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Art et pessimisme

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 45-50)

Chapitre 1 –Souffrance et pessimisme

1.2 Nietzsche et la tragédie

1.2.3 Art et pessimisme

Selon Nietzsche, la tragédie ne mène pas à la négation de la vie. Elle relève plutôt d’une affirmation de la vie, du plaisir d’exister et de se métamorphoser, même si l’existence comporte de la souffrance120. Le dionysiaque n’est ni une négation de la vie, ni un

affranchissement complet de la souffrance. Il est un dire-oui à la vie et ce, même dans ses problèmes les plus effrayants. Il présuppose la souffrance, qui est indispensable à la jouissance la plus haute ainsi qu’à la suprême affirmation de la vie, puisque le plaisir de créer rencontre nécessairement la destruction afin de s’effectuer. Comme l’écrit Nietzsche dans le passage que nous venons de citer : « les luttes et les tourments, l’anéantissement des phénomènes, tout cela nous paraît soudain nécessaire, étant donné la surabondance des innombrables formes d’existence qui se pressent et se précipitent vers la vie, la fécondité débordante du vouloir universel121».

L’art tragique a donc en propre de faire approuver et assumer à l’homme la vie sous tous ses aspects, y compris ses côtés les plus horribles et atroces. Dans Ecce homo, le dionysiaque correspond à « une formule de l’affirmation suprême, née de l’abondance, de la surabondance, un dire-oui sans réserve même à la souffrance, même à la faute, à tout ce qui est douteux et étrange dans l’existence…122 ». L’art tragique attire à la vie et permet de

justifier la souffrance par la participation à une création perpétuelle. Cette dernière est possible lorsqu’on embrasse le devenir, lorsqu’on accepte la nécessité de la souffrance pour croître et changer123. Le « oui » dionysiaque est une ouverture au futur, une promesse

d’avenir.

120 CI, chap. Ce que je dois aux anciens, § 5, p. 604-605. 121 NT, §17, p. 101.

122 EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (La Naissance de la tragédie), §2, p. 730. 123 Foa Dienstag, p. 92.

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En maints passages de l’œuvre de Nietzsche, l’art apparaît comme une réfutation du pessimisme. En fait, le rapport entre l’art et le pessimisme est un faux problème pour lui. Dans le Crépuscule des idoles, il le formule comme suit : « l’art fait apparaître aussi bien des aspects laids, durs, problématiques de la vie, ̶ ne semble-t-il pas par là faire prendre la vie en aversion?124 ». Nietzsche observe que l’artiste tragique est courageux : il ne craint

pas de souffrir devant les aspects terrifiants et problématiques qu’il montre. Un aphorisme posthume de 1888 l’explicite : « Représenter des choses effroyables et inquiétantes, c’est déjà chez l’artiste un instinct de puissance et de splendeur : c’est qu’il ne les craint point125 ». Ce que l’artiste tragique communique, c’est :

la vaillance et la liberté de sentiment face à un ennemi puissant, face à une adversité sublime, face à un problème qui suscite l’épouvante ̶ c’est cet état victorieux que l’artiste tragique choisit, qu’il glorifie. Face à la tragédie, ce que notre âme comporte de guerrier fête ses saturnales; qui est habitué à la souffrance, qui recherche la souffrance, l’homme héroïque célèbre son existence dans la tragédie126.

Tout comme dans le passage du Crépuscule des idoles que nous venons de citer, l’auteur écrit dans La volonté de puissance127 que Schopenhauer se trompe quand il met

certaines œuvres de l’art au service du pessimisme et va même jusqu’à se demander si un art pessimiste n’est pas une contradiction. Il conclut que montrer des choses laides, c’est encore prendre plaisir à cette laideur et donc qu’un art pessimiste ne peut pas exister. Bien plutôt, tout art est affirmateur, dit oui, même s’il se prétend au service du pessimisme128.

Nietzsche écrit en ce sens dans le Gai savoir : « Comme phénomène esthétique, l’existence demeure toujours supportable, et l’art nous offre l’œil, la main et surtout la bonne conscience qui nous donnent le pouvoir de faire de nous-mêmes un tel phénomène129 ». Et

dans Humain, trop humain : « par l’art seul la misère même pouvait devenir jouissance130 ».

124 CI, chap. Incursions d’un inactuel, §24, p. 564. 125 VP, tome 2, §461 p. 410, 1888.

126 CI, chap. Incursions d’un inactuel, §24, p. 565. 127 VP, tome 2, §461, p. 410, 1888.

128 Queste, p. 188. Il faut apporter ici une nuance, puisqu’il y a aussi un art romantique, qui représente un autre monde ou encore y aspire, comme c’est le cas avec Wagner. Pourtant, et comme c’est le cas dans la philosophie de Schopenhauer, l’art attire toujours suffisamment à la vie pour empêcher la réalisation de l’éthique de la négation.

129 GS, livre 2, §107, p. 171. 130 HTH, 1, §154, p. 130.

33 Cette jouissance ne se confond toutefois pas avec une simple absence de souffrance, comme chez Schopenhauer, mais résulte plutôt d’un vouloir créateur qui surmonte la souffrance.

Dans toute son œuvre, Nietzsche prend le parti de s’opposer à l’interprétation morale de la tragédie par une interprétation purement esthétique qui implique l’affirmation de la vie131. La tragédie, qui est le résultat des pulsions artistiques apollinienne et

dionysienne, ne consiste pas en une leçon morale : elle est une transfiguration esthétique de la souffrance dionysiaque en images apolliniennes132. Cette transfiguration peut être vue

comme une sorte de catharsis133, c’est-à-dire comme une façon de se décharger des

passions débordantes. L’effet véritable de l’art tragique ne consiste pas selon Nietzsche dans un sentiment d’enthousiasme moral devant le sacrifice du héros pour une vision morale du monde.

Dans un tout autre ordre d’idées, le héros tragique n’est qu’une figure plastique apollinienne qui émerge de la musique dionysiaque : il est le résultat de la participation du chœur à la création artistique, soit à sa propre métamorphose134. Dans le Crépuscule des

idoles, il parle ainsi de l’effet et du but de la tragédie : « être soi-même le plaisir éternel du

devenir, ̶ ce plaisir qui englobe encore le plaisir pris à détruire…135». Le dionysiaque

comme affirmation du devenir136 est le fait d’hommes qui acceptent la cruauté de la vie.

Dans un aphorisme de 1887-1888, il écrit que ce ne sont que les esprits héroïques qui sont

131 NT, §5, p. 47.

132 Ibid., §8, p. 61. Ponton, Olivier, Nietzsche. Philosophie de la Légèreté, Walter de Gruyter, 2007, 343 pages, p. 29-30.

133 NT, §8, p. 60 : « la tragédie grecque, ce n’est pas autre chose que le chœur dionysiaque ne cessant de se décharger dans un monde apollinien d’images constamment renouvelé. […] Par décharges successives, ce fond originaire de la tragédie irradie la vision du drame ».

134 Darriulat, Jacques, « La naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (2) », [En ligne], URL : ˂http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Nietzsche/Naissancetragedie/NietzscheNT-2.html˃. NT, §8, p. 62. 135 CI, chap. Ce que je dois aux anciens, §5, p. 605.

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assez durs pour prendre un certain plaisir à la souffrance et qui réussissent à s’affirmer au travers de la cruauté de la vie137.

Il ne s’agit donc pas de prendre le héros en pitié ou encore de voir dans sa chute une injustice, mais de prendre plaisir à participer au devenir. C’est d’ailleurs ce qui console les hommes du fait que la destruction est la condition d’une perpétuelle métamorphose. Comme nous l’avons vu ci-dessus138, la joie qui accompagne la destruction n’est

compréhensible qu’à partir de la musique qui est l’expression immédiate de la volonté au- delà des phénomènes139. Le chœur, qui participe à la musique dionysiaque, entre en union

avec l’un originel et peut alors jouir de la destruction des phénomènes :

que de la joie puisse naître à l’anéantissement de l’individu, cela n’est compréhensible qu’à partir de l’esprit de la musique. Car ce que nous révèlent les exemples particuliers d’un tel anéantissement, c’est tout simplement le phénomène éternel de l’art dionysiaque qui exprime la toute-puissance de la volonté en quelque sorte derrière le

principium individuationis, l’éternité de la vie par-delà tous les phénomènes et en dépit

de tous les anéantissements140.

Pour résumer, la conception de Nietzsche est que le tragique est l’expression d’une affirmation suprême de la vie. Contrairement à Schopenhauer, qui propose une interprétation de la tragédie dans laquelle prédomine le pessimisme de la résignation, Nietzsche croit que le regard qui plonge au plus profond du tragique possède le pouvoir d’attirer vers la vie. Encore dans La volonté de puissance141, Nietzsche affirme que la

tragédie est un tonique, c’est-à-dire qu’elle stimule l’activité de l’organisme et qu’elle reconstitue les forces vitales. Surtout, l’esprit dionysien, en tant qu’affirmation héroïque de la souffrance, est une appréciation de la souffrance qui diffère complètement de la pensée pessimiste de Schopenhauer. Par opposition à ce dernier, Nietzsche rejette le principe métaphysique selon lequel toute souffrance serait l’équivalent d’une faute, ou que tout

137 VP, tome 2, §462, p. 411, 1887-1888. 138 Voir les pages 19 et 27-28 de ce mémoire. 139 NT, §16, p. 100.

140 Ibid.

35 malheur équivaudrait à un châtiment. Selon lui, il faut cesser de considérer l’existence comme une punition142. Il est déraisonnable de substituer à la relation « cause et effet », la

relation « crime et punition ». L’homme qui identifie toute forme de malaise ou d’échec à une punition pour l’expiation d’une faute utilise donc mal sa raison143. Nietzsche propose

d’approcher la souffrance de façon à ce que l’être-victime ne soit pas nécessairement conçu comme un être-coupable144.

Enfin, l’esprit dionysien représente l’idéal en vertu duquel Nietzsche posera sa critique du nihilisme et engagera sa « transvaluation de toutes les valeurs ». Avec Schopenhauer, Nietzsche a découvert l’importance de la souffrance dans la vie. Toutefois, ce dernier ne fait pas de la souffrance un argument pour nier la vie. Pour lui, la vie la plus riche et épanouie ne porte pas une si grande attention au phénomène de la douleur : « Plus on vit avec ampleur et supériorité, plus vite on est prêt à risquer sa vie pour un seul sentiment agréable145 ». Dans l’Essai d’autocritique, Nietzsche n’interprète plus la tragédie

comme une « consolation » de la souffrance, mais plutôt comme une justification de celle- ci146. Il envisagera plus tard que la souffrance est un phénomène corrélatif, voire même

secondaire, de la volonté de puissance. Il reprochera alors à Schopenhauer d’avoir surestimé l’importance de ce problème : « il y a des problèmes plus élevés que ces problèmes de plaisir et de peine […] et toute philosophie qui se réduit uniquement à cela est une naïveté147 ». Nous traiterons de ce point au deuxième chapitre.

142 Aurore, livre 1, §13, p. 26. 143 Ibid., §15, p. 29.

144 CI, chap. Les quatre grandes erreurs, §7, p. 526-528. 145 HTH, 2, VSO, §187, p. 611.

146 EA, §5, p. 16 et §6, p. 18. 147 PBM, §225, p. 657.

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