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Voix narratives et postures énonciatives

CHAPITRE 2. Le cachot comme métaphore de l’écriture

2.1 Postures de l’écrivain

2.1.1 Voix narratives et postures énonciatives

Les nombreux « masques » dont s’affuble le narrateur (écrivain, éducateur, lecteur, témoin, conteur, Guerrier de l’imaginaire, etc.) participent d’une énonciation multiple, où les différentes postures s’affrontent, se répondent, s’appuient et mettent en scène une parole riche, qui tâtonne, doute, interroge. Cette mise en scène de la parole est, en même temps qu’une exploration des possibles du langage, une mise en scène du rapport du sujet au monde : « Cette diffraction de mon être essaie de fréquenter l’autre épaisseur du monde : une terre-matrie possible dessous l’imaginaire marchand. » (DC, 23) La confrontation entre le narrateur et Caroline à l’intérieur de la ruine exacerbe cette négociation entre les différentes postures énonciatives. À la manière du héros tragique d’un autre roman que le narrateur- écrivain est en train d’écrire, « recherchant une incertaine manière d’être présent au monde entre son masque et son humanité » (DC, 29, note de bas de page), le narrateur recherche, entre ses différents masques, une manière d’aller en lui-même et de s’ouvrir à l’improbable du cachot ou aux potentialités de l’écriture. Dans son désarroi face à la fillette en difficulté qu’il est venu aider, le narrateur se promène principalement entre la posture de l’éducateur et celle de l’écrivain, dualité que son collègue perçoit comme un atout : « Sylvain reste persuadé que ma notoriété d’écrivain, associée à ma pratique d’éducateur, fait de moi un personnage intéressant en la matière. » (DC, 19) Le choix du mot « personnage » n’est pas anodin, le narrateur se prenant aussi souvent pour une entité fictive, malgré les ressemblances avec l’auteur Chamoiseau. Le narrateur participant à l’intrigue de Caroline, bien que s’effaçant par moments derrière l’histoire de L’Oubliée, évolue à mesure que le récit avance et se complexifie dans la « démultiplication » de son être.

Ainsi, le narrateur est constamment balancé entre deux postures : l’éducateur et ses protocoles, et l’écrivain et « son goût des histoires et de la narration » (DC, 101). Pourtant, les deux figures se rejoignent dans leur volonté d’apaiser la jeune fille et vont parfois jusqu’à

se confondre. De fait, l’action de raconter remplace complètement le processus d’intervention qui aurait pu prendre place dans la ruine : « Qu’est-ce qu’elle fait ? demande [Sylvain]. Je dis : Elle regarde la voûte et elle crie. Elle crie !?... s’affole-t-il. Elle crie mais on n’entend rien. Hein !? Et toi qu’est-ce que tu fais ? Je raconte une histoire. » (DC, 81-82) Même avant de faire la connaissance de Caroline, le « goût des histoires et de la narration » est, pour le narrateur, une manière d’apaiser sa conscience et de faire face au néant. Lorsqu’il mentionne un roman écrit dix ans plus tôt, L’esclave vieil homme et le molosse (1997), le narrateur- écrivain raconte que son écriture a servi d’exutoire et de soulagement : « Je n’aime pas toucher à ces objets anciens, surtout à ceux qui gisent dans des terres sans mémoires. À leur contact, ma conscience s’émiette entre l’immédiat et le passé, et ne relie plus rien. Il y a quelques années de cela, un vieux nègre m’avait ramené des os retrouvés dans les bois. J’avais touché à ces reliques tombées de l’esclavage : mille personnalités avaient rué en moi !... et j’avais dû écrire, écrire durant des jours pour m’en débarrasser. » (DC, 37)

L’acte de raconter comme expression de résistance et d’apaisement renvoie inévitablement au conteur créole, personnage que l’on retrouve dans plusieurs livres de Chamoiseau150, qui possède une puissance thérapeutique pour l’individu et pour le collectif. « [Le conteur] ne pouvait qu’entasser ce qui noue et relie, en convergence mais aussi en conflits, ouvrir par sa parole chaque présence aux autres, densifier chaque homme dans son contact à l’autre… se faire tissu vivant à l’interface des inventaires. […] Construire dans une diversité qui s’ouvrait en souffrance sur tous les continents. Mieux il était conscient de ce qui l’entourait, plus il s’affrontait aux impossibles à dire. » (ÉPD, 192-193) Le narrateur, dans la ruine, tente de la même manière de densifier son existence et celle de Caroline par le contact avec le passé, en apprivoisant les souffrances de L’Oubliée. Or, comparer le narrateur- écrivain et le conteur sans nuance, c’est omettre l’assertion suivante : « Nos écrivains passés n’ont pas pris le relais du Conteur car c’était impossible. […] Il leur avait fallu plutôt des certitudes. » (ÉPD, 197) Voilà un autre point que l’éducateur et l’écrivain ont en commun, et contre lequel le « Je » bataille continuellement : « J’étais effaré de voir comment ces deux personnages me maintenaient jour après jour en pays convenu, en réalité morte » (DC, 122).

Le narrateur rejette leurs certitudes respectives, au point de parfois tenter de se dissocier de ces deux personnalités qu’il a en lui : « Mais je lui [l’écrivain] dis encore : L’Oubliée n’est pas dans ce texte comme je n’y suis pas moi-même, et Caroline non plus. Ce que nous vivions dans ce cachot relevait d’une sidération et resterait ainsi. Mais le spectre sans vergogne nous emmenait en pays prétendu littéraire » (DC, 102). Et à l’éducateur : « Je lui dis aussi de réfléchir s’il le voulait, mais de laisser tomber ce gros dossier de merde pour regarder l’enfant sitôt qu’il le pourrait. » (DC, 123) Le cachot confronte le narrateur à l’incertain, l’indéchiffrable et le fait repousser les deux fonctions qui devaient lui servir d’assises solides face à l’ombre de la ruine et au trauma de la jeune Caroline. Ne sachant que faire devant tant d’incertitudes, le narrateur rejette la fixité et se promène entre plusieurs postures, par lesquelles les mécanismes de l’écriture romanesque sont rendus visibles, les différentes postures en profitant pour discourir et critiquer certains choix de l’écrivain.

Il apparaît que l’expérience du cachot ne peut être résumée par un texte littéraire ou réduite à un diagnostic psychologique. « Mais je répète à l’écrivain béat : nul ne peut établir ce qu’a vécu L’Oubliée dans ce cachot ni ceux qui comme elle s’y étaient consumés […] Nous pouvions juste, présents dans nos instances, Caroline et moi, épaves dans ce cachot, trembler sur cet inatteignable. » (DC, 101-102) S’adressant une fois de plus à l’éducateur en lui, le narrateur lui suggère de ne pas essayer de tout comprendre, à la manière de Faulkner : « Je lui dis de me laisser aller à cet indéchiffrable sous les auspices de l’endurance, un peu comme Faulkner affronta, avec autant de littérature que de whisky, la damnation esclavagiste du Sud. Il s’agissait maintenant d’endurer ce lieu de déraison pour non pas inventer une sortie mais en tirer une possibilité. » (DC, 123) Une troisième posture vient ainsi s’ajouter aux deux autres : le lecteur, et avec lui, « mille auteurs [qui] se tiennent dans son ombre » (DC, 133). Le lecteur convoque ses différentes lectures, presque toujours des auteurs majeurs ayant traité de colonialisme, d’esclavagisme, de domination ou d’enfermement, pour juger des segments que lui propose l’écrivain. La discussion devient rapidement très animée entre eux, le lecteur protestant que certaines scènes sont improbables, l’écrivain lui répondant que « le roman est toujours improbable » (DC, 198). En même temps, le lecteur suggère à l’écrivain d’écrire davantage de « flux de conscience qui s’emmêlent sans rien dire », car ils sont « bien plus justes que des dialogues, à tout le moins plus audacieux, et que le monde ne se perçoit

qu’ainsi… » (DC, 184) Tous deux recherchent la façon la plus juste d’écrire l’esclavage en décrivant l’expérience du cachot; or, leur position contraire montre bien qu’il n’existe pas de « vérité de l’esclavage » : « Ce qui rend la mémoire de l’esclavage si pleine et obsédante – dis-je à l’écrivain en train de constituer le carnet de notes du visiteur –, c’est qu’elle n’existe pas. Comme on n’en sait rien, on en sait tout. Et tout semble avoir été dit car rien n’a été dit. » (DC, 181) Ainsi, la voix narrative fonctionne comme un prisme, dont les trois postures se veulent un duplicata métonymique de ce qu’est l’expérience du cachot, d’un certain

cachot. Plutôt que de réduire cette expérience à une version unique, ces trois points de vue

en démontrent d’un côté la multiplicité et de l’autre, l’inconnaissable et l’intransmissible : « [l]’écrivain […] cherche toujours une "vérité" de l’esclavage alors que ce cachot nous démontre, nous hurle, qu’on ne peut qu’en jauger l’inconnu. » (DC, 269) Ce qui ressort de ce dialogue, c’est moins la représentabilité du réel que la tentative de représenter l’irreprésentable, ce que Roland Barthes appelle le refus de se rendre :

Que le réel ne soit pas représentable – mais seulement démontrable – peut être dit de plusieurs façons : soit qu’avec Lacan on le définisse comme l’impossible, ce qui ne peut s’atteindre et échappe au discours, soit qu’en termes topologiques, on constate qu’on ne peut faire coïncider un ordre pluridimensionnel (le réel) et un ordre unidimensionnel (le langage). Or, c’est précisément cette impossibilité topologique à quoi la littérature ne veut pas, ne veut jamais se rendre. De ce qu’il n’y a point de parallélisme entre le réel et le langage, les hommes ne prennent pas leur parti, et c’est ce refus, peut-être aussi vieux que le langage lui-même, qui produit, dans un affairement incessant, la littérature.151

L’interaction entre les quatre principales postures énonciatives, l’éducateur, l’écrivain, le lecteur, puis le « Je » narrateur, qui serait à la fois neutre et un mélange des trois autres postures, a pour effet d’aborder avec humour un sujet sérieux en plus d’invalider la tentative d’écrire l’esclavage, tout en écrivant sur l’esclavage. L’intention du narrateur de traiter le sujet avec légèreté est annoncée dès le départ : « Comment oublier ces élucubrations et mettre cela en spirale romanesque ? Comment dire de tout cela ce que seul un roman peut en dire ? Comment maintenir le tout, invraisemblable, léger et jamais très sérieux ? Et puis, pourquoi écrire ?... Hein !?... Driiinnnnng !... Ah bon ?!... » (DC, 29) L’autodérision du narrateur-écrivain est d’ailleurs présente dans tout le roman, comme on peut le lire dans ce passage : « L’Oubliée s’efforce de ne pas bouger. De ne pas sombrer

dans ce délire de l’écrivain. » (DC, 173) Ainsi, par le rire, le narrateur s’efforce de montrer que la tentative d’écrire l’horreur du cachot tient du délire152, que l’écriture de l’esclavage

est impossible. Or, « la littérature, ne dit pas qu’elle sait quelque chose, mais qu’elle sait de quelque chose; ou mieux : qu’elle en sait quelque chose – qu’elle en sait long sur les hommes.153 » C’est donc une auto-dérision feinte de la part du narrateur, qui se lance malgré tout dans une quête de l’écriture. Ultimement, s’il paraît impossible de rendre compte de l’esclavage de façon linéaire et unidimensionnelle, les différentes voix narratives ouvrent des brèches dans les murs du cachot et, tout en maintenant le mystère, participent un peu à son dévoilement. Par ailleurs, derrière le problème de l’écriture du cachot se profile une méditation plus vaste sur l’écriture en général, de même qu’une tentative de répondre aux questions « pourquoi écrire ? » (DC, 29), et comment.