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Le plaisir et la douleur comme phénomènes concomitants de la volonté de

Dans le document Nietzsche et le problème de la souffrance (Page 61-65)

Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance

2.1.1 Le plaisir et la douleur comme phénomènes concomitants de la volonté de

Au cours de la première période (1872-1876) de son œuvre198, Nietzsche était

fortement influencé par la position philosophique de Schopenhauer. Cependant, au cours de la deuxième période (1876-1882) et de la troisième période (1882-1889) il ne s’appuie plus sur le principe métaphysique de l’« Un originel »199. Dans la troisième période, c’est

désormais la volonté de puissance qui constitue le paradigme philosophique central. Il y a toutefois une continuité entre le thème du dionysiaque et la volonté de puissance. D’une

198 Cette tripartition est reprise à Georges Goedert, bien que Charles Andler le précède sur ce point. L’œuvre de Nietzsche est divisible en trois périodes, où certaines parties anticipent parfois sur la suivante. La première période (1872-1876) est celle de La naissance de la tragédie et des Considérations inactuelles. La deuxième période (1876-1882) débute un peu avant Humain, trop humain et se termine avec le Gai savoir (les quatre premiers livres). La troisième période (1882-1889) débute aussi à l’intérieur de ce dernier ouvrage (le cinquième livre est ajouté en 1887). Goedert, p. 17, 101, 185, 203 et 391.

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part, celle-ci peut être aperçue en référence à l’idée d’un débordement de force créateur200.

D’autre part, cette continuité concerne particulièrement la justification de la souffrance201.

Comme nous l’avons esquissé dans le premier chapitre202, Nietzsche reproche à

Schopenhauer d’avoir pensé le problème de la souffrance dans les termes d’une opposition entre le plaisir et la douleur203. Nous avons montré que ce dernier ne pouvait pas justifier la

douleur. Nietzsche soutient que la position de Schopenhauer est superficielle puisqu’elle juge de la valeur de la vie à partir d’éléments accessoires. Elle incarne surtout une position réactive devant la souffrance. Or, Nietzsche veut dépasser cette conception et montrer pourquoi la souffrance ne doit pas seulement être rejetée. Dans l’aphorisme §225 de Par-

delà bien et mal, il s’en prend pareillement à certaines autres conceptions du plaisir et de la

douleur :

Hédonisme, pessimisme, utilitarisme ou eudémonisme : tous ces modes de pensée qui mesurent la valeur des choses en fonction du plaisir et de la peine, c’est-à-dire en fonction d’états concomitants et d’éléments accessoires, sont des modes de pensée superficiels et des naïvetés que tout homme conscient de détenir des forces affirmatrices et une conscience d’artiste considérera de haut […] Vous voulez si possible ̶ et il n’y a pas de “si possible” plus dément ̶ abolir la souffrance204.

Il aperçoit que toutes ces positions philosophiques font un calcul dichotomique entre la douleur et le plaisir afin de mesurer la valeur des choses. Pour Nietzsche cependant, il faut mesurer la valeur en fonction d’un autre critère. Selon ce genre de conceptions, l’homme cherche le plaisir tout en évitant la douleur. Ces positions philosophiques incarnent dès lors une tentative d’abolir la souffrance. Or, Nietzsche considère que la

200 VP, tome 1, livre 2, §51, p. 235, 1885. 201 Ibid., p. 235-236, 1885.

202 Voir p. 35 de ce mémoire.

203 Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 142. 204 PBM, §225, p. 655-656.

49 souffrance est indispensable à l’accroissement de la puissance205, comme le révèle cet

aphorisme posthume datant de 1888 :

Il n’est pas vrai que l’homme recherche le plaisir et fuit la douleur : on comprend à quel préjugé illustre je romps ici en visière. Le plaisir et la douleur sont des conséquences, des phénomènes concomitants; ce que veut l’homme, ce que veut la moindre parcelle d’un organisme vivant, c’est un accroissement de puissance. Dans l’effort qu’il fait pour le réaliser, le plaisir et la douleur se succèdent; à cause de cette volonté, il cherche la résistance, il a besoin de quelque chose qui s’oppose à lui… La douleur, qui est une entrave à sa volonté de puissance, est donc un fait normal, l’ingrédient normal de tout phénomène organique; l’homme ne cherche pas à l’éviter, il en a constamment besoin; toute victoire, toute sensation de plaisir, tout phénomène suppose une résistance vaincue. […] La douleur a donc si peu pour conséquence nécessaire une diminution de notre sensation de puissance que, dans la moyenne des cas, elle sert justement d’excitant à cette sensation de puissance ̶ l’obstacle est le

stimulus de cette volonté de puissance206.

Ce n’est pas le plaisir qui est recherché par l’homme, mais plutôt l’accroissement de la puissance207. Nietzsche conçoit en fait la douleur comme un phénomène normal puisque

la vie veut se déployer et s’accroître. De surcroît, le phénomène de la douleur est une résistance dont la volonté de puissance a besoin. Tout plaisir et toute « victoire » supposent une résistance vaincue. Autrement dit, le plaisir nécessite une résistance, qui se traduit par une douleur, afin de se réaliser208. Ainsi que nous l’avons déjà dit, le plaisir et la douleur ne

sont pas des contraires209. Nietzsche pense que pour atteindre un plaisir très grand, de

grandes douleurs sont nécessaires210. Il présente la douleur comme un excitant du sentiment

205 « As often pointed out, Nietzsche considers suffering quintessential to the attainment of more power ». Rydenfelt, Henrik, « Valuation and the Will to Power : Nietzsche’s Ethics with Ontology », The Journal of Nietzsche Studies, Vol. 44, Issue 2, Summer 2013, pp. 213-224, page 217.

206 VP, tome 1, livre 2, §390, p. 362-363, 1888.

207 Ibid., §42, p. 231, 1888. Ibid., §48, p. 234, 1882-1885 : « Le but n’est pas le bonheur, c’est la sensation de puissance. Il y a dans l’homme et dans l’humanité une force immense qui veut se dépenser, créer; c’est une chaîne d’explosions continues qui n’ont nullement le bonheur pour but ».

208 Ibid., §43, p. 232, 1886-1887 : « Le “plaisir”, sentiment de puissance (présuppose la douleur) ». Ibid., §44, p. 232, 1885 : « Qu’est-ce que le plaisir, sinon l’excitation de la sensation de la puissance, causée par un obstacle ».

209 Ibid., §395, p. 364, 1888 : « Il y a même des cas où une certaine succession rythmique de petites excitations de douleur produit une sorte de plaisir et permet d’obtenir une croissance rapide de la sensation de puissance, de la sensation de plaisir. C’est le cas du chatouillement, et du coït également. Nous voyons ainsi la douleur agir comme un ingrédient du plaisir. L’inverse, qui consisterait dans une augmentation de la sensation douloureuse grâce à de petites excitations de plaisir intermittentes, fait défaut. Le plaisir et la douleur ne sont pas des contraires ».

210 Ibid., §44, p. 232, 1885 : « Pour que le plaisir devienne très grand, il faut que les douleurs soient très longues et la tension de l’arc inouïe ».

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de puissance et tel un stimulus de la volonté de puissance. Il conçoit donc la réaction à la souffrance dans un cadre plus fondamental que les philosophies que nous avons mentionnées ci-dessus : la douleur et le plaisir sont repensés comme étant des phénomènes qui accompagnent l’activité de la volonté de puissance211.

Nous devons rappeler la distinction que Nietzsche établit entre deux sortes de douleur et deux sortes de plaisir212, pour souligner à nouveau quelques éléments importants pour

notre propos. Ce que nous pouvons nommer le « plaisir ascendant » est le signe qu’un accroissement de puissance a lieu213. Ce que nous pouvons nommer la « douleur

ascendante » est une condition nécessaire, un ingrédient, de l’accroissement de la puissance214. Cette « douleur ascendante » correspond à l’activité de la vie surabondante

qui veut se dépenser215. Contrairement à une vie déclinante qui veut amoindrir ses activités,

la vie ascendante rencontre des résistances parce qu’elle les provoque dans son processus de croissance :

La volonté de puissance ne peut s’exprimer que contre des résistances; elle recherche donc ce qui lui résiste […] L’appropriation et l’assimilation consistent en une volonté de dominer ce qui est extérieur, de lui donner une forme, de le modeler et de le transformer, jusqu’à ce qu’enfin la substance vaincue soit entièrement passée dans le domaine de l’attaquant et soit venue l’augmenter216.

Cette vie en croissance déploie ses forces, ce qui a pour corolaire l’augmentation des résistances et donc de la souffrance217. Ce sont d’ailleurs ces résistances qui permettent la

sensation de puissance. Notons toutefois qu’il serait déplacé de croire que la volonté de puissance vise les résistances218. Au contraire, c’est un accroissement de puissance qui est

211 Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 141. Montebello, p. 76-81. 212 VP, tome 1, livre 2, §401, p. 367, 1888. Voir les pages 42-43 de ce mémoire.

213 VP tome 1, livre 2, §398, p. 366, 1884-1885. AC, §2, p. 46. 214 VP, tome 1, livre 2, §402, p. 367, 1885-1886 et §399, p. 366, 1887.

215 Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 58. Nous avons abordé la vie surabondante lors de l’analyse de l’aphorisme §370 du Gai savoir. Voir p. 40 et suivantes de ce mémoire

216 VP, tome 1, livre 2, §73, p. 243, 1887. 217 Voir PBM, §259, p. 718-719.

51 sa visée. La rencontre d’obstacle n’est en ce sens qu’un phénomène dérivé de la volonté de puissance.

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