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CHAPITRE 2. Le cachot comme métaphore de l’écriture

2.2 L’écriture comme quête d’un lieu

2.2.2 Écriture et architecture

Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli169, Paul Ricoeur établit des liens entre l’écriture et l’architecture : « Récit et construction opèrent une même sorte d’inscription, l’un dans la durée, l’autre dans la dureté du matériau. Chaque nouveau bâtiment s’inscrit dans l’espace urbain comme un récit dans un milieu d’intertextualité. La narrativité imprègne plus directement encore l’acte architectural dans la mesure où celui-ci se détermine par rapport à une tradition établie et se risque à faire alterner novation et répétition.170 » Il transpose sur le plan architectural les catégories de sa configuration narrative : la préfiguration, la

167 Maingueneau indique que ces deux positions par rapport à la société sont paratopiques. À la frontière supérieure se situent les personnes reconnues, admirées, considérées. À l’inverse, la frontière inférieure comprend les marginalisés, les parias. Ibid., p. 95.

168 Ibid., p. 103.

169 Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil (Points), 2000. 170 Ibid., p. 187.

configuration, la refiguration, où le temps humain préfigure la configuration littéraire du temps, ou temps du récit, qui est refiguré par l’expérience temporelle du lecteur. Cette analogie entre temps raconté et espace construit s’applique à l’acte d’écrire dans Un

dimanche au cachot, dans lequel la mise en récit « éclaire le monde d’une autre manière,

oriente l’esprit qui le reçoit en déplaçant l’espace, en actionnant le temps, en leur ajoutant de l’espace et du temps… » (DC, 305) Ces catégories, appliquées à l’architecture, mettent en lumière les rapports entre temps, espace et écriture, chez Chamoiseau.

Dans un premier temps, la préfiguration, stade où le récit n’est pas encore mis en forme, où le temps relève d’une conception quotidienne, correspond, sur le plan architectural, à l’acte d’habiter, qui n’est pas encore l’art d’habiter, « dans la mesure où le besoin d’abri et de circulation dessine l’espace intérieur de la demeure et les intervalles donnés à parcourir.171 » Dans le contexte antillais, le roman, selon Simasotchi-Bronès, « révèle le sentiment du manque fondateur comme un aspect majeur de la construction de l’identité créole.172 » Aliéné par sa société postcoloniale, le narrateur cherche à se construire un abri dans l’écriture : « Du Marqueur de Paroles au Guerrier de l’Imaginaire […] je m’abandonne à ces ego que je fabrique, et que j’habite, et qui me squattent plus que nécessaire : ils vont en moi, je vais en eux, pour explorer ce que le monde nous fait en dehors, en dedans. Je suis explosé d’écriture. » (DC, 23) Le besoin que ressent l’auteur de se construire un lieu à travers son écriture est, au fond, un besoin d’habiter, de prendre possession d’un espace, ici non pas géographique mais littéraire. De même que les différentes modalités du besoin d’habiter vont moduler l’acte de construire, la motivation du geste d’écrire établit les modalités d’articulation du dire de l’auteur avec la fiction.

Dans un deuxième temps, « l’acte de construire se donne comme équivalent spatial de la configuration narrative par mise en intrigue ; du récit à l’édifice, c’est la même intention de cohérence interne qui habite l’intelligence du narrateur et du bâtisseur.173 » Lorsque, dans

le roman, le maçon-franc parle de « son unique refuge, le seul dans cette vie de merde, moiselle : mon métier » (DC, 87), il apparaît que raconter et construire se confondent : « Il 171 Ibid., p. 186.

172 Françoise Simasotchi-Bronès, Le roman antillais, Op. cit., p. 8. 173 Paul Ricoeur, Ibid., p. 186.

se bricolait ainsi, jour après jour, orgueilleux, susceptible, se tenant droit, se dressant dans les mots, réprimant les faiblesses, restaurant les usures, une soucieuse cérémonie qui apaisait on ne sait quel vieux pian, mais attention aux pierres, moiselle, les pierres… » (DC, 88) Puis, lorsqu’il explique à L’Oubliée comment préparer les pierres et les assembler pour en faire un édifice, la réflexion qui en découle n’est pas sans rappeler la magie qui s’opère lorsqu’un livre est bien construit : « Il expliquait qu’en la matière des pierres le difficile était d’identifier l’énergie de chacune, les dégager une après une pour bien les nouer ensemble […] Les faire tenir ensemble c’est faire que leurs ancêtres entrent en béni-commerce, et réalisent, par le dedans, un quelque chose qui tienne… » (DC, 89-90) De plus, la réaction du maçon-franc, lorsqu’il comprend que sa construction lui échappe, fait écho à l’idée qu’une œuvre achevée n’appartient plus à son auteur : « Quand il avait fui l’Habitation, refusant même de se faire monnayer, il s’était retourné six fois de suite, non pour voir L’Oubliée à laquelle soudain il n’avait plus songé, mais peut-être (elle le comprenait là) pour s’inquiéter de ce qu’il avait accompli et qui maintenant focalisait le plus aigu de cet endroit. » (DC, 91)

Le narrateur-écrivain procède d’une démarche similaire pour la construction de son récit. Il recueille des éléments épars : une structure rouillée qu’il affirme être un cadenas, de vieilles pierres qui lui rappellent les ruines d’un cachot, une enfant traumatisée, une esclave fictive qui porte le même nom que Caroline mais qu’on surnomme L’Oubliée, un personnage tiré d’un roman précédent, plusieurs références à d’autres œuvres littéraires; il assemble le tout, à l’aide du langage, dans l’espoir que l’énergie se noue, qu’un monde s’érige, qu’une œuvre se forge. Pour l’éducateur, l’histoire qui est racontée à la petite Caroline provoque en elle un déplacement : « Avec ton histoire, par le seul fait de raconter, tu as peut-être démantelé la coque morbide où elle était recluse. Dans son désarroi, son obscur, tu as esquissé pour elle, seulement pour elle, un monde, un autre monde, dans lequel elle s’est mise en mouvement. Elle a pu éprouver un univers intime, par répulsion ou identification à cette fille L’Oubliée. Tu lui as fait traverser une sorte d’impossible… » (DC, 303) Le récit du narrateur permet de « bouscul[er] les limites et les bornes de son ombre geôlière » (DC, 305), d’ouvrir une brèche dans le cachot de son existence et de participer ainsi à sa déconstruction, afin d’éclairer son monde d’une nouvelle manière : « Et cette lumière narrative, cette lumière affective – car raconter c’est aimer, raconter c’est donner – avait tout éclairé au plus éperdu

d’elle. Raconter c’est éclairer. Tu as de nouveau éclairé le monde. Tu lui as donné une forme, peu importe laquelle, un sens, peu importe lequel […] ». (DC, 303)

Enfin, « l’habiter, résultant du construire, était tenu pour l’équivalent de la "refiguration" qui, dans l’ordre du récit, se produit dans la lecture : l’habitant, comme le lecteur, accueille le construire avec ses attentes et aussi ses résistances et ses contestations.174 » Dans le roman de Chamoiseau, la refiguration se joue sur deux plans, intradiégétique d’abord, où Caroline est la destinataire du récit, ainsi que sur le plan de la lecture « réelle », ou à l’extérieur du livre, c’est-à-dire celle que nous avons effectuée. Dans les deux cas, l’appropriation et la reconstruction se sont accomplies à partir du vécu personnel, qui implique le bagage familial, culturel, littéraire, etc. La manière dont Caroline accueille le récit, dont elle l’« habite », lui permet de se libérer, de sortir de la ruine et de s’activer à reconstruire, à son tour, le petit édifice que l’on croit être un ancien cachot. « [Sylvain] s’était mis en tête de ne pas laisser le cachot disparaître dans les herbes. Caroline elle-même avait commencé à débroussailler les abords, déchouker les racines, à rechercher les pierres pour les poser sur les parties manquantes et faire qu’elles tiennent ensemble. Elle ne souriait pas mais elle parlait aux autres enfants et les ralliait à sa petite ouvrage. Sylvain obtint l’aide de je ne sais quelle autorité du patrimoine pour une restauration du vestige. » (DC, 315) La boucle de l’imaginaire et de la création est bouclée, car « écrire, c’est d’une certaine façon fracturer le monde (le livre) et le refaire175 », lorsque les enfants retrouvent autour de la ruine ce qu’ils imaginent être « des bouts de poterie, des clés, des chaînes, de petits os, des résidus d’assiettes en porcelaine et des peaux de bêtes-longues » (DC, 315), des

traces-mémoires à partir desquelles ils peuvent eux aussi prolonger et reconstituer l’histoire

inventée de L’Oubliée.

174 Idem.