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Chronotopes de la ruine et du cachot

CHAPITRE 1. Le cachot comme figure plurivoque

1.1 Un lieu signifiant : fusion de l’espace et du temps

1.1.2 Chronotopes de la ruine et du cachot

Bien que le chronotope « exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps87 », son analyse ne consiste pas en un simple relevé des indications temporelles et spatiales. Chaque chronotope se présente « comme une catégorie littéraire de la forme et du contenu88 », comme une dimension de l’œuvre qui permet d’articuler différents éléments du texte entre eux, en même temps qu’il apparaît « comme l’incarnation du roman tout entier89 », donnant

à voir les valeurs principales de l’œuvre, ainsi que la vision du monde qu’elle véhicule. Nous avons décidé de consacrer cette partie aux deux chronotopes majeurs dans Un dimanche au

cachot, la ruine et le cachot, mais d’autres chronotopes, comme le bateau ou le livre, seront

intégrés plus loin à notre étude.

Dans la partie précédente sur le temps, nous avons souligné que la temporalité joue un rôle déterminant dans le roman, mais qui n’est pas celui d’un indicateur chronologique fiable. Le temps de la parole s’engouffre dans les fractures du temps chronologique et ouvre aux possibles. Le « dimanche de grande pluie » (DC, 18), où le narrateur est appelé par Sylvain, pourrait être n’importe quel dimanche. Quelques éléments nous permettent évidemment de situer la narration au début du XXIe siècle : le téléphone portable ou le Prozac, par exemple. Les éléments historiques sont amenés de la même manière : la traite négrière, le marronnage, les références à Faulkner ou à Victor Schoelcher ne sont pas présents dans l’œuvre pour servir de cadre temporel, mais d’abord parce qu’ils servent le discours, et ensuite parce qu’ils participent à une contre-histoire de l’esclavage, mêlant réalité et fiction. La conscience du temps, passé, présent ou futur, est fragmentée et relève davantage du ressenti que du quantifiable. Dans les deux trames narratives, les personnages ont perdu la notion du temps et l’évaluent à partir des signaux de leur corps ou des changements sur 87 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Op. cit., p. 237.

88 Idem. 89 Ibid., p. 391.

l’environnement, par exemple la pluie et la lumière. Le temps est régenté par les besoins du récit que fait l’éducateur à Caroline. De même, nous croyons que la géographie et la localisation ne sont pas déterminantes dans le roman. La nonchalance avec laquelle l’intrigue est située, « une association située dans l’ancienne Habitation Gaschette, quelque part dans le nord de la Martinique90 » (DC, 18), ainsi que le refus du narrateur de détailler l’architecture des cachots (« Je refuse de décrire ces cachots que les esclavagistes appelaient "effrayants". Ils balisent une ténébreuse mémoire. Ils émergent dans mes livres, juste nommés : ceux qui les ont construits doivent en assumer seuls la damnation. » (DC, 38)), témoignent de l’importance accordée par l’auteur au pouvoir d’évocation de tels lieux, plutôt qu’à l’histoire

réelle et à la description matérielle rigoureuse d’un lieu précis. C’est, au demeurant, ce que

Chamoiseau affirme dans son essai Guyane : Traces-mémoires du bagne91 : « Il vaut mieux

résister à l’écriture historique sur le bagne et tenter d’en percevoir ce que les Traces- mémoires nous murmurent.92 » Ainsi, c’est la « portée symbolique, affective, fonctionnelle93 » de la ruine et du cachot qui nous semble importante dans Un dimanche au

cachot, et c’est sur elle que nous souhaitons nous pencher dans ce chapitre.

La ruine : lieu de rencontre

La ruine est « un marqueur présent de l’épaisseur de la mémoire.94 » Dans son introduction à l’ouvrage collectif qu’elle dirige, Fabrizio-Costa soutient en effet que le travail d’interprétation qu’effectue un observateur posant un regard sur une ruine permet à la fois une remontée dans le temps, vers le lieu d’origine, et une projection vers l’avenir par la quête de savoir et la tentation de restauration ou de réhabilitation de l’histoire de ce lieu éprouvé par le temps, y compris en « "invent[ant]" à partir d’indices des ruines enfouies, invisibles95 ». Ainsi, la ruine ne serait pas qu’un vestige du passé, mais une voie d’accès à différentes temporalités. C’est ce que nous observons dans Un dimanche au cachot, où

90 Nous soulignons.

91 Patrick Chamoiseau et Rodolphe Hammadi, Guyane : Traces-mémoires du bagne, Paris, Caisse nationale des

monuments historiques et des sites, 1994. 92 Ibid., p. 23-24.

93 Ibid., p. 16.

94 Silvia Fabrizio-Costa [dir.], Entre trace(s) et signe(s). Quelques approches herméneutiques de la ruine, Bern, Peter Lang, 2005, Université de Caen L.E.I.A vol. 7 coll. Liminaires – Passages interculturels italo-ibériques, p. VIII.

l’éducateur, accablé par le poids des mémoires enfouies dans ce « lieu de malheur » (DC, 30), amorce pour lui-même et pour Caroline une remontée à l’origine de la construction de pierres. Mais la ruine, petit édifice « dont on ignore l’usage » (DC, 28), ne se révèle pas facilement. En même temps qu’elle est l’instigatrice d’une méditation sur le temps et la mémoire, elle brouille les capacités perceptives de l’éducateur et le maintient dans l’ombre : « Cette ruine m’enlevait à la réalité. Un lent empoisonnement déconstruisait mes cartes cérébrales. Ma pauvre conscience ne parvenait plus à relier des perceptions disjointes qui pulsaient de partout. Devenue irréelle, l’ouverture ne laissait voir qu’un rideau de pluie muette. » (DC, 35) L’opacité du lieu n’est qu’une apparence, la ruine est remplie de traces qu’il faut savoir déchiffrer. De « mémoires souterraines96 », elle deviendra au fil du roman

« mémoires-ouvertes97 ». Si l’éducateur est, au début du roman, figé par les vestiges de

l’horreur qu’il perçoit, l’enfant, elle, se montre plus sensible au lieu : « elle regardait les pierres obscures avec l’air de déchiffrer un texte. » (DC, 36) Cheminant ensemble dans la lecture de la ruine, ils arriveront ultimement à extirper de l’ombre une histoire oubliée.

Si d’un côté la ruine est le symbole de la persistance de la mémoire, de l’autre, elle évoque l’effacement et l’effet destructeur du temps sur l’espace. Les traces de l’ancienne plantation et de son cachot effrayant sont fragiles et menacées : « Des bâtiments, il ne reste qu’un squelette d’enceinte, des chicots de murs, des moellons levant de terre comme des crânes enterrés dans le fleuri des arbustes et des arbres. La Sainte Famille a construit ses locaux au cœur de l’âme ancienne. Elle s’est configurée dans la configuration invisible de la sucrerie.98 » (DC, 30) La menace d’effacement provient de l’environnement naturel, la végétation luttant continuellement pour reprendre ses droits, ainsi que de l’Histoire officielle, qui ne tient pas compte des trajectoires blessées et des lieux de souffrance, comme les cachots, « rest[ant] à jamais inconnus en suscitant pourtant l’inoubliable malaise. » (DC, 39) La ruine se fait métaphore d’une « mémoire constamment menacée d’engloutissement99 », ainsi ce n’est pas un hasard, dans un premier temps, si elle sert de refuge à la jeune Caroline.

96 Patrick Chamoiseau et Rodolphe Hammadi, Guyane, Op. cit., p. 20. 97 Ibid., p. 24.

98 Nous soulignons.

Enfant troublée, manifestement négligée, voire violentée par ses parents, elle n’interagit avec personne, reste à l’écart, isolée : « [d]ans [sa] mémoire remplie de maltraitances, il n’y a rien, du moins pas de quoi se constituer une idée de soi-même. » (DC, 19) La ruine, résistant à l’oubli et à la dissolution, lui offre un rempart contre le monde extérieur, perçu comme une menace, où elle peut enfin trouver un certain apaisement, avant sa réhabilitation à la fin du roman. Dans un deuxième temps, L’Oubliée, personnage « sans nom sans visage » (DC, 48), est à l’image de la ruine, à la fois décombres et « permanence en devenir » (DC, 242), annihilée par le cachot, mais vivante dans l’histoire imaginée. Elle est d’abord délaissée par sa mère : « [l]a manman bizarre s’était enfuie en marronnage, abandonnant sa fille, fillette plus claire, bien plus claire qu’elle, la laissant seule à cette clarté, l’oubliant simplement. » (DC, 127) Puis, elle fait face à la violence destructrice du cachot, en plus d’être effacée de la mémoire du Maître et des esclaves : « [le maçon-franc] avait oublié l’existence de la petite chabine. Il avait même oublié qu’il lui avait parlé des pierres. » (DC, 213) Enfin, elle, comme bien d’autres, est oubliée de la mémoire collective. L’histoire racontée par l’éducateur est un peu à l’image de la restauration de vestiges, reconstituant à partir d’éléments épars, de traces, la vie de L’Oubliée : « [c]ontre cet effacement, il y a l’effort de ré-humanisation par l’invocation, le regard de remémoration porté sur les ruines, l’oubli à desceller100 », car « l’oubli parfois fait souvenir.101 »

Dans Un dimanche au cachot, la ruine est étroitement liée au thème de la rencontre, dans laquelle « la définition temporelle (au même moment) est inséparable de la définition spatiale (au même endroit)102 ». Lieu de rencontre forcée entre Caroline et l’éducateur, dans le récit au temps présent, la ruine constitue un « élément constitutif dans le corps du sujet et dans l’entité concrète de l’œuvre entière103 », élément qui se révèle, dans le cas qui nous

occupe, ambivalent. À plusieurs reprises, le narrateur affirme son regret d’avoir répondu à l’appel de son collègue et d’être entré dans la ruine : « je n’aurais jamais dû venir… » (DC, 33). Il tente maladroitement d’établir un contact avec l’enfant, qui semble perdue dans la contemplation de la voûte. Pour Caroline, la ruine constitue un refuge, où elle aime se

100 Ibid., p. 52.

101 Patrick Chamoiseau et Rodolphe Hammadi, Guyane, Op. cit., p. 19. 102 Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Op. cit., p. 249. 103 Idem.

retrouver seule et où elle a entrepris de débarrasser les murs de la végétation qui les recouvre, afin d’en exposer les traces. La présence de l’éducateur l’indiffère, sauf lorsque celui-ci lui montre un objet ancien qu’il présente comme le cadenas d’un cachot au temps des plantations. Dès lors le contact s’établit : « Je vis qu’il y avait enfin quelqu’un dans son regard. Cette chose ancienne l’éveillait. Toute cette construction l’éveillait. » (DC, 38) Et cependant, même lorsqu’ils sont faits prisonniers de la ruine, Caroline demeure inaccessible, dans « [l]e cocon de sa rêverie » (DC, 40). La véritable rencontre entre Caroline et l’éducateur se fera à travers une autre rencontre, métaphorique celle-là, avec le personnage fictif de L’Oubliée. Or, le critère de la concomitance temporelle ne semble pas respecté, la présence de L’Oubliée en ce même lieu remontant à plus de deux siècles. Toutefois, par la mise en récit104 de l’esclave emprisonnée, l’éducateur et Caroline font en quelque sorte

l’expérience du cachot, tandis que L’Oubliée pénètre dans leur univers : « en projetant L’Oubliée sur Caroline, l’écrivain entêté lui offrait du présent » (DC, 101), de sorte que la « frontière invisible » (DC, 102) entre le monde réel (de l’éducateur) et le monde inventé (de L’Oubliée) puisse être franchie et que la rencontre ait lieu. En somme, le chronotope de la rencontre est, dans le roman de Chamoiseau, étroitement lié au chronotope de la ruine, dont la grande densité temporelle et la charge émotive permettent, par un processus mnésique, inventif et poétique, la réhabilitation de L’Oubliée et de Caroline.

Le cachot : lieu de passage

Si la ruine est une figure ambivalente (lieu de mémoire et d’oubli, rassurante et terrifiante, réelle et fictive, etc.), la figure du cachot est, dans ce roman, résolument paradoxale. Dans son analyse du roman d’aventures, Bakhtine écrit : « La captivité et la

prison présupposent une barrière autour du héros et son isolement en un endroit précis de l’espace, ce qui entrave son mouvement spatial vers son but : ses poursuites et recherches

ultérieures.105 » Bien qu’Un dimanche au cachot ne soit pas un roman d’aventures, on peut affirmer que le cachot entrave le mouvement spatial du personnage de L’Oubliée, mais sans

104 Aucun mot en français ne nous semble rendre parfaitement l’idée du « storytelling » ou du « story-making », comme procédés. Dans plusieurs romans de Patrick Chamoiseau, notamment Solibo Magnifique, on retrouve des procédés associés au conte, or ce n’est pas ce dont il est question ici. À défaut d’un meilleur terme ou d’une traduction littérale, moins facile à intégrer, nous utilisons celui de mise en récit ou simplement de récit, au sens d’histoire racontée.

nuire au déroulement de l’action; au contraire, il est l’élément qui permet la progression de l’histoire, car il est le centre autour duquel gravitent tous les éléments du roman. Nous pensons même pouvoir affirmer que ce sont la captivité et l’exclusion qui donnent un but à L’Oubliée. Dans le second chapitre, nous verrons en quoi le cachot constitue « l’incarnation du roman tout entier106 », pour le moment nous souhaitons nous en tenir à sa signification pour la diégèse et à son rôle dans l’organisation des événements du roman.

Symboliquement, la mise au cachot est une manifestation du pouvoir exercé, dans ce cas, par le Maître esclavagiste : « Les cachots effrayants servaient aux Maîtres-békés à briser leurs esclaves. Ils y jetaient un quelconque indocile qui devenait, alors, l’exemple à ne pas suivre durant les mois d’une agonie. […] Cela figeait les sangs sur des lieux à la ronde semant l’obéissance dans les Habitations. Les cachots terrorisaient souvent. Longtemps. » (DC, 39) Le cachot incarne en lui seul toute la violence de l’Habitation, L’Oubliée y fait l’expérience de l’horreur et de la mort. Pourtant, à la place d’une esclave rompue, c’est une jeune femme libre et puissante, « accordée à l’obscur du cachot comme à un allié » (DC, 243), qui en ressort. En effet, le cachot, lieu de perdition et de contrainte du corps, est paradoxalement l’endroit où L’Oubliée peut se réapproprier son corps et ses rêves. Affranchie de la routine de l’Habitation et du travail inhumain qu’on impose aux esclaves, elle éprouve « le sentiment d’être à l’abri. D’être perdue à tout jamais et, en même temps, d’être à l’abri de cette

Habitation. » (DC, 169) Ainsi, contrairement au roman d’aventures, la contrainte spatiale

permet à L’Oubliée de cheminer vers son but : elle-même.

Par ailleurs, l’effet de domination escompté par le Maître est renversé. Vers la fin du roman, face au molosse, il est forcé de se réfugier dans le cachot et, de là, il s’aperçoit que la « réalité, déformée devant lui, ne correspond en rien à ce qu’il avait fait, qu’il croyait avoir fait, qu’il avait voulu faire… » (DC, 264) L’autorité et l’emprise qu’il avait sur son Habitation sont réduites à néant face à la résistance de L’Oubliée. Le cachot est un lieu subversif, instrument du pouvoir esclavagiste qui ne remplit pas ses fonctions, et dont sa victime tire ultimement une force insoupçonnée.

L’enfermement de L’Oubliée l’entraîne dans un repli sur soi : « L’Oubliée n’avait jamais été aussi réceptive à elle-même » (DC, 118). Ce repli prend rapidement la forme d’une confrontation à son passé : son enfance avec la manman bizarre, les violences sexuelles dont elle a été témoin et victime, l’arrivée de L’Africaine, son amour pour l’esclave vieil homme et le marronnage de celui-ci, tant de souvenirs et de blessures qui la définissent. De même que Caroline s’efforce de déchiffrer les traces dans la ruine, L’Oubliée tente de déchiffrer, en regardant en elle, ce qui la constitue. En immobilisant son corps, le cachot libère son esprit, lui permettant de voyager dans le temps (son passé) et l’espace (l’Habitation et les Grands- Bois, à la suite du vieil homme). Ce qui au départ s’apparente plus à une méthode de survie, protéger son esprit en le séparant du corps, la même méthode utilisée lorsqu’elle était enfant, victime de violences sexuelles ou, adulte, lors de son accouchement, finit véritablement par prendre la forme d’un cheminement, d’une quête : « Une clameur s’élève de cryptes anciennes et lui ouvre un passage en elle-même. […] La Pierre se concentre dans un clignotement clair à mesure qu’elle s’éloigne. L’Oubliée croit s’élancer vers elle. Elle décide de le croire et tente de se jeter dans l’éclat minéral. » (DC, 235) Or, sur la plantation, le cachot, c’est l’ultime symbole de la mort, et L’Oubliée doit en faire l’expérience avant de pouvoir renaître à elle-même : « La Crève déclenchait comme un espace désagrégé que le Maître laissait saisir par ceux qui le voulaient. C’était le lieu des songes, des signes, des gestes secrets qui tentaient de transformer ce gouffre en une sorte de passage… C’était le lieu de la Parole. » (DC, 75) Ainsi, le chronotope du cachot est celui du passage. En ce sens, il est symboliquement proche du chronotope du bateau, sur lequel nous reviendrons plus loin. Lieu de passage de la mort à la vie, de la chute à l’élévation, où l’enfermement est une ouverture à soi et au monde, le cachot fait se côtoyer les extrêmes. Malgré l’horreur, le cachot offre un asile à L’Oubliée d’où elle peut vivre à distance la violence de l’Habitation : « Sortir de cette chose, comme l’en exhortait le visiteur, serait quitter l’étroite vallée. Comme revenir à ces pauvres créatures qui l’avaient animée, avec lesquelles L’Oubliée avait crevé mille fois, sans le savoir et sans cadavre. » (DC, 186) En quelque sorte, le cachot lui octroie un sens : « Ce qui persiste là, dans ces pierres, ne combat pas la chose. Elle s’y confronte. Elle s’en nourrit. Elle en fait quelque chose… » (DC, 187)