de l’expérience de la maladie dans la pensée de Nietzsche », Laval théologique et philosophique, Vol. 67, N° 2, 2011, pp. 281-307. Page 287.

2 Nous reprenons en partie cette thématique à Georges Goedert. Selon lui, la souffrance est un thème qui structure l’œuvre de Nietzsche mais qui change de statut au cours des trois périodes de l’œuvre du philosophe. La première se caractérise par une proximité avec Schopenhauer par l’« un originel » et la contradiction au cœur de l’être. La deuxième prend ses distances avec la métaphysique de Schopenhauer ainsi que sa conception de la pitié mais conserve l’importance du thème de la souffrance surtout en ce qui concerne la connaissance et le génie. La troisième insiste sur la souffrance de la création ainsi que sur le rapport entre souffrance et volonté de puissance. Goedert, Georges, Nietzsche critique des valeurs chrétiennes. Souffrance et compassion, pages 17, 66, 101, 185, 203 et 391.

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l’horreur et l’absurdité de l’existence. Devant la révélation que la vie comporte d’innombrables souffrances, que nous allons tous mourir et que ni la souffrance ni l’existence n’ont de sens, l’homme est pris de dégoût. Il se demande si la vie vaut la peine d’être vécue, ou encore et selon la sagesse pessimiste de Silène, si devant autant de souffrance le Bien ne serait pas de ne pas être né ou de mourir bientôt3.

Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche affirme : « on ne cesse d’avancer la souffrance comme le premier des arguments contre l’existence, comme son point d’interrogation le plus grave4 ». Le fait de souffrir met l’existence en cause, cela nous fait

interroger sa valeur. L’être humain veut savoir pourquoi il ressent de la douleur, il veut savoir ce qu’elle signifie de même que ce qui la justifie5. Si elle avait un sens, il serait plus

aisé de l’endurer. Toutefois, la souffrance apparaît absurde, c’est-à-dire comme résultant du hasard. Aussi, elle tourmente tous les hommes, et ce, indépendamment de la vie qu’ils mènent. Le philosophe écrit à ce propos : « Ce qui révolte dans la souffrance, ce n’est pas la souffrance en soi, mais le non-sens de la souffrance6 ».

Pour supporter la vie et apaiser leur angoisse existentielle, les hommes s’activent de diverses manières à répondre à la question de la souffrance. Dans l’aphorisme §370 du Gai

savoir, l’auteur dit que :

tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme un remède et un secours au service de la vie en croissance, en lutte : ils présupposent toujours de la souffrance et des êtres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d’êtres qui souffrent, d’une part ceux qui souffrent de la surabondance de la vie […] et ensuite ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la vie7.

3 NT, §3, p. 36.

4 GM, II, §7, p. 72.

5 Conche, Marcel, Nietzsche et le bouddhisme, p. 23. Marin, Claire et Zaccai-Reyners, Nathalie, Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, texte de Paul Ricœur, La souffrance n’est pas la douleur, p. 30-32.

6 GM, II, §7, p. 73.

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3 Ainsi, tout art et toute philosophie peuvent être considérés comme des réactions à la souffrance. Toutefois, Nietzsche distinguera entre une façon ascendante et décadente de vivre la souffrance.

Compte tenu des souffrances et des douleurs terribles que Nietzsche a endurées, on s’attendrait à ce que sa pensée soit pessimiste et nihiliste. Pourtant, c’est tout le contraire que ses œuvres nous donnent à lire. Il est sans doute celui qui a le plus critiqué la création des arrières-mondes comme étant une fuite devant la réalité tout en mettant de l’avant une affirmation de la souffrance allant de pair avec celle de la vie. Pour Nietzsche, on ne peut pas éliminer toute souffrance car celle-ci fait fondamentalement partie de la vie8. Cette

dernière comporte un pathos, soit une part de passivité que tout vivant doit supporter9.

Vivre, c’est nécessairement être en relation et être affecté, ce qui implique de ressentir de la souffrance10.

Mais, dans ce cas, que doit-on faire avec la souffrance? Selon l’auteur qui nous intéresse, nous pouvons tenter d’éradiquer, en éliminant leur cause, certaines formes de souffrance qui ne sont pas intrinsèquement liées à une dimension fondamentale de la vie. Par exemple, les douleurs de la culpabilité qui naissent de la doctrine judéo-chrétienne du péché peuvent être dépassées. Toutefois, d’autres souffrances demeurent et il faut donc tenter de modifier l’effet qu’elles ont sur nous11. Enfin, il faut surtout surmonter la

souffrance afin de créer quelque chose qui nous dépasse. Tout avenir fécond dépend de

8 Marcel Conche mentionne que, pour Nietzsche, la souffrance est une part essentielle de la vie. Conche, p. 23. Patrick Wotling est aussi d’accord pour dire que la souffrance est une part essentielle de la vie chez Nietzsche. Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 141. Aampora, Christa David, « Nietzsche Contra Homer, Socrates, and Paul », The Journal of Nietzsche Studies, Issue 24, 2002, pp. 25-53, pages 29 et 32.

9 Dictionnaire des concepts philosophiques, Larousse in extenso, CNRS Éditions, sous la direction de Michel Blay, 2013, p. 597.

10 Selon Pierre Montebello, être vivant c’est toujours déjà être en relation : « la volonté de puissance est nécessairement relationnelle ». Cette relation implique le contact avec des résistances qui sont ressenties. Montebello, Pierre, Nietzsche. La volonté de puissance, p. 22-23.

11 Nietzsche pense que nous ne pouvons pas soustraire la souffrance de l’existence. Kain, Philip J., « Nietzsche, eternal recurrence, and the horror of existence », Journal of Nietzsche Studies, Issue 33, Spring 2007, pp. 49-63. Page 52.

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l’aptitude à vivre la douleur12. En somme, la réponse nietzschéenne au problème de la

souffrance passe par la création13.

La thèse que nous soutiendrons dans ce mémoire, est que Nietzsche pense qu’il faut s’ouvrir à la souffrance dans la mesure où cela contribue au dépassement de soi, à la création et à l’affirmation de la vie. Ce qui justifie ici la souffrance, c’est qu’elle est un moyen indispensable de la création. Dès lors, s’ouvrir à la souffrance est une attitude à la fois pratique et intellectuelle. Cette attitude est intellectuelle, d’une part, dans la mesure où nous comprenons que la vie est essentiellement une relation à des forces qui résistent, ce qui implique d’être affecté et donc de la souffrance. D’autre part, parce que nous sommes aptes à concevoir que la souffrance est nécessairement contenue dans l’acte de dépassement de soi et de création. Cette attitude est pratique car vivons affectivement cette ouverture de notre sensibilité afin de mettre en œuvre des processus créatifs.

Cette attitude favorable envers la souffrance découle de la conception nietzschéenne de la volonté de puissance. S’ouvrir à la souffrance est une forme de consentement à la volonté de puissance, c’est-à-dire à la vie en croissance. Toutefois, il semble problématique de justifier la souffrance. Cette thèse, selon laquelle il faut s’ouvrir à la souffrance, implique-t-elle que toute souffrance doit être valorisée comme moyen de création, voire même justifiée ? Il semble bien qu’il faille aussi prendre garde à ne pas souffrir d’une manière qui renforce la décadence. Ainsi, si d’une part il faut savoir s’ouvrir à la souffrance, d’autre part, il faut aussi savoir s’en préserver dans la mesure où certaines manières de souffrir affaiblissent la vie. Comme nous l’avons esquissé précédemment, nous pensons que Nietzsche se défend de justifier l’intériorisation de la douleur qui est issue de la tradition judéo-chrétienne car cette façon de vivre la douleur ne permet pas de parvenir à une vie créative qui affirme la vie. Sa critique du christianisme, de l’ascétisme et de la

12 CI, chap. Ce que je dois aux anciens, §4, p. 604. 13 Zara, Aux îles fortunées, p. 103.

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5 mauvaise conscience témoigne de cette limite. Il ne prône pas le dolorisme : la souffrance en elle-même n’est pas une fin et doit disparaître au profit de la joie14.

Afin d’exposer la problématique qui nous intéresse, nous aborderons dans le premier (1) chapitre, la question du rapport entre la souffrance et le pessimisme. La connaissance tragique est liée, chez Schopenhauer comme chez Nietzsche, à la prise de conscience que la vie comporte d’innombrables souffrances. D’une part, nous montrerons que dans le pessimisme de Schopenhauer, c’est la souffrance qui est l’argument principal contre la vie alors que dans la pensée de Nietzsche, la souffrance est compatible avec une affirmation de la vie. C’est à travers l’exposition, pour chacun de ces penseurs, de la signification de la tragédie attique, que nous apercevrons la rupture que Nietzsche opère par rapport à la pensée de son éducateur. D’autre part, nous montrerons que la capacité à affronter la souffrance deviendra le critère par excellence afin de procéder à la distinction entre une vie ascendante et une vie déclinante. Par cette distinction, nous pourrons comprendre que la tragédie est l’expression de la surabondance de la vie.

Nous aborderons, dans le deuxième chapitre (2), la question du rapport entre la souffrance et la conception nietzschéenne de la volonté de puissance. D’une part, ce sera l’occasion de montrer que la douleur et le plaisir ne sont que des états secondaires par rapport à la volonté de puissance qui interprète dans le cadre de la croissance vitale. Ainsi, toute pensée qui traite de la douleur et du plaisir comme des réalités en soi sera considérée comme superficielle. Nous verrons aussi que chez Nietzsche, la souffrance est une épreuve nécessaire à toute vie et, surtout, à toute vie qui croît et s’épanouit dans un processus créatif. D’autre part, nous exposerons que la création des arrière-mondes prend sa source dans la souffrance. La croyance en une transcendance, ou encore en un « monde vrai », qui s’oppose au devenir et à l’immanence est le produit d’une vie qui se retourne contre

14 Nous rejoignons ici les réserves de Maudemarie Clark devant Bernard Reginster qui pense que Nietzsche affirme la souffrance pour elle-même. Clark, Maudemarie, « Suffering and the affirmation of life »,

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même. Nous examinerons finalement le rapport entre la souffrance, la compassion et la création du surhumain. Dans cette partie, nous aurons l’occasion de montrer que la création du surhumain implique un dépassement de la pitié schopenhauerienne ainsi qu’un certain endurcissement de soi. La compassion engendre une déprime, dans la mesure où il nous est intolérable de voir autrui souffrir, qui risque de nous détourner d’une vie affirmant la souffrance. Or, nous pensons qu’il faut surmonter la souffrance et non pas seulement tenter de s’en préserver ou de l’abolir.

C’est dans un troisième (3) chapitre que la problématique de la souffrance sera abordée à partir de la vie réactive, du ressentiment et de la mauvaise conscience. Il sera question de montrer que la souffrance, sous la forme de la privation ascétique et des tortures de l’âme, est aussi un obstacle à la vie supérieure. L’ouverture à la souffrance trouvera donc ici sa limite lorsqu’elle conduit la vie à s’affaiblir en se retournant contre soi et en se mutilant. Dans cette perspective, nous aurons l’occasion de traiter du problème de la culpabilité judéo-chrétienne et de l’idéal ascétique. Nous dévoilerons quel est le rôle des prêtres et de la doctrine du christianisme dans la moralisation de la souffrance qui conduit à maintenir les hommes dans un état de décadence. Comme nous le verrons, Nietzsche ne souscrit pas à la croyance selon laquelle seule la souffrance est ce qui nous permet d’avancer et que tout bien-être affaiblit. Bien au contraire, l’attitude masochiste qui valorise la souffrance pour elle-même peut très bien mener à affaiblir les hommes et, par la même occasion, les empêcher de goûter le bonheur des forts ou des esprits libres.

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Chapitre 1 –Souffrance et pessimisme

Dans ce premier chapitre, nous allons présenter comment le problème de la souffrance peut déboucher sur le pessimisme. Pour ce faire, nous allons tout d’abord exposer (1.1) la conception schopenhauerienne de la tragédie. Pour ce penseur, la tragédie est l’expression du pessimisme et elle pousse l’homme à se résigner devant le fait que la vie est essentiellement souffrance. Dans un deuxième temps (1.2), nous montrerons que la pensée de Nietzsche à propos de la tragédie est un refus de considérer la souffrance comme un argument contre la vie. La vision nietzschéenne diffère complètement de celle de Schopenhauer, puisqu’il comprend la tragédie attique comme une manifestation affirmative de la vie. Dans un troisième temps (1.3), nous montrerons que la tragédie attique constitue en fait l’expression d’une santé surabondante. Cela nous mènera à distinguer deux sortes de vie dont l’une est ascendante et l’autre décadente.

1.1. Schopenhauer et la tragédie

En réfléchissant à sa première œuvre La naissance de la tragédie (1872), Nietzsche écrit dans son Essai d’autocritique (1886) qu’elle contenait « un problème de premier ordre et d’une grande séduction, et qui plus est un problème profondément personnel15». La

problématique générale de La naissance de la tragédie s’énonce comme suit : que signifie le mythe tragique dans lequel on nous présente la vie comme étant pleine de souffrance et de choix déchirants16? Cette question peut encore se formuler ainsi : pourquoi les Grecs de

l’antiquité ont-ils eu besoin de la tragédie? Or, lorsqu’il s’attaque à cette interrogation, le jeune Nietzsche rencontre le problème du sens et de la valeur de l’existence. Il y a une manière pessimiste de répondre à ce problème et qui correspond à une disposition d'esprit qui porte à considérer la vie en général sous son aspect négatif. Cette disposition risque de

15 EA, §1, p. 11. 16 Ibid., p. 12.

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mener à la négation du vouloir-vivre, c’est-à-dire à ce que Nietzsche nommera plus tard le nihilisme.

Pour comprendre l’émergence de cette problématique dans l’œuvre de Nietzsche, il faut remonter à l’influence qu’a eue sur lui son maître à penser17. Schopenhauer croyait que

le genre théâtral qu’est la tragédie grecque était le signe d’un pessimisme18, c’est-à-dire

d’une interprétation négative de la vie. La tragédie révèlerait que la vie est pleine de souffrances et ne vaut rien :

le but de cette plus haute réalisation poétique est la présentation du côté effrayant de la vie. La tragédie nous présente la douleur sans nom, la misère de l’humanité, le triomphe de la méchanceté, l’empire narquois du hasard et de la chute irrémédiable des justes et des innocents : voilà qui nous indique de la manière la plus insigne la nature du monde et de l’existence. […] Nous voyons ainsi dans la tragédie que les personnages les plus nobles, après une longue et douloureuse lutte, finissent par renoncer à jamais tant aux buts qu’ils poursuivaient jusque-là avec tant de véhémence, qu’aux plaisirs de la vie, ou quittent la vie elle-même de plein gré et avec joie19.

Il y a une ressemblance évidente entre la conception pessimiste de la vie qui ressort de ce passage et le récit de la sagesse populaire grecque qu’on retrouve au paragraphe §3 de

La naissance de la tragédie en ce qui concerne la valeur de l’existence. Voici le récit que

fait Nietzsche de la rencontre entre le roi Midas et Silène, le compagnon du dieu Dionysos : Une antique légende rapporte que le roi Midas avait longtemps battu les bois, mais en vain, à la recherche du sage Silène, le compagnon de Dionysos. Quand enfin celui-ci tombe entre ses mains, le roi lui demande quel est pour l’homme ce qu’il y a de plus désirable, le bien suprême. Roide et figé, le démon se tait; jusqu’à ce que, pressé par le roi, il finisse par lâcher ces mots en éclatant d’un rire strident : “Misérable race d’éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as

17 Pour Georges Goedert, on ne peut éclaircir l’œuvre de Nietzsche sans la mettre en rapport avec celle de Schopenhauer. Goedert, p. 18. Pour Jozef Van de Wiele, une connaissance sérieuse de Schopenhauer est requise pour comprendre l’œuvre de Nietzsche car il est sans aucun doute sa source principale. Van de Wiele, Jozef, « Schopenhauer et le volontarisme. Aux sources de Nietzsche », Revue Philosophique de Louvain, quatrième série, tome 74, n°23, 1976, pp. 375-400. Page 396. URL :

˂http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1976_num_74_23_5895˃. 18 Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (MVR), tome 2, compléments du livre 4, chapitre 46, p. 2064-2065.

19 Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (MVR), tome 1, livre 3, §51, p. 495-496. Voir aussi Goedert, p. 32.

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9 le moins intérêt à entendre? Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche le second des biens, il est pour toi ̶ et c’est de mourir sous peu.”20.

Dans la citation ci-haut de Schopenhauer, l’existence est un fardeau dont les héros de la tragédie se débarrassent volontairement, voire même avec joie, suite à l’épreuve de combats et de souffrances pour réaliser leurs désirs. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le désir est à la source de la souffrance. À propos de l’existence, Schopenhauer écrit :

une aspiration continuelle sans but ni repos; c’est ce qui nous frappe avec plus d’évidence encore lorsque nous considérons l’animal, et l’homme. Vouloir et désirer quelque chose, voilà toute son essence, tout à fait comparable à une soif inextinguible. Or la base de tout vouloir est le besoin, le manque, donc la douleur, à laquelle il est livré d’emblée et en vertu même de son essence21.

D’une manière similaire, la sentence du Silène concerne le désir de vivre et la souffrance. Dans la conception de la sagesse populaire grecque, la vie apparaît douloureuse au point de croire que le fait de n’être point né soit le bien suprême. D’autre part, tout comme dans la citation de Schopenhauer, la fin de l’existence est ici aussi désirable. C’est en suivant la conception que la vie n’est que misère que Schopenhauer interprète la tragédie grecque :

À l’instant de la catastrophe tragique, nous accédons à la conviction, plus profonde que jamais, que la vie est un rêve pénible dont il faut se réveiller. […] Ce qui confère à tout tragique, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente, l’élan spécifique de l’élévation, c’est l’éclosion de la connaissance que le monde, la vie ne sauraient procurer de satisfaction véritable, et donc ne méritent pas qu’on s’y attache. C’est en cela que consiste l’esprit tragique : il conduit, dès lors, à la résignation22.

20 NT, §3, p. 36.

21 MVR, tome 1, livre 4, §57, p. 590.

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La tragédie est mise au service d’une résignation et d’une négation qui ont pour but de se délivrer de la vie23. Schopenhauer interprète la souffrance comme le fond de l’Être24

et il voit en elle la preuve que l’existence ne vaut pas la peine d’être vécue. L’existence est une douleur constante, qui oscille entre le lamentable et le terrible25, contre laquelle les

hommes s’efforcent et luttent, sans pourtant pouvoir espérer autre chose que la simple conservation de cette vie tourmentée26. Tous les efforts des hommes ne réussissent

finalement qu’à faire changer la façon dont on souffre27. Bref, la vie des hommes est une

tragédie dont la mort est la destination28 :

La vie elle-même est un océan plein d’écueils et de tourbillons que l’homme évite le plus précautionneusement et soigneusement possible, tout en sachant que, même s’il devait réussir à passer, moyennant tous les efforts et tout l’art, il se rapprocherait par là même, à chaque mouvement, du naufrage le plus grand, le plus total, le plus inéluctable, le plus irrécupérable, il s’y dirigerait même tout droit : la mort. C’est elle qui constitue la destination finale de ce fatiguant voyage, et, pour lui, elle sera bien pire encore que tous les écueils qu’il a contournés. Or, ce qui est tout à fait remarquable, c’est que, d’un côté, les souffrances et les tourments de la vie peuvent s’accroître si facilement que même la mort, dans la fuite de laquelle réside toute la vie, devient souhaitable, et qu’on s’y précipite de plein gré29.

Puisque la vie semble impuissante à nous procurer une satisfaction véritable, Schopenhauer juge que la vie est indigne de notre attachement. Pour soutenir ce jugement, il présente sa conception de la volonté en tant que désir. Les êtres humains tentent sans cesse de fuir la souffrance mais, pour Schopenhauer, elle fait partie de l’essence de la vie,

23 Pernin, Marie-José, La philosophie de Schopenhauer. Au cœur de l’existence, la souffrance?, p. 180 : « Elle prépare au renoncement en nous montrant le jeu de la fatalité ».

24 MVR, tome 1, livre 4, §54, p. 544 et §57 p. 589. 25 Ibid., livre 3, §52, p. 519.

26 Ibid., livre 4, §57, p. 592. « Pour la plupart, la vie est une lutte incessante pour cette existence même, avec la certitude d’être finalement défait ».

27 Ibid., p. 593-594. « Vouloir et obtenir : entre ces deux s’écoule absolument toute vie humaine. Le souhait, selon sa nature, est douleur : l’obtention conduit rapidement à la satiété : le but n’était qu’illusoire : la possession supprime l’excitation : le souhait, le besoin reviennent sous une autre forme : sinon, c’est la monotonie, le vide, l’ennui : s’y opposer est aussi éreintant que de lutter contre le dénuement ».

28 Ibid., §58, p. 608 : « La vie de tout un chacun, lorsqu’on la parcourt du regard en gros et en général, et qu’on n’en retient que les traits significatifs, est au fond toujours une tragédie ». MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 49, p. 2143 : « La mort est le résultat, le résumé de la vie, ou la somme additionnée qui exprime en bloc toute la leçon que la vie donnait par détails et par fragments, à savoir que toutes les aspirations, dont la vie est le phénomène, étaient inutiles, vaines, contradictoires, et que s’en défaire est une délivrance ».

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11 ce qui la rend inévitable30. Selon lui, le désir, qui n’a en soi aucune fin dernière, provient

d’un manque et donc, de quelque chose qui fait souffrir31 :

la volonté, à tous ses degrés de phénoménalisation, du plus bas au plus élevé, est totalement dépourvue d’une fin et d’un but dernier, qu’elle désire constamment quelque chose parce que ce désir, son unique essence, ne peut cesser par aucun but atteint, et n’est donc capable d’aucune satisfaction finale; il ne peut être retardé que par un obstacle, car en lui-même il s’étend à l’infini32.

Si le désir avait une fin, il pourrait peut-être se satisfaire, ou à tout le moins progresser dans la réalisation d’un but. Le problème, c’est que ce manque n’est jamais définitivement comblé et que les obstacles s’accumulent devant le désir, empêchant alors tout bonheur durable. L’obstacle engendre lui aussi de la souffrance :

L’entrave par un obstacle posé entre elle et son but provisoire, nous l’appelons alors souffrance; lorsqu’elle atteint son but, nous parlons, au contraire, de satisfaction, de bien-être, de bonheur. […] Nous voyons alors que ceux-ci sont pris dans une constante souffrance, sans bonheur permanent. Car tout désir naît d’un manque, d’une insatisfaction quant à son état, il est donc souffrance tant qu’il n’est pas satisfait. Or, aucune satisfaction n’est durable, elle ne fait toujours qu’inaugurer, bien au contraire, un nouveau désir. Nous voyons que le désir est toujours entravé de façon multiple, qu’il est toujours en conflit et, en tant que tel, il est toujours souffrance : comme il n’y a pas de but ultime du désir, il n’y a ni mesure ni but de la souffrance33.

Nous comprenons aisément que le bonheur est fugace et qu’il ne s’obtient qu’après mille efforts. Mais il y a plus, le bonheur n’est en fait ici qu’un état négatif : ce n’est qu’absence temporaire de souffrance ou, dit autrement, seulement la fin d’un mal. Un autre passage de la philosophie de Schopenhauer montre explicitement cette conception négative du bonheur : « Toute satisfaction, ou ce qu’on appelle ordinairement bonheur, ne sont, en vérité et par essence, toujours que négatifs, et absolument jamais positifs.34 »

30 Ibid., p. 595 et 601. 31 Van de Wiele, p. 391. 32 MVR, tome 1, livre 4, §56, p. 585. 33 Ibid., p. 587. 34 Ibid., §58, p. 603.

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12

Les pensées de Schopenhauer sont effrayantes. Si nous acquiesçons à cette manière de concevoir la vie, il semble difficile d’entrevoir une satisfaction digne de ce nom à notre existence. Même le bonheur, difficilement atteignable, semble être dépourvu de toute joie puisqu’il n’est qu’une cessation passagère de douleur. Ce n’est toutefois pas là la fin des malheurs. Nous pourrions croire à tout le moins que lorsque le bonheur est atteint, la souffrance cesse. Or, ce n’est encore qu’une apparence, car lorsque la souffrance cesse, c’est alors l’ennui qui nous prend, ce qui ne nous satisfait pas davantage et, qui plus est, peut aussi être considéré comme un mal35. Schopenhauer en vient donc à la conclusion que

la simple existence du mal suffit à nous convaincre que le monde et la vie méritent d’être niés :

Mais au fond, il est tout à fait inutile de se quereller pour savoir si ce sont les biens ou les maux qui prévalent dans le monde, car la simple existence du mal tranche la question, car ce dernier ne saurait jamais être effacé par un bien qui l’accompagne ou le suit, et donc ne saurait jamais être compensé […] Par conséquent, même s’il y avait cent fois moins de maux dans le monde qu’il n’y en a réellement, la pure et simple existence du mal suffirait à consolider une vérité qu’on peut exprimer de diverses manières, quoique toujours assez indirectement, à savoir qu’il ne faut pas nous réjouir, mais plutôt nous attrister de l’existence du monde; que le non-être du monde est préférable à son être; que le monde est quelque chose qui, au fond, ne devrait pas être, etc36.

Pour Schopenhauer, on ne peut pas soutenir qu’une telle vie est justifiable37. Il n’y a

d’ailleurs aucune raison ou cause ultime qui puisse lui donner une justification. Toute possibilité de rendre raison relève du principe de raison suffisante, qui lui-même ne s’applique qu’aux phénomènes38 alors que le vouloir-vivre découle de la volonté comme

chose en soi à laquelle ne s’applique pas le principe de raison suffisante39. Ce qui apparaît

35 Ibid., §57, p. 593. « L’ennui est tout sauf un mal à mépriser comme quantité négligeable : c’est lui qui finit par tracer dans le visage le désespoir véritable ». Pernin, p. 214-215.

36 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2049.

37 Pour Schopenhauer, seule l’existence d’un Bien inconditionné ou absolu ferait que la vie soit digne d’être vécue. C’est en raison de l’absence d’un tel Bien que la vie est injustifiable, ou plutôt qu’elle ne peut pas faire l’objet d’un choix délibéré. On ne peut pas justifier ou choisir délibérément la souffrance pour elle-même. Migotti, Mark, « Schopenhauer's Pessimism and the Unconditioned Good », Journal of the History of Philosophy, Vol. 33, N° 4, 1995, pp. 643-660. Pages 646, 652 et 654.

38 Touchet, Philippe, « Schopenhauer, La souffrance est le fond de toute vie. Une théorie métaphysique du pessimisme de la volonté et de l’insatisfaction. », p. 6-8, [En ligne], consulté le 9 février 2014. URL :

˂http://www.philosophie.ac-versailles.fr/bibliotheque/Conferences/Schopenhauer.PhT.pdf˃. 39 Van de Wiele, p. 383 et 385.

(27)

13 absurde à Schopenhauer, d’une part, c’est que nos désirs tendent vers une satisfaction qui n’existe pas et, d’autre part, que nous espérons trouver un sens à cette existence qui n’en contient aucun40 :

D’après ma doctrine, ceci tient à ce que le principe de son existence est expressément sans raison, car c’est là une volonté de vivre aveugle, laquelle, comme chose en soi, ne saurait être soumise au principe de raison, qui n’est que la forme des phénomènes et qui seul peut légitimer tout pourquoi. Or ceci est conforme à la nature du monde : car seule une volonté aveugle, et non pas une volonté capable de voir, a pu se mettre elle-même dans la situation de laquelle nous nous voyons. Une volonté capable de voir, au contraire, aurait assez vite fait l’évaluation que l’affaire ne couvre pas les frais41.

Comme nous pouvons le remarquer dans ce passage, seule une volonté aveugle peut mener à l’existence d’une telle vie, d’une telle absurdité. En somme, pour un être conscient et rationnel, la vie apparaît bien trop absurde et souffrante pour valoir la peine d’être vécue, ou simplement pour que nous consentions à continuer à vivre. C’est le message que véhicule la tragédie aux yeux de Schopenhauer42 :

or, peut-être aucun homme, arrivé à la fin de sa vie, ne choisira, s’il est à la fois réfléchi et sincère, de la refaire, mais préférera bien plutôt le non-être total. En résumé, le contenu essentiel du monologue mondialement célèbre dans Hamlet est celui-ci : notre condition est si misérable qu’on devrait résolument lui préférer le total non-être43.

Dans ce passage, qui nous évoque la pensée terrible de l’éternel retour chez Nietzsche, Schopenhauer affirme que la tragédie permet de prendre conscience de tout le lot de souffrances et d’insatisfactions dont la vie humaine est empreinte et qu’elle a pour but de convaincre l’homme de se résigner. Le propre de la tragédie est donc d’éveiller un état d’âme pessimiste chez le spectateur. Néanmoins, même si le théâtre tragique nous

40 MVR, tome 1, livre 4, §58, p. 606 et tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2044. Rosset, Clément, Schopenhauer, philosophe de l’absurde, p. 67-69. Morel, Georges, Nietzsche analyse de la maladie, p. 40. Pernin, p. 128.

41 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2054.

42 Pernin, p. 181 : « le malheur ne doit pas apparaître comme une exception pour inviter au renoncement. Il faut que nous sentions combien facilement ce malheur pourrait être nôtre […] la tragédie dit la vérité du monde comme représentation ».

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14

présente le côté terrible de la vie, ce n’est pas l’art qui mène hors de la vie. En réalité, l’art continue d’affirmer la volonté :

Ce côté purement connaissable du monde, ainsi que sa répétition par tel ou tel art, voilà l’élément de l’artiste. Il est fasciné par la contemplation du spectacle de l’objectivation de la volonté : il s’arrête auprès de ce spectacle, n’a de cesse de le considérer et de le répéter en le représentant, tout en faisant lui-même les frais de l’exécution de ce spectacle, puisqu’il est lui-même la volonté qui ainsi s’objective en demeurant dans une constante souffrance. Pour lui, cette connaissance pure, vraie et profonde de l’essence du monde devient alors une fin en soi : il s’arrête auprès d’elle. C’est pourquoi elle ne devient pas pour lui un quiétif de la volonté, comme c’est le cas du saint arrivé à la résignation, […] elle ne le délivre pas de la vie définitivement, mais seulement pour de courts instants : elle ne lui sert pas de voie pour sortir de la vie, mais seulement de consolation provisoire dans cette vie même44.

Pour Schopenhauer, il s’agit de nier le vouloir-vivre, c’est-à-dire d’éteindre complètement le désir, afin d’atteindre une rédemption, alors que la contemplation esthétique et l’art ne réalisent qu’un affranchissement provisoire des souffrances. Cette délivrance ne mène pas à se délivrer définitivement de la souffrance, même si elle peut encourager à se résigner. La révélation tragique engendre une aversion envers l’existence mais ici, le chemin de la libération de la souffrance passe par l’ascèse45. Cette dernière, qui

constitue un ensemble d'exercices auxquels on s'astreint, prend la forme d’une mortification du vouloir-vivre46. Ils consistent à s'imposer une souffrance pour progresser dans le

domaine spirituel ou encore pour faire pénitence47.

Mais pourquoi faire ainsi pénitence? Sommes-nous coupables de quelque chose? La souffrance est conçue par Schopenhauer comme un châtiment issu d’un « péché originel ».

44 Ibid., livre 3, §52, p. 519. 45 Ibid., livre 4, §68, p. 702.

46 Ibid., §68, p. 705. « Autant que la volonté elle-même, il [l’ascète – B.L.] mortifie sa visibilité, à savoir le corps : il le nourrit pauvrement pour qu’aucune opulence de sa forme ne vienne faire revivre et exciter encore plus fortement la volonté, dont il n’est que l’expression et le miroir. Il recourt au jeûne, voire aux macérations et à la torture, afin de briser et tuer de plus en plus la volonté par le biais d’une privation et d’une souffrance continues, cette volonté qu’il connaît et abhorre en tant que source tant de sa propre existence pleine de souffrances que de celle du monde ». Voir aussi MVR, tome 1, livre 4, §68, p. 707.

47 Ibid., §68, p. 708. Voir aussi MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 48, p. 2106 et 2133, et chap. 49, p. 2146.

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15 Mais quel est donc ce « péché originel » ou ce crime dont l’homme est coupable? Selon Schopenhauer, c’est l’existence elle-même48 puisqu’elle est issue d’une division de la

volonté contre elle-même49. Cette division de la volonté correspond à l’égoïsme et à

l’individuation qui condamne les individus à lutter entre eux pour survivre50, ce qui

entraîne encore des souffrances51. L’existence humaine est un châtiment, conséquence d’un

crime, et la souffrance se présente à la fois comme une punition et telle une voie de rédemption52 :

l’existence humaine, fort éloignée de porter les traits d’un cadeau, porte tout au contraire les traits d’une dette contractée. La réclamation de cette dette apparaît sous la forme des besoins urgents, des souhaits lancinants et de la détresse infinie, que cette existence même a établie. Il est de règle de consacrer toute sa vie à rembourser la dette, mais, ce faisant, on n’en amortit encore que les intérêts. Le remboursement du capital se fera avec la mort. ̶ Et quand fut contractée cette dette ? ̶ Lors de la procréation. ̶ Si, par suite, on considère l’homme comme un être dont l’existence est punition et expiation, on le voit déjà sous une lumière plus vraie. Le mythe du péché originel […] est le seul point dans l’Ancien Testament auquel je puisse accorder une vérité métaphysique […] Si l’on veut mesurer le degré de la dette ou de la faute qui pèse sur notre existence, qu’on considère les souffrances qui se rattachent à celle-ci. Toute grande douleur, qu’elle soit physique ou mentale, exprime ce que nous méritons, car elle ne saurait nous arriver si nous ne la méritons pas53.

En somme, la tragédie est la présentation sur scène de la volonté qui lutte contre elle-même. La signification véritable de la tragédie est l’expiation du « péché originel », conçu

48 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 48, p. 2092.

49 Goedert, p. 41-42. Van de Wiele, p. 388 : « Finalement il s'avère que la volonté est caractérisée, au niveau de ses objectivations, par une essentielle scission intérieure […] En effet, chaque degré conteste à l'autre la possession de la matière, de l'espace et du temps. La manifestation la plus évidente de cette lutte générale se trouve dans le règne animal. Les animaux vivent de plantes; les animaux vivent aussi d'autres animaux. L'homme subjugue tous les autres et considère la nature comme un produit à son usage. Dans l'homme, c'est-à-dire dans la lutte de tous les individus contre tous les individus, la scission intérieure de la volonté culmine […] En somme la volonté (de vivre) vit de soi-même, se consume elle-même et représente sous diverses formes sa propre nourriture ».

50 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2057. Pernin, p. 212 : « Ne trouvant pas d’objet à l’extérieur d’elle-même, la volonté se nourrit d’elle-même. Partant de cet autotrophisme, elle s’épuise en querelles intestines, comme une entreprise décadente. La volonté se fait échec à elle-même ». MVR, tome 1, livre 2, §28, p. 335 et 350. Voir aussi MVR, tome 1, livre 4, §56, p. 586.

51 Van de Wiele, p. 392-393.

52 Goedert, p. 12-13. Van de Wiele, p.396.

53 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2055-2056. Tous les mots en italique des citations de ce mémoire sont dans les textes originaux que nous citons.

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16

comme le crime de l’existence. Nous pouvons donc affirmer que Schopenhauer interprète la tragédie dans sa dimension morale :

Le sens véritable de la tragédie consiste dans l’intelligence approfondie du fait que ce que le héros doit expier ce ne sont pas ses péchés individuels, mais le péché originel, c’est-à-dire la faute de l’existence même : […] [Car le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né.] comme Calderón le dit sans détour54.

1.2 Nietzsche et la tragédie

Nous pensons que la philosophie de Nietzsche doit être comprise comme une réaction et un refus de la philosophie de Schopenhauer. Dès La naissance de la tragédie, la rupture semble déjà être consommée55, et ce, bien que Nietzsche demeure un fervent admirateur de

Schopenhauer, comme le démontre d’ailleurs sa troisième Considération inactuelle datant de 1874 et dont le titre est Schopenhauer éducateur. L’affirmation et la justification dionysiennes de la vie, qui sont philosophiquement opposées à la position de Schopenhauer exposée ci-haut, occupent déjà l’avant-plan de ce premier ouvrage. Dans son Essai

d’autocritique de 1886, Nietzsche affirme qu’il s’oppose à l’idée selon laquelle la tragédie

conduit à une forme de résignation qui est la première étape de l’éthique de la négation du vouloir-vivre :

Que pensait Schopenhauer de la tragédie? “Ce qui donne au tragique, quelle qu’en soit la forme, son élan particulier vers le sublime […], c’est la révélation de cette idée que le monde, la vie sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont par suite indignes de notre attachement : telle est l’essence de l’esprit tragique; il est donc le chemin de la résignation.56” O quel tout autre langage m’a tenu Dionysos! O

comme j’étais loin de tout ce résignationnisme57!

54 MVR, tome 1, livre 3, §51, p. 497. La phrase « car le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né » est entre crochets dans la traduction que nous citons ici.

55 Michel Haar pense que Nietzsche s’éloignait de Schopenhauer avant même La naissance de la tragédie. Selon lui, les ébauches et les premières notes en vue de son premier ouvrage comprenaient déjà des thèses en contradiction radicale avec les principes du système de Schopenhauer. Haar, Michel, Nietzsche et la métaphysique, p. 65-68.

56 MVR, tome 2, compléments du livre 3, chap. 37, p. 1834. 57 EA, §6, p. 18.

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17 L’esprit tragique consiste-t-il donc à se résigner devant le fait que la vie est toute de souffrance? La souffrance est-elle un argument contre la vie? La vie n’est-elle que crime et souffrance? Ce sont là des questions que Nietzsche affronte en s’intéressant au rapport entre la souffrance, la tragédie et la vie. Il se demande si les Grecs étaient des pessimistes, comme le suggère le fait qu’ils aient inventé la tragédie58. La réaction face à la souffrance,

de même que l’évolution historique et psychologique de cette réaction, constituent le centre de gravité véritable de sa méditation sur les Grecs : « La question fondamentale est la question du rapport qu’entretient le Grec à la douleur, son degré de sensibilité. ̶ Ce rapport est-il resté le même? Ou bien s’est-il inversé?59 ».

Dans La naissance de la tragédie, Nietzsche conçoit que la réalité est tragique60. Il

affirme en 1875 que « comprendre le monde à partir de la souffrance c’est ce qu’il y a de tragique dans la tragédie61». Le terme tragique est souvent associé à ce qui est funeste et

donc, au pessimisme. Autrement dit, ce qui est tragique dans la vie, c’est que tout passe, que tout a une fin et disparaît62; c’est que la mort est la destination de la vie, qu’elle

emporte tout, ce qui nous fait souffrir. Cependant, pour Nietzsche, la souffrance et la tragédie sont plutôt ambiguës, comme l’est d’ailleurs Dionysos63. Georges Goedert écrit à

ce propos qu’à l’éternelle souffrance de Dionysos s’ajoute aussi l’éternelle jouissance de se transfigurer64 : « le monde reçoit son sens et sa valeur du fait qu’il est l’œuvre d’une

tendance artistique originelle qui aspire à la transfiguration et à la rédemption.65 » Pour

anticiper sur notre propos, nous pouvons dire que le dionysiaque c’est le fait d’atteindre la

58 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2064-2065. 59 EA, §4, p. 15.

60 Goedert, p. 23.

61 Nietzsche, Le livre du philosophe, Études théorétiques, « La science et la sagesse en conflit », 1875, p. 150.

62 Joshua Foa Dienstag pense que tous les pessimistes se rejoignent dans la tendance à voir l’existence comme étant limitée dans le temps et à mettre l’accent sur le passage et la destruction de toute chose dans le temps. Foa Dienstag, Joshua, « Tragedy, Pessimism, Nietzsche », New literary History, Vol. 35, N°1, 2004, pp. 83-101. Publish by The Johns Hopkins University Press. Pages 85, 87 et 98. URL :

˂http://muse.jhu.edu/journals/nlh/summary/v035/35.1dienstag.html˃.

63 EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (Ainsi parlait Zarathoustra), §6, p. 765-766. Guibal, Francis, « F. Nietzsche ou le désir du oui créateur. », Revue Philosophique de Louvain, quatrième série, Tome 82, N°53, 1984. pp. 55-79. Pages 68 et 70.

64 Goedert, p. 50. 65 Ibid., p. 51.

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18

plus haute jouissance, soit le sentiment débordant de la création, et l’affirmation suprême de la vie au sein même de la souffrance66.

Si, d’une part, il y a une proximité thématique entre Nietzsche et Schopenhauer, notamment sur les thèmes de la tragédie et de la souffrance, il y a, d’autre part, une distance qui apparaît entre eux dès La naissance de la tragédie. Comme mentionné plus haut, Nietzsche interprète différemment la signification de la tragédie : « La consolation métaphysique que dispense […] toute vraie tragédie » consiste en « la pensée que la vie, au fond des choses et malgré le caractère changeant des phénomènes, est toute de plaisir dans sa puissance indestructible67». Cette formule nietzschéenne est diamétralement opposée à la

pensée de son maître, pour qui la tragédie a pour but de montrer le côté terrible de la vie, de servir la résignation et, ultimement, la négation de la volonté. Pour Nietzsche, au contraire, la tragédie montre que la vie est pleine de plaisir car elle est débordante de créativité et elle se métamorphose sans cesse68. Nous allons maintenant exposer la conception nietzschéenne

de la tragédie pour montrer en quoi elle n’est pas pessimiste, mais qu’au contraire, elle est l’expression d’une affirmation de la vie.

1.2.1 L’origine de la tragédie

Nietzsche présente la tragédie attique comme l’union de deux arts, l’apollinien et le dionysiaque, qui sont à leur tour issus de deux pulsions naturelles mais antagoniques, soit la pulsion dionysiaque et la pulsion apollinienne69. L’impulsion apollinienne est l’analogue du

rêve, dans lequel la vision et l’apparence sont prédominantes. Ses caractéristiques sont la production d’apparences aux formes bien définies, la certitude qu’il ne s’agit là que

66 Ibid., p. 55. Voir aussi EA, §5, p. 16. 67 NT, §7, p. 55.

68 EA, §5, p. 16. 69 NT, §1, p. 27.

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19 d’apparences et le plaisir de la contemplation70. L’impulsion produit l’art apollinien qui est

l’art plastique et la poésie (épique). L’impulsion dionysiaque, quant à elle, est l’analogue de l’ivresse et est placée sous le signe de la musique et de la danse. Ses caractéristiques sont, d’une part, de produire la rupture des frontières produites par le principe d’individuation apollinien et de travailler à reconstituer une unité originaire de la nature. D’autre part, cette impulsion se caractérise par un mélange d’horreur, du fait de la perte de l’individualité, et d’extase, en raison d’une sorte de réconciliation avec la nature et les autres. La perte de l’individualité a pour corolaire l’ouverture à « un sentiment d’unité tout-puissant qui reconduit au sein même de la nature71 ».

Notons qu’à cette époque, Nietzsche comprend la volonté comme une unité sous-jacente à la multiplicité des phénomènes et des individus72. Il faut encore dire que lorsque

l’homme est traversé par cette puissance irrésistible de métamorphose, il devient lui-même une œuvre d’art73. Cette pulsion produit l’art dionysiaque qui est un langage symbolique,

c’est-à-dire un langage de la volonté74. Ce langage symbolique correspond à la

communication des passions par l’intermédiaire du son et de la musique75. Cette idée d’une

volonté unique au-delà des phénomènes, c’est-à-dire comme chose en soi, de même que la pensée selon laquelle la musique manifeste immédiatement cette même volonté, proviennent de Schopenhauer76. Dans la tragédie, l’élément dionysiaque est rendu par la

musique et par le chant du chœur alors que l’élément apollinien se retrouve dans la forme théâtrale, les actes et les paroles des personnages comme Œdipe ou encore Prométhée.

70 Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 10-11. 71 NT, §7, p. 55.

72 Queste, Benoît, « Le statut de l’apparence et le conflit entre l’art et la vérité chez Nietzsche », Le Philosophoire, 2002/3 n°18, pp. 175-190. Page 180.

73 Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 22-23.

74 Dufour, Éric, « Nietzsche, les conditions de possibilité d’un discours sur la musique. », p. 2-3, [article sur Internet], consulté le 22 mars 2014. URL :

˂http://revue-attentif.com/AccesAteliers/Musique/Niettzsche-Musique.pdf˃.

75 Corban, Antonela, « La musique, la danse et le langage symbolique chez Nietzsche », [article sur Internet], consulté le 20 mars 2014, p. 235. URL :

˂http://hermeneia.ro/wp-content/uploads/2012/05/17_Corban-corectat_final.pdf˃.

76 Darriulat, Jacques, « Schopenhauer. La contemplation esthétique », [En ligne], mis en ligne le 29 octobre 2007, consulté le 8 février 2014. URL :

˂http://www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/PhiloContemp/Schopenhauer/SchopEsthetique.html˃. Pernin, p. 181 et 183.

(34)

20

Nietzsche se pose la question de savoir jusqu’à quel point ces pulsions artistiques se sont développées chez les Grecs77. Il lui apparaît tout d’abord que la pulsion apollinienne

était dominante et qu’elle préservait les Grecs des tendances dionysiaques qui existaient tout autour d’eux et qu’ils considéraient comme étrangères78. Dans le monde apollinien, le

phénomène dionysiaque, « par lequel le plaisir s’éveille de la douleur même, et la jubilation arrache aux poitrines des accents de suppliciés79 », provoquait de l’étonnement, de l’effroi

et de la terreur.

Nietzsche se demande de quel besoin a surgi la société éclatante des olympiens, c’est-à-dire le monde homérique et apollinien80? Autrement dit, à quel besoin vient répondre la

beauté? Le fondement sur lequel le monde apollinien s’élève est, selon lui, la sagesse populaire. Cette dernière, c’est celle de Silène exposée ci-dessus81. La vie humaine est un

hasard éphémère rempli de peine qui ne vaut pas la peine d’être vécu et, surtout, qu’il faut quitter le plus tôt possible. Nietzsche décrit comme suit la façon dont le Grec apollinien fit face à cette connaissance :

Le Grec connaissait et ressentait les terreurs et les atrocités de l’existence : et pour qu’en somme la vie lui fût possible, il fallait qu’il interposât, entre elles et lui, ces enfants éblouissants du rêve que sont les Olympiens. Car cette méfiance sans égal à l’endroit des puissances titaniques de la nature, cette Moire trônant impitoyablement au-delà de tout ce qu’on peut connaître, […] ̶ les Grecs, eux, par la grâce de ce monde artistique médiateur des Olympiens, n’ont cessé de la surmonter ou, en tout cas, de la voiler et de la dérober au regard. Pour que la vie leur fût possible, il fallait de toute nécessité que les Grecs créassent ces dieux : création dont nous avons sans doute à nous représenter le procès comme une lente émergence, sous l’action de la pulsion apollinienne du beau, de l’ordre olympien des dieux de la joie à partir de l’originelle hiérarchie titanesque des dieux de la terreur. Telles fleurissent des roses sur un buisson d’épines. Comment ce peuple à la sensibilité si vive, si violent dans ses désirs, si exceptionnellement doué pour la souffrance aurait-il pu supporter l’existence, si l’existence, dans ses dieux, ne s’était pas montrée nimbée d’une gloire supérieure? La même impulsion qui donne jour à l’art, comme à ce complément et cet

77 NT, §2, p. 32. 78 Ibid., p. 33. 79 Ibid., p. 34. 80 Ibid., §3, p. 35-36.

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21 accomplissement de l’existence capables de nous inciter à survivre, fut aussi à l’origine du monde olympien dans lequel la « volonté » hellénique se tendait le miroir où s’apparaître transfigurée82.

Bien qu’ils continuent de souffrir, c’est la puissance transfigurante apollinienne qui a permis que les Grecs ne périssent pas de la connaissance des souffrances terribles de l’existence83. La tendance apollinienne agissait face à celles-ci par l’application d’un voile.

Ainsi, cet art apollinien était la condition pour que les hommes puissent endurer l’existence et surmonter leur dégoût de vivre, en offrant des représentations qui la rendent supportable et désirable. Cet art masque et transforme tout ce qui est épouvantable et il fait apparaître ce qu’il y a de significatif pour l’homme dans l’existence, comme par exemple l’amitié ou la gloire, en le drapant de beauté.

Il ne faut pas voir cet art apollinien comme étant isolé, mais plutôt le comprendre comme ce qui émerge et n’est possible qu’à partir d’un fond dionysiaque. Dans le paragraphe §4 de La naissance de la tragédie, Nietzsche écrit que l’existence du Grec apollinien, qui est toute de beauté et de mesure, repose en vérité sur un fond caché de souffrances et de connaissances. En somme, nous constatons que la thèse de Nietzsche est que le Grec a retourné la sagesse pessimiste de Silène en une justification esthétique apollinienne de la vie84. C’est en s’imaginant les dieux olympiens vivre une vie semblable à

la sienne, drapée de beauté et de gloire, que la vie est considérée comme étant digne d’être vécue par le Grec apollinien85.

82 NT, §3, p. 36-37.

83 Les Grecs ont eu besoin de la victoire du principe apollinien pour survivre dans un monde de douleurs et de contradictions. Le disciple d’Apollon ne se connaît que dans la mesure où il oublie ce sur quoi repose son existence; c’est-à-dire en se trompant soi-même. L’individu apollinien est ainsi protégé contre un terrifiant savoir. Kemp Winfree, Jason, « Before the Subject: Rereading The Birth of Tragedy », The Journal of Nietzsche Studies, issue 25, spring 2003, pp. 58-77, page 62. Pappas, Nickolas, « Nietzsche’s Apollo », The Journal of Nietzsche Studies, Vol. 45, Issue 1, Spring 2014, pp. 43-53, page 44.

84 NT, §3, p. 36-37.

85 Nous pourrions dire que c’est en donnant un sens à la souffrance que les Grecs ont pu survivre : « The Greeks constructed gods for whom wars and other forms of sufferings were festival plays and thus an occasion to be celebrated by the poets ». Kain, p. 51. Nous pouvons dire que le sens de la souffrance était d’être contemplé par les dieux ou un témoin. Pour l’homme de l’antiquité, il y avait toujours un témoin à la

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22

Ce renversement, qui est surtout l’effet de la beauté, conduit l’homme apollinien à ressentir la perte de la vie comme une douleur insupportable. Nietzsche présente le cas d’Achille comme exemple de cette conception homérique selon laquelle le mal suprême est de mourir sous peu, alors que le second est de mourir un jour86. Il n’empêche que cet « effet

suprême de la civilisation apollinienne » doit toujours débuter en rejetant et en triomphant, par l’emploi de puissants mirages, d’une conception du monde terrifiante et d’un sens exacerbé de la souffrance dionysiaque87. Les forces apolliniennes engendrent d’abord, par

une subtile tromperie, une appréciation positive de la vie :

Par ce jeu de miroir de la beauté, la “volonté” hellénistique combattait cette aptitude corrélative au don artistique, qui est l’aptitude à la souffrance et à la sagesse de la souffrance. Et le monument de cette victoire, c’est Homère, l’artiste naïf, qui le dresse devant nous88.

L’aptitude à la souffrance des Grecs, c’est-à-dire leur degré élevé de sensibilité qui accompagne leur don artistique, apparaît comme le fondement même de la possibilité de créer ce monde apollinien qui est en même temps une forme de délivrance de la douleur. Il est même possible d’affirmer que plus l’aptitude à la souffrance est profonde, plus la pulsion apollinienne doit créer de la beauté89. Nietzsche veut souligner la mutuelle

nécessité qu’il y a entre le monde apollinien du beau et l’arrière-fond terrifiant de la sagesse de Silène : « Quel rapport y a-t-il entre cette sagesse populaire et le monde divin de l’Olympe? Le même qu’entre la vision extatique du martyr […] et les supplices qu’il

souffrance humaine, c’est-à-dire que les hommes concevaient que les tourments humains étaient des jeux pour les dieux. Deleuze, p. 148-149. GM, II, §7, p. 73-75.

86 Homère est crédité d’avoir renversé la sagesse de Silène. Il rend la vie humaine si héroïque qu’elle fait même l’envie des dieux. Aampora, pages 26-27 et 31-32.

87 NT, §3, p. 38. 88 Ibid.

89 Darriulat, Jacques, « La naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (2) », [En ligne], consulté le 2 février 2014, mis en ligne le 29 octobre 2007. URL :

˂http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Nietzsche/Naissancetragedie/NietzscheNT-2.html˃. Georges Goedert souligne le même point. Goedert, p. 52.

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23 endure.90 » Toutefois, il faut bien apercevoir que c’est le dionysiaque qui donne accès au

fond de l’être :

Apollon, lui, se dresse à mes yeux comme le génie transfigurateur du principium

individuationis, par qui seul peut se produire la délivrance dans l’apparence ̶ alors

qu’à l’appel jeté par Dionysos dans la jubilation mystique, les frontières de l’individuation volent en éclats, frayant ainsi la voie qui mène jusqu’aux Mères de l’être, jusqu’au tréfonds le plus intime des choses91.

En résumé, la contradiction de l’un originaire pousse à enfanter la vision apollinienne qui libère du pessimisme. Nietzsche formule l’hypothèse suivante : « l’être véritable, l’un originaire, en tant qu’éternelle souffrance et contradiction, a besoin en même temps, pour sa perpétuelle délivrance, de la vision extatique et de l’apparence délectable92 ». Finalement,

nous pouvons retenir que le monde de tourment est nécessaire à cet enfantement, ou qu’il est indispensable pour justifier esthétiquement la vie93.

1.2.2 La tragédie comme affirmation et justification esthétique de la vie

Il convient de reprendre ici le récit que fait Nietzsche de la lutte entre les puissances apollinienne et dionysiaque afin de montrer que la tragédie attique n’est pas la manifestation du pessimisme. Malgré le renversement esthétique produit par la pulsion apollinienne, les tendances dionysiaques ont réussi à submerger l’art apollinien, s’infiltrant alors progressivement partout dans le monde homérique. La figure d’Apollon se montre dès lors incapable de défendre ses digues plus longtemps:

Représentons-nous dès lors, dans ce monde artificiellement endigué et bâti sur l’apparence et la mesure, la musique extatique des fêtes dionysiaques retentissant en accents magiques et ensorcelants, et laissant éclater à grands fracas, jusqu’à la stridence du cri, toute la démesure de la nature exultant dans la joie, la souffrance ou la

90 NT, §3, p. 36. 91 Ibid., §16, p. 96. 92 Ibid., §4, p. 39. 93 Ibid., §4, p. 40.

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