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Poétique du lieu dans Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau

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Academic year: 2021

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Poétique du lieu dans Un dimanche au cachot de Patrick

Chamoiseau

Mémoire

Gabrielle Barbeau Bergeron

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Poétique du lieu dans Un dimanche au cachot de

Patrick Chamoiseau

Mémoire

Gabrielle Barbeau Bergeron

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Ce mémoire porte sur la signification et le fonctionnement du lieu dans Un dimanche

au cachot, de Patrick Chamoiseau. Le roman s’organise en effet autour d’une figure spatiale :

la ruine d’un cachot. La fusion de l’espace et du temps, l’entremêlement des trames narratives, l’écriture en palimpseste et la métaphorisation sont autant de moyens qui participent à l’élaboration d’une poétique chamoisienne du lieu. À partir de la notion de chronotope, de Bakhtine, la présente étude s’efforce de démontrer que le cachot constitue le centre organisateur des différents éléments du livre : personnages, présence de l’Histoire, style, structure narrative et postures énonciatives, ainsi qu’une métaphore de l’écriture et l’incarnation du roman lui-même.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... ii

TABLE DES MATIÈRES ... iii

REMERCIEMENTS ... vi

INTRODUCTION ... 1

1. Contexte ... 1

2. Intérêt du sujet ... 3

3. Problématique et hypothèses de recherche ... 5

4. État de la question ... 8

5. Considérations théoriques et méthodologiques ... 14

6. Grandes articulations du mémoire ... 17

CHAPITRE 1. Le cachot comme figure plurivoque ... 19

1.1 Un lieu signifiant : fusion de l’espace et du temps ... 19

1.1.1 Une nouvelle conception du temps ... 19

1.1.2 Chronotopes de la ruine et du cachot... 23

1.1.3 Palimpseste de lieu ... 30

1.2 Figuration de l’horreur ... 35

1.2.1 « Impossible à vivre, impossible à dire » ... 35

1.2.2 Symbolisme de la mer ... 38

1.2.3 Corps en ruines et inhabitabilité du corps ... 41

1.3 Résistance et renaissance ... 46

1.3.1 Problèmes d’identité ... 46

1.3.2 Métaphore de la naissance ... 48

1.3.3 Marronnage ... 50

CHAPITRE 2. Le cachot comme métaphore de l’écriture ... 54

2.1 Postures de l’écrivain ... 54

2.1.1 Voix narratives et postures énonciatives ... 54

2.1.2 Représentations et fonctions de l’écrivain ... 58

2.2 L’écriture comme quête d’un lieu ... 61

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2.2.2 Écriture et architecture... 64

2.3 Du lieu fictif à la littérature ... 68

2.3.1 Le livre comme Lieu... 68

2.3.2 Mystère et splendeur de la littérature ... 71

CONCLUSION ... 76

BIBLIOGRAPHIE ... 81

1. Corpus ... 81

2. Ouvrages et articles théoriques ... 81

3. Ouvrages et articles critiques ... 83

4. Mémoires et thèses ... 87

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À mes parents Pour Raymond

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REMERCIEMENTS

Pour la réalisation de ce mémoire, j’ai eu la chance d’être dirigée par la professeure Olga Hel-Bongo, dont la rigueur intellectuelle, la grande ouverture et l’écoute bienveillante ont été, pour moi, des sources d’inspiration. Je la remercie pour sa confiance renouvelée, sa patience et son efficacité. Ses judicieux conseils et ses mots d’encouragement se sont révélés salutaires, à différents moments de ce long parcours.

Je suis très reconnaissante aux professeurs Kasereka Kavwahirehi et René Audet, qui ont généreusement accepté d’évaluer ce mémoire. Merci également aux professeurs Jean-Philippe Marcoux et Benoit Doyon-Gosselin, pour leur confiance et les échanges enrichissants.

Je remercie mes collègues de recherche, dont l’intelligence, la curiosité et la bonne humeur ont contribué à rendre mon parcours universitaire à la fois stimulant et agréable. Merci plus particulièrement à Maëva Archimède, Valeria Liljesthrom et Amélie Michel. Toute ma reconnaissance aussi à Emmanuelle Germain, qui sans le savoir, m’a donné le dernier élan nécessaire pour entreprendre la rédaction.

Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), la Faculté des lettres et des sciences humaines, et le Fonds d’enseignement et de recherche (FER) pour les bourses d’excellence, de recherche et de voyages qui m’ont été octroyées. Je remercie également les professeurs Charles Scheel et Skora Setti, ainsi que l’Université des Antilles et de la Guyane – Campus de Schoelcher pour avoir rendu possible mon séjour de recherche en Martinique.

Mille mercis à mes parents pour leur dévotion, leur générosité, leur présence. Merci d’avoir toujours cru en moi, souvent plus que moi-même, de m’avoir enseigné à aller au bout de ce que j’entreprends, et d’avoir nourri mon amour pour la lecture. Merci à ma sœur et mes frères. C’est rassurant de vous savoir tout près, vous me rappelez que le plus important ne se trouve pas dans les livres.

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Je tiens à remercier mes ami.e.s qui m’inspirent chacun.e à leur façon et me rappellent ce qu’il y a de plus précieux. Merci à Anne-Élyse, pour ta vitalité et ton écoute, la place que tu occupes dans ma vie est inégalable; Dalie, pour ta douce folie et nos belles conversations; Noémie, pour ta sincérité, ton empathie et une présence quotidienne si belle, si vraie; Maud, éternelle complice; Vincent, Annabelle et les filles du Cégep, merci d’être à mes côtés, de près ou de loin, depuis toutes ces années. Un merci tout spécial à Cathou, je n’oublierai pas notre belle discussion à Toronto. Ton amour pour la recherche est contagieux. Merci à Raymond, tu es la preuve que les livres favorisent les rencontres, même les plus improbables, merci pour cet amour partagé de la littérature (parmi tout le reste).

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INTRODUCTION

1. Contexte

La société martiniquaise s’est constituée dans la violence coloniale, l’arrachement d’individus à leur terre d’origine, le choc des langues et des cultures. La traversée dans la cale des bateaux négriers s’est imposée « comme un lieu d’origine possible – quoique problématique1 ». Le déplacement subi par les populations africaines de différents pays, et leur contact forcé entre elles, ainsi qu’avec des colons français et des autochtones antillais, ont donné lieu à la créolisation, ou « mise en contact brutale, sur des territoires soit insulaires, soit enclavés […] de populations culturellement différentes.2 » Ce métissage en terrain

hostile a eu pour effet de brouiller les origines, d’effacer les mémoires et d’obliger les esclaves à s’organiser en communautés et à se réinventer pour survivre : « Le métissage minera la nuit esclavagiste et l’ordre colonial. Et nourrira littérature.3 » La langue créole, les conteurs4 (ancêtres des écrivains créoles) et les « nègres-marrons5 » sont tous trois issus de cette volonté de résister au colonisateur et à sa domination culturelle.

Du fait de l’esclavage, qui a rompu les filiations, l’histoire antillaise est remplie de failles mémorielles et souffre de nombreux silences dont l’écrivain antillais s’efforce de prendre la mesure. La littérature antillaise « n’a pas une Histoire comme dans les vieilles aventures, elle s’émeut en histoires et mieux, elle sillonne en tracées.6 » Forte de ses

influences diverses, elle se positionne contre l’unicité de l’Histoire officielle7 : « Différentes 1 Lorna Milne, Patrick Chamoiseau : Espaces d’une écriture antillaise, Amsterdam, Rodopi, 2006, p. 39. 2 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard (Presses universitaires créoles), 1989, p. 30.

3 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature.

Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane, 1635-1975, Paris, Gallimard (Folio essais), 1999, p. 27.

4 Le conteur créole est apparu sur les plantations esclavagistes et défiait l’ordre colonial en racontant des histoires aux esclaves rassemblés autour de lui pour l’entendre.

5 Esclaves rebelles qui fuyaient hors de la plantation pour se réfugier dans les forêts et qui en profitaient souvent pour commettre des actes de désobéissance, comme le vol, le sabotage ou diverses violences dirigées envers les colons blancs. S’ils étaient retrouvés, ces esclaves étaient très sévèrement punis, parfois jusqu’à la mort. Voir Paul Butel, Histoire des Antilles françaises, Perrin (Tempus), 2007, p. 220-226.

6 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles, Op.cit., p. 13.

7 Édouard Glissant oppose les notions de Relation et de Divers au discours officiel unique de l’Histoire occidentale, qu’il nomme « universel généralisant de l’Occident ». La Relation c’est la rencontre et le dialogue entre cultures et pensées différentes, c’est une diversité consciente d’elle-même. Glissant utilise également l’expression « digenèse » pour exprimer la multiplicité des origines, en opposition à l’idée de filiation unique, ou Genèse. Voir Le discours antillais, Gallimard (Folio essais), 1997, ainsi que Traité du Tout-Monde. Poétique

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voix s’articulent, de différents points de vue, dans diverses cohérences internes, et participant toutes de ce concert que le cri dans la cale, vacillant sur l’abîme, avait inauguré. Mais, pris dans nos divisions, écartés de nous-mêmes par nos ruptures et par nos ombres, nous l’ignorons encore. Qui saura nous désigner cela et tout réconcilier ? Des écrivains, bien sûr.8 »

Animé par cet engagement et la participation à une prise de parole collective, Patrick Chamoiseau est un écrivain martiniquais contemporain très prolifique, auteur de nombreux romans, essais, contes, scénarios, et récipiendaire du prix Goncourt en 1992 pour son livre

Texaco9. Il travaille également en Martinique comme éducateur auprès d’enfants en difficulté. Héritier de la pensée de Glissant en ce qu’il reconnaît les influences et origines diverses sur les cultures et identités antillaises, en opposition à l’idée de l’Afrique comme origine unique, il a fondé, en collaboration avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant, un mouvement littéraire et identitaire qu’il nomme « Créolité » et déclare être « le vecteur esthétique majeur de la connaissance de nous-mêmes et du monde.10 » Pour Geneviève Guérin, la Créolité en tant que « revendication de réalités culturelles et sociales créoles, nées de ruptures, de métissages et de transformations historiques11 » influence la démarche d’écriture de Chamoiseau, notamment par l’intertextualité et l’autoréflexivité de son œuvre.

Complexes et riches, les livres de Chamoiseau sont difficiles à définir du point de vue du genre littéraire. Les codes du roman, de l’essai, du conte, de l’autobiographie s’y mélangent, le réel et la fiction s’y entremêlent. Partisan de l’insertion du créole dans ses textes en français, Chamoiseau puise dans l’oralité, jouant de répétitions et faisant parfois fi des règles syntaxiques, le français normatif étant associé à l’ordre colonial. Il use ainsi continuellement de métaphores et s’adonne souvent à des jeux de langage, comme le

8 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles, Op. cit., p. 229. 9 Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard (Folio), 1992.

10 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Op. cit., p. 25. Pour les auteurs, la créolisation est un contact imposé entre plusieurs cultures, alors que la Créolité est la revendication et la proclamation d’une identité multiple.

11 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes. Esquisse d’une poétique chamoisienne », mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2009, f. 9.

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mentionne la critique12, par exemple la création de néologismes, l’inversion, la citation et l’ironie. Ses livres rendent hommage à ses maîtres de littérature, les plus fréquemment cités étant Césaire, Glissant, Saint-John Perse et Faulkner, dont le discours anticolonialiste et les poétiques diverses et éclatées traversent toute l’œuvre de Chamoiseau.

2. Intérêt du sujet

Face à un trauma historique, l’écriture apparaît souvent comme une démarche en réaction aux violences ethniques et culturelles, ainsi qu’à l’oubli. Camps de concentration, génocides, déportations ou guerres civiles, de chacun de ces événements visant l’annihilation d’une culture et d’un grand nombre d’êtres humains émerge souvent une littérature13. Les

voies prises par les écrivains pour faire face aux horreurs de l’Histoire sont diverses et inspirent continuellement bon nombre de travaux et de recherches.

La littérature antillaise étant issue de cultures marquées par les traumatismes que sont la traite négrière et l’esclavage, il apparaît clairement, à la lecture du Discours antillais, que le rapport des écrivains antillais aux horreurs de l’Histoire (ou non-histoire14) est

indissociable de leur rapport à l’espace : « L’océan de traite fut notre nouveau pays. La terre de l’autre côté (notre terre) nous apparut ainsi comme un insupportable moment.15 » Héritiers

malgré eux de cette problématique identitaire, plusieurs écrivains contemporains, bien que n’ayant pas connu la traite, mettent la question spatiale au cœur de leurs textes16.

12 Voir Olga Hel-Bongo, « Stratégies, jeux et enjeux d’écriture dans Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau », dans Présence africaine, no 190 (2014), p. 269-281 et Olga Hel-Bongo « Ironie et autoréflexivité dans Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau », dans Présence africaine, no 87 (2016), p. 16-28. 13 Sur le génocide au Rwanda, voir, par exemple, Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Zulma, 2014; ou Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil, Paris, Gallimard, 2014. Les livres sur la Shoah sont nombreux. Mentionnons, à titre d’exemples, Elie Wiesel, La nuit, Éditions de Minuit, 2007; Imre Kertész,

Être sans destin, Arles, Actes Sud (Babel), 2009; ou Jorge Semprún, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard

(Folio), 1994. Sur les camps du Goulag, voir Alexandre Soljénitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch, Paris, Robert Laffont (Pavillons Poche), 2010. Les ouvrages portant sur la littérature de survivance sont légion. Voir, par exemple, Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot et Rivages, 1999; Régine Waintrater,

Sortir du génocide. Témoignage et survivance, Paris, Payot et Rivages, 2003; ou encore Christiane Kègle [dir.], Les récits de survivance : modalités génériques et structures d’adaptation au réel, Québec, Presses de

l’Université Laval, 2007.

14 Puisque l’Histoire antillaise est une histoire de ruptures et d’annihilation, Glissant utilise le terme non-histoire pour marquer la dépossession. Voir Le discours antillais, Op. cit., p. 426.

15 Ibid., p. 95.

16 En plus des livres de Chamoiseau, voir Édouard Glissant, La lézarde, Paris, Gallimard, 1997, Maryse Condé,

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Auparavant délaissée, notamment au profit de l’analyse du temps, l’étude de l’espace a connu un vif essor dans la recherche littéraire au cours de la seconde moitié du XXe siècle, grâce à des théoriciens tels que M. Bakhtine, M. Foucault, G. Bachelard. Depuis les années 2000, la grande variété des approches critiques liées à l’espace confirme l’engouement pour ce champ de recherche et son importance dans les études littéraires actuelles. Pour Henri Lefebvre, « [d]ès que l'analyse cherche l'espace dans les textes littéraires, elle le découvre partout et de toutes parts : inclus, décrit, projeté, rêvé, spéculé.17 » Les milieux anglo-saxons parlent du « Spatial Turn18 » comme d’une nouvelle sensibilité esthétique issue de la condition postmoderne. Le monde n’est plus appréhendé de façon statique, mais mouvante, les liens entre espace et identité culturelle perdent leur linéarité et sont pensés comme un réseau complexe de relations : « Displacement, perhaps more than a homely rootedness in place, underscores the critical importance of spatial relations in our attempts to interpret, and change, the world.19 » Le déplacement forcé des populations antillaises, « cataclysme

primordial20 », est, selon Françoise Simasotchi-Bronès, un « aspect majeur de la construction de l’identité créole21 » et un motif omniprésent dans la production romanesque. Elle observe que « [l]e caractère problématique premier de l’espace dans le roman cède progressivement la place, notamment par une volonté esthétique, à sa poétisation et sa symbolisation.22 »

À cet égard, l’œuvre de Patrick Chamoiseau, « archéologue de [l’]imaginaire [créole]23 », offre un beau terrain d’analyse. Dans Un dimanche au cachot24, le narrateur, écrivain et intervenant social, tente de venir en aide à Caroline, jeune pensionnaire d’un centre pour enfants victimes de mauvais traitements, qui s’est réfugiée dans une vieille ruine et refuse d’en sortir. S’inspirant du lieu où ils sont tous deux confinés, il invente pour la jeune 17 Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1986, p. 22.

18 Robert Tally Jr., Spatiality, New York, Routledge, 2013, p. 3. 19 Ibid., p. 13.

20 Édouard Glissant, La case du commandeur, Paris, Gallimard, 1997, p. 29.

21 Françoise Simasotchi-Bronès, Le roman antillais. Personnages, espace et histoire : Fils du chaos, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 8.

22 Ibid., p. 9.

23 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard (Folio), 1997, p. 131. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés dans le corps du texte, entre parenthèses, par la seule mention ÉPD, suivie du numéro de page.

24 Patrick Chamoiseau, Un dimanche au cachot, Paris, Gallimard, 2007. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés dans le corps du texte, entre parenthèses, par la seule mention DC suivie du numéro de page.

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fille l’histoire de son ancêtre, L’Oubliée, esclave incarcérée en ce même endroit. La ruine devient, dans l’imaginaire du personnage-écrivain, le palimpseste25 d’un lieu où se déploie la fiction : un cachot au temps de l’esclavage et le prétexte pour une reconquête d’un pan de l’Histoire. Tour à tour refuge, prison, lieu d’émancipation, de réminiscence, de renaissance et d’invention, le cachot est le théâtre d’un constant va-et-vient entre passé historique et présent de la narration, entre Histoire réelle et histoires imaginées, jusqu’à l’entremêlement et la confusion des deux trames narratives. Dix ans plus tôt, Chamoiseau avait fait paraître L’esclave vieil homme et le molosse26, qui relate la fuite d’un vieil esclave, « minéral de patiences immobiles27 », dans la forêt. Sa course dans les bois fonctionne comme une métaphore de la genèse traumatique du peuple martiniquais, puis de la reconquête de son identité déniée par la dépossession territoriale. Un dimanche au cachot reprend l’histoire du vieux nègre-marron, celui-ci jouant cette fois le rôle de mentor pour le personnage de L’Oubliée dans sa propre quête.

Plusieurs des romans de Chamoiseau auraient pu constituer le corpus du présent mémoire, par les rapports que les lieux entretiennent avec l’Histoire et l’identité créole, et par la poétique propre à l’auteur qui s’en dégage. Nous avons toutefois retenu Un dimanche

au cachot, parce que le cachot, lieu indescriptible et incarnation de l’abjection, en plus d’être

le point de départ et l’élément structurant de tout le roman, permet le déploiement d’une écriture en quête d’elle-même. Le caractère plurivoque de la poétique de l’enfermement permet en effet d’interroger les rapports entre le lieu et la création littéraire et de saisir l’étendue de la créativité de l’auteur, pour qui l’écriture n’est jamais figée, en perpétuel mouvement.

3. Problématique et hypothèses de recherche

L’espace revêt une importance manifeste dans les premiers romans de Patrick Chamoiseau, par exemple dans Chronique des sept misères28, chronique de vie des djobeurs

25 Se dit d’un parchemin dont on a gratté le texte original pour l’effacer afin d’y inscrire un nouveau texte. Pour Gérard Genette, le palimpseste définit l’ensemble des relations qui unit un texte à d’autres textes. Voir

Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil (Points Essais), 1982.

26 Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 1997. 27 Ibid., p. 17.

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dans les marchés de Fort-de-France, Texaco, roman sur la conquête d’un quartier de l’En-ville et du combat pour sa sauvegarde, et L’esclave vieil homme et le molosse, roman sur le marronnage d’un vieil esclave et sa course folle à travers les bois. Dans Un dimanche au

cachot, nous retrouvons certains éléments chers à l’auteur : les réflexions sur l’Écrire, la

concomitance de plusieurs trames narratives aux temporalités distinctes, les références, souvent plus poétiques que factuelles, à l’histoire esclavagiste, la quête identitaire, et l’importance des lieux de la fiction et le rapport des personnages à ceux-ci. L’objectif de notre mémoire est de montrer que la poétisation des lieux est plus qu’une stratégie pour pallier les failles d’une Histoire officielle tronquée et d’une identité en perte de repères. Nous croyons en effet que la question des lieux chez Chamoiseau révèle un projet littéraire plus grand que la simple expression d’un rapport problématique à l’espace : elle s’inscrit dans sa démarche de réappropriation, par l’imaginaire, de la mémoire, et libère la parole et l’écriture.

Étudier le traitement des lieux chez Chamoiseau, c’est d’abord analyser la façon dont ils sont figurés et représentés dans la narration, et même dont ils l’investissent. Pour Caroline, la ruine est à la fois lieu de repli sur soi et de survie. Pour L’Oubliée, le cachot est un lieu de domination, de contrainte et de mort, qui paradoxalement lui permet d’accéder à la reconquête de son identité. Pour l’éducateur-écrivain, les vestiges de l’esclavage, que constitue entre autres la ruine, le font plonger dans une angoisse originelle, dont la guérison ne peut se faire que par le déploiement de la parole ou par l’écriture : « J’avais touché à ces reliques tombées de l’esclavage : mille personnalités avaient rué en moi !... et j’avais dû écrire, écrire durant des jours pour m’en débarrasser. » (DC, 37) Les histoires réelles et imaginées inspirées par le lieu l’aident à apaiser Caroline et lui-même tout à la fois. La ruine-cachot29 est montrée comme une figure multiple et changeante, rassurante en même temps que menaçante, destructrice et fondatrice, selon les variations perceptives des personnages. Elle constitue également un moteur à leur quête respective. La superposition de ces deux figures spatiales (la ruine, associée au temps présent de Caroline, et le cachot, associé au temps passé/fictif de L’Oubliée), par le personnage écrivain, fait déferler différentes 29 Nous utilisons le terme « ruine-cachot » pour montrer le perpétuel franchissement de la frontière entre les différentes trames narratives et les temporalités; d’un côté, la ruine où se réfugie la jeune Caroline et de l’autre, le cachot du temps de l’esclavage, inventé par l’éducateur, où est enfermée L’Oubliée.

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périodes temporelles et, par un jeu entre les trames narratives, les dédoublements de l’univers fictif, des lieux et des personnages, tente de reconstituer une histoire à partir d’éléments épars. L’histoire imaginée de L’Oubliée, fiction dans une fiction, qui fait écho au trouble de la jeune Caroline, met le doigt sur le malaise antillais face à la perte des origines et de l’identité, la domination du colonisateur et du maître esclavagiste, et surtout sur les ratures de l’Histoire : « la lignée trouble des L’Oubliée […] dont nul n’atteste sinon mes propres histoires, et qui traversent ma mémoire pour nommer et construire dans l’estime la mémoire qui nous manque. » (DC 315).

La littérature antillaise « est celle d’une société née d’une violence fondatrice puisque, pour la majeure partie des Antillais, l’arrivée sur les îles correspond à une dépossession initiale : celle de l’origine ; perte qui ressortit à la fois à l’espace et à l’histoire.30 » Chez Chamoiseau, cette perte se manifeste par une volonté en même temps

qu’une difficulté de dire l’espace et l’histoire, ambivalence se traduisant par un jeu sur l’énonciation. Le narrateur adopte de multiples postures : écrivain, éducateur, lecteur, gardien de la mémoire, Guerrier de l’imaginaire31, qui commentent, questionnent et remettent

en doute la parole à mesure qu’elle se dit. Par la vieille ruine, le narrateur traverse le temps et l’espace avec l’intention de dire/d’inventer l’histoire de ce cachot, qui « concentr[e] ce qu’il y a de plus virulent dans le principe esclavagiste » (DC, 39), mais surtout de dire les possibles de l’imaginaire que convoque l’histoire oubliée de ce lieu. La multiplicité des voix dans le roman apparaît comme une riposte au discours unique de l’Histoire officielle, en tentant d’élever un lieu fictif au rang de lieu de mémoire.

L’analyse topologique du roman de Chamoiseau révèle de nombreux indices légitimant l’interprétation des lieux d’abord comme métaphores du tourment des personnages face à l’Histoire et à la dépossession. Par exemple, la description des personnages et de leur condition d’esclaves, qu’ils aient été arrachés à l’Afrique ou qu’ils

30 Françoise Simasotchi-Bronès, Le roman antillais, Op. cit., p. 7.

31 Surnom que se donne Chamoiseau dans Écrire en pays dominé et qu’il reprend dans plusieurs de ses romans. Le Guerrier combat la domination par l’imaginaire : « je devenais Guerrier, avec ce que ce mot charge de concorde pacifique entre les impossibles, de gestes résolus et d’interrogation, de rires qui doutent et d’ironie rituelle, d’ossature et de fluidités, de lucidités et de croyances, d’un vouloir de chair tendre contre le formol des momies satisfaites. Guerrier de l’imaginaire. » (ÉPD, 302-303)

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soient nés sur la plantation, figure la mer et la traversée dans les cales du bateau négrier. Bien que le récit de la traversée soit quasi absent du roman, le texte puise continuellement dans un imaginaire maritime. La métaphorisation permet, par détournement de sens ou désir de transcendance, de mieux traduire l’esclavage, réalité volontairement oblitérée par une mémoire douloureuse, ainsi que la souffrance dont ont hérité les générations suivantes. Dans Un dimanche au cachot, le dépassement de cette souffrance et la réhabilitation de la mémoire passent par l’appropriation de l’espace, du corps, de la parole. Par ailleurs, le caractère insaisissable, incertain de la ruine-cachot témoigne de l’impossibilité de rendre compte de l’horreur de façon factuelle. Ce mémoire cherchera à montrer que les apparentes contradictions soulevées par la ruine-cachot – mémoire et oubli, naissance et mort, refuge et prison, horreur et beauté – trouvent leur résolution dans l’imaginaire et dans la littérature.

4. État de la question

L’œuvre littéraire de Patrick Chamoiseau a été abondamment étudiée. Plusieurs travaux critiques se penchent sur l’insertion du créole32 dans ses textes, à la lumière de la

notion de « Créolité », élaborée avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant. Les choix linguistiques et stylistiques de l’auteur sont aussi souvent, et forcément, mis en relation avec les notions d’oralité et d’« oraliture », notamment dans le mémoire de maîtrise publié de Catherine Wells33 et la thèse de doctorat de Marie-Josèphe Descas34. Les critiques qui dépassent la notion de métissage, biologique et culturel, et qui abordent le caractère hybride35

32 Voir Noémie Auzas, Chamoiseau ou Les voix de Babel : de l’imaginaire des langues, Paris, Imago, 2009;

Chiara Molinari, Parcours d’écritures francophones : poser sa voix dans la langue de l’autre, Paris, L’Harmattan, 2005; Rose-Myriam Réjouis, Veillées pour les mots : Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau et

Maryse Condé, Paris, Karthala, 2005; Lydie Moudileno, « Écrire l'écrivain; créolité et spécularité », dans

Maryse Condé, Madeleine Cottenet-Rage [dir.], Penser la créolité, Paris, Kathala, 1995, p. 191-204; Lydie Moudileno, « Patrick Chamoiseau : se faire "marqueur de paroles" », dans L'écrivain antillais au miroir de sa

littérature, Paris, Karthala, 1997, p. 83-111; Lise Gauvin, « Écriture, surconscience et plurilinguisme : Une

Poétique de l'errance », dans Christiane Albert [dir.], Francophonie et identités culturelles, Paris, Karthala, 1999, p. 13-29; Paola Ghinelli, Archipels littéraires. Entretiens avec Chamoiseau, Condé, Confiant, Brival,

Maximin, Laferrière, Pineau, Dalembert, Agnant, Montréal, Mémoire d'encrier, 2005, p. 15-32.

33 Catherine Wells, L’oraliture dans Solibo magnifique de Patrick Chamoiseau, Ste-Foy, Grelca (Essais), 1994. 34 Marie-Josèphe Descas, « Oralité écrite et créolité romanesque », thèse de doctorat, Philadelphie, University of Pennsylvania, 1995.

35 Voir l’article d’Heidi Bojsen, « L'Hybridation comme tactique de résistance dans l'œuvre de Patrick Chamoiseau », dans Revue de Littérature Comparée, vol. 2, no 302 (printemps 2002), p. 230-242, ainsi que celui de Monika Kaup et Robert Mugerauer, « Reconfiguring the Caribbean’s Sense of Place: From Fixed Identity to Fluid Hybridity », dans Felipe Hernández, Mark Millington et Iain Borden, Transculturation: Cities,

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ou baroque36 de l’œuvre de Chamoiseau, nous intéressent davantage. Pour Heidi Bojsen, l’hybridation ne relève pas seulement du mélange des cultures et des langues, mais aussi de l’intertextualité, de la polyphonie, de l’ironie, dans le but de confronter le discours dominant et de renverser les relations de pouvoir. La division du je narratif en plusieurs postures énonciatives dialoguant les unes avec les autres, à l’œuvre dans plusieurs romans de Chamoiseau, sert à construire une multiplicité d’histoires et d’identités, pour répondre à la hiérarchisation des cultures.

La présence d’éléments historiques37 dans ses œuvres romanesques, ainsi que

l’écriture de l’Histoire ont également fait couler beaucoup d’encre. Par exemple, le marronnage, moyen de résistance des esclaves qui consistait à fuir la plantation pour se réfugier dans les bois, est un phénomène historique que Chamoiseau réinterprète dans plusieurs de ses romans, dont L’esclave vieil homme et le molosse et Un dimanche au cachot. La critique, notamment Arzu Eternel Ildem38, Cheikh M. NDiaye39 et Marie-Christine

Rochmann40, s’est penchée sur ce mode de résistance et y a entre autres vu un lien analogique avec la démarche d’écriture de Patrick Chamoiseau41, la prise de parole de l’auteur

correspondant à la réappropriation du corps et de l’espace par le nègre-marron.

Nombreux sont les chercheurs qui ont poursuivi la réflexion déjà initiée par l’auteur lui-même sur « l’Écrire », en analysant les particularités de la poétique chamoisienne :

36 Voir les travaux de Dominique Chancé, notamment Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque,

Paris, Honoré Champion, 2010.

37 Voir, entre autres, l’article de Bernadette Cailler, « Le personnage historique en littérature antillaise : la question du genre (Delgrès, Schoelcher, L’Oubliée) », dans Études littéraires, vol. 43, no 1 (2012), p. 117-133, ainsi que celui d’Euridice Figueiredo, « La Réécriture de l'histoire dans les romans de Patrick Chamoiseau et Silviano Santiago », dans Études littéraires, vol. 25, no 3 (hiver 1992-1993), p. 27-38.

38 Arzu Eternel Ildem, « Le Mythe du nègre marron », dans Dalhousie French Studies, vol. 86 (printemps 2009), p. 29-36.

39 Cheikh M. NDiaye, « Marronnage, oralité et écriture dans Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau », dans

Nouvelles études francophones, vol. 22, n° 2 (automne 2007), p. 112-121.

40 Marie-Christine Rochmann, L’esclave fugitif dans la littérature antillaise, Paris, Karthala, 2000.

41 Voir l’article de François Bruzzo, « Marronnages d'aujourd'hui. Sur les traces de l'écriture de Glissant et de Chamoiseau », dans Francofonia: Studi e Ricerche Sulle Letterature di Lingua Francese, vol. 31, no 60 (printemps 2011); celui de Caroline Mangerel, « La Drive, le marronnage : présentation d'un mode d'errance insulaire et créole », dans Nouvelles études francophones, vol. 25, no 1 (printemps 2010), p. 90-106, 308; et l’ouvrage de Richard D. E. Burton, Le roman marron : Études sur la littérature martiniquaise contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1997.

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écriture en palimpseste et intertextualité42, métatextualité43, ainsi que l’engagement de l’auteur comme « marqueur de paroles44 ». Puisqu’elle se penche sur plusieurs dimensions,

temporelle, thématique, stylistique et historique de la structure en palimpseste d’Un

dimanche au cachot, et plus particulièrement parce qu’elle analyse la figure du cachot comme

un élément important dans l’architecture du roman, la critique de Bernadette Cailler45 nous servira d’appui solide. Dans son article, Cailler démontre de façon limpide et en s’appuyant sur de nombreux extraits du roman de Chamoiseau que la structure en palimpseste dépasse le cadre diégétique et narratif, et se déploie également dans un réseau intertextuel complexe, ainsi que dans un discours davantage philosophique, où l’œuvre questionne les conditions de sa création et culmine en une méditation sur l’art et la beauté. Nous nous inscrivons dans la continuité de cette réflexion, mais nous nous en distinguons en ce que nous montrons que le cachot est une métaphore du livre qui s’écrit et que la réflexion sur l’écriture est issue d’un besoin d’habiter le texte, donc la littérature.

En ce qui a trait à la question du lieu, nous disposons d’un corpus de travaux critiques riche et diversifié. Si un nombre très restreint d’articles portent spécifiquement sur la poétique du lieu chez Chamoiseau, plusieurs ouvrages extrêmement pertinents ont été écrits sur le traitement de l’espace dans la littérature antillaise. Nous pourrons ainsi nous référer

42 Voir notamment les travaux de Bernadette Cailler, « Un dimanche au cachot (Patrick Chamoiseau, 2007) :

Analysis of a Palimpsest », dans Mondesfrancophones.com : Revue mondiale des francophonies, [en ligne]. http://mondesfrancophones.com/espaces/creolisations/un-dimanche-au-cachot-patrick-chamoiseau-2007-analysis-of-a-palimpsest/ [Texte consulté le 20 octobre 2014]; Savrina Chinien, « The Works of Patrick Chamoiseau: Writing in Palimpsest », dans Mélanie Joseph-Vilain et Judith Misrahi-Barak [dir.], Another

Life/Une Autre Vie, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2012, p. 195-211, 291-292 et « L’Art

de l’“écrire” chez Patrick Chamoiseau », dans Présence Francophone : Revue internationale de langue et de

littérature, n° 73, (2009), p. 36-45; Serge Dominique Ménager, « Topographie, texte et palimpseste : Texaco

de Patrick Chamoiseau », dans French Review, vol. 68, no 1 (octobre 1994), p. 61-68. Enfin, sur l’intertextualité, voir Jean-Paul Pilorget, « Densifier le lieu : Enjeux de l'intertextualité dans Biblique des

derniers gestes de Patrick Chamoiseau », dans Nouvelles Études Francophones, vol. 23, no 2 (automne 2008),

p. 246-261 et Luciano C. Picanço, Vers un concept de littérature nationale martiniquaise : évolution de la

littérature martiniquaise au XXe siècle : une étude sur l’œuvre d’Aimé Césaire, Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, New York, P. Lang (Francophone cultures and literatures, vol. 33), 2000.

43 Voir Olga Hel-Bongo, Roman francophone et essai. Mudimbe, Chamoiseau, Khatibi, Paris, Honoré Champion, 2019.

44 Voir le chapitre de Savrina Chinien, « La figure du narrateur chez Patrick Chamoiseau : Le Jeu du “je” », dans Isabelle Constant, Kahiudi C. Mabana et Philip Nanton [dir.], Antillanité, Créolité, Littérature-Monde,

Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2013, p. 37-48 et celui de Lydie Moudileno, « Patrick Chamoiseau

: se faire “marqueur de paroles” », Art. cit.

45 Bernadette Cailler, « Un dimanche au cachot (Patrick Chamoiseau, 2007) : Analysis of a Palimpsest », Art.

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aux travaux de Françoise Simasotchi-Bronès46, Christine Chivallon47, Mary Gallagher48 et Emmanuelle Recoing49. L’ouvrage très riche de Simasotchi-Bronès couvre la relation entre espace, histoire et personnages, sur les plans thématique, narratif, symbolique et culturel. Plusieurs des conclusions qu’elle tire servent de grille d’analyse pour notre roman en particulier, par exemple les problèmes d’identité et leurs liens avec des lieux géographiques, les enjeux du corps et de la filiation, le rapport entre mémoire collective et imaginaire littéraire. L’intérêt du livre de Recoing pour notre travail réside dans son analyse des motifs spatiaux repris par les écrivains antillais, la dérive, l’enracinement, la fuite, le vertige, ainsi que les liens qu’elle établit entre appropriation spatiale et identité littéraire, entre l’île et le livre. L’ouvrage de Mary Gallagher, quant à lui, rassemble plusieurs articles qui se penchent sur le rapport au lieu dans différents romans antillais. L’excellent « The marron and the

marqueur : Physical Space and Imaginary Displacements in Patrick Chamoiseau’s L’esclave vieil homme et le molosse50 » effectue une étude des liens entre marronnage et écriture par une analyse interne du roman. Les fonctions énonciative, narrative et métaphorique sont mises en relation avec les Grands-bois, ce qui permet à Milne de retracer le parcours identitaire du personnage en lien avec l’Histoire. Elle remarque aussi l’allégorie entre la quête du personnage et celle de l’écrivain. C’est cette même démarche, du particulier au général, que nous effectuons dans ce mémoire à partir de la figure du cachot. Toutefois, nous nous en distinguons en analysant le lieu à la lumière de la notion de chronotope, ce qui nous permet de montrer que le cachot joue un rôle organisateur et métaphorique fondamental dans le roman, mais surtout que le livre présente finalement la quête d’un lieu à habiter pour l’écrivain.

Ainsi, s’il existe de nombreux ouvrages plus généraux sur l’espace dans la littérature antillaise, il n’en existe que quelques-uns qui abordent l’œuvre de Chamoiseau avec une 46 Françoise Simasotchi-Bronès, Le roman antillais, Op. cit.

47 Christine Chivallon, Espace et identité à la Martinique : Paysannerie des mornes et reconquête collective

1840-1960, Paris, CNRS Éditions, 1998.

48Mary Gallagher [dir.], Ici-Là: Place and Displacement in Caribbean Writing in French, Amsterdam/New

York, Rodopi, 2003.

49 Emmanuelle Recoing, L’île et le livre, deux structures qui correspondent : Essai sur la représentation de

l’espace dans les romans antillais contemporains, Paris, L’Harmattan, 2007.

50 Lorna Milne, « The Marron and the Marqueur: Physical Space and Imaginary Displacements in Patrick Chamoiseau's L'esclave vieil homme et le molosse », dans Mary Gallagher, Ici-Là: Place and Displacement in

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problématique similaire à la nôtre. Outre l’article et l’ouvrage51 de Lorna Milne, ceux de

Maeve McCusker52 sont particulièrement pertinents au regard de notre problématique en ce qu’ils se penchent sur certaines figures spatiales, comme l’île et la cale des bateaux négriers, ou les métaphores et la mémoire des lieux dans l’œuvre de Chamoiseau. La plupart de ces ouvrages et articles ayant été publiés avant la parution d’Un dimanche au cachot, ce roman n’est pas inclus dans leur corpus. Notre mémoire ajoute ainsi une pierre à l’édifice constitué par les recherches sur l’espace dans l’œuvre de Chamoiseau. Nous ne rejetons pas les études citées, qui s’attardent à démontrer les répercussions culturelles sur la représentation des lieux, la cale notamment, mais nous cherchons à dépasser cette analyse purement thématique pour faire ressortir la symbolique et la signification du lieu dans l’imaginaire du livre.

À notre connaissance, un bon nombre de critiques se penchant sur l’espace dans les littératures antillaises relèvent de l’approche écocritique53 qui, bien qu’elle mise sur la forme

et la poétique, ne nous intéresse guère en ce qu’elle interroge les rapports entre l’humain et la nature. Loin des considérations écologiques, notre approche vise plutôt à mettre en relation l’espace et le temps, et à analyser le fonctionnement du texte littéraire à partir de la question

51 Lorna Milne, Patrick Chamoiseau : Espaces d’une écriture antillaise, Op. cit.

52 Maeve McCusker, Patrick Chamoiseau: Recovering Memory, Liverpool, Liverpool University Press, 2007;

« Writing Against the Tide? Patrick Chamoiseau's (Is)Land Imaginary. », dans Maeve McCusker et Anthony Soares, Islanded Identities: Constructions of Postcolonial Cultural Insularity, Amsterdam, Rodopi, 2011, p. 41-61; « Carnal Knowledge: Trauma, Memory and the Body in Patrick Chamoiseau’s Biblique des derniers

gestes », dans Lorna Milne [dir.], Postcolonial Violence, Culture and Identity in Francophone Africa and the Antilles, Oxford, Peter Lang, 2007, p. 167-190; « No Place Like Home? Constructing an Identity in Patrick

Chamoiseau's Texaco », dans Mary Gallagher, Ici-Là: Place and Displacement in Caribbean Writing in French, Amsterdam, Rodopi, 2003, p. 41-60 et « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : Un entretien avec Patrick Chamoiseau », dans French Review, vol. 73, n° 4 (mars 2000), p. 726.

53 Voir les travaux de Lucile Desblache, dont La plume des bêtes : les animaux dans le roman, Paris, L’Harmattan, 2011; Renée K. Gosson, « For what the Land Tells: An Ecocritical Approach to Patrick Chamoiseau's Chronicle of the Seven Sorrows », dans Callaloo: A Journal of African-American and African

Arts and Letters, vol. 26, n° 1 (hiver 2003), p. 219-234; Kristen Meylor, « Seeing Eye-to-Eye in Chamoiseau’s

L’esclave vieil homme et le molosse: A Chiasm of Evolving Animal-Man Dialectics », dans International Journal of Francophone Studies, vol. 15, n° 1 (août 2012), p. 79-101; Eric Prieto, « The Uses of Landscape: Ecocriticism and Martinican Cultural Theory », dans Elizabeth M. DeLoughrey, Renée K. Gosson et George B. Handley [dir.], Caribbean Literature and the Environment: Between Nature and Culture, Charlottesville, University of Virginia Press, 2005, p. 236-246; et Eric Prieto, « Landscaping Identity in Contemporary Caribbean Literature », dans Kamal Salhi [dir.], Francophone Post-Colonial Cultures: Critical Essays, Lanham, Lexington, 2003, p. 141-152.

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du lieu. Nous nous servons donc davantage de théories littéraires, en particulier Bakhtine54 et sa notion de chronotope, ainsi que Todorov55 et sa poétique.

Le roman favori de la critique en général, y compris celle qui étudie l’espace, est sans conteste Texaco, récipiendaire du prix Goncourt en 1992. Parmi les plus proches de notre problématique, mentionnons les articles de Christine Chivallon, « Éloge de la “spatialité” : conceptions des relations à l’espace et identité créole chez Patrick Chamoiseau 56 » et de

Françoise Du Rivage, « Texaco: From the Hills to the Mangrove Swamps57 », qui retracent le parcours identitaire des personnages en lien avec la reconquête de l’espace, des mornes à l’En-ville, vers les concepts d’identité-rhizome et de créolité.

En revanche, il n’existe que quelques travaux qui portent plus particulièrement sur

Un dimanche au cachot. Parmi ceux-ci, l’ouvrage d’Olga Hel-Bongo58 se penche sur l’autoréflexivité du roman et la présence de l’essai, par les commentaires du narrateur sur le livre qui s’écrit, et la thèse de Morgan Faulkner59 y voit une mise en procès de l’écriture. Le

mémoire de maîtrise de Valeria Liljesthrom60 est un peu plus proche de notre problématique et traite de la notion d’indicible dans ce roman et des stratégies d’écriture de Chamoiseau, conduites par la figure de la compensation. L’article d’Isao Hiromatsu61 étudie la

« remémoration créative » à l’œuvre dans le roman, c’est-à-dire une sorte d’invention à partir des traces laissées ou imaginées dans le cachot, celui-ci se présentant, pour l’auteur, plutôt comme un prétexte pour raconter l’Histoire. Hiromatsu se penche aussi sur l’opacité et la complexité du roman, concluant que sa structure est celle d’un cachot, puisque, selon lui, des

54 Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (Traduit par Daria Olivier), Paris, Gallimard, 1978. 55 Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Éditions du Seuil, 1971.

56 Christine Chivallon, « Éloge de la “spatialité” : conceptions des relations à l’espace et identité créole chez Patrick Chamoiseau », dans L’espace géographique, vol. 25, no 2 (1996), p. 113-125.

57 Françoise Du Rivage, « Texaco: From the Hills to the Mangrove Swamps », dans Thamyris: Mythmaking

from Past to Present, vol. 6, n° 1 (printemps 1999), p. 35-42.

58 Olga Hel-Bongo, Roman francophone et essai. Mudimbe, Chamoiseau, Khatibi, Op. cit.

59 Morgan Faulkner, « Métatextualité et idée du romanesque dans les œuvres de Patrick Chamoiseau, Ken Bugul et Marie Ndiaye », thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2014.

60 Valeria Liljesthrom, « Poétique de l’indicible dans Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau », mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2015.

61 Isao Hiromatsu, « Remémoration créative de Patrick Chamoiseau, La description du "non-espace" dans Un

dimanche au cachot », dans Études de Langue et de Littérature Françaises, vol. 95, (septembre 2009), p.

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cloisons existent entre les différents narrateurs et niveaux de récits. L’article d’Alexandra Roch62 étudie « les espaces d’enfermement dans le roman à travers la notion de blès puis […] la fonction cathartique de l’enfermement.63 » Elle y met en relation les espaces

d’enfermement spatial, physique (l’île et le cachot) avec l’enfermement psychique (l’Histoire coloniale et le trauma). L’originalité de notre étude se situe dans l’idée que la notion de lieu envahit l’œuvre, notamment dans la description poétisée des personnages et dans les choix stylistiques et narratifs, jusqu’à projeter dans le livre lui-même le besoin qu’a le personnage-écrivain de s’inscrire dans un lieu.

5. Considérations théoriques et méthodologiques

Notre recherche prend ses assises dans les travaux de Bakhtine, selon qui « [l]a forme et le contenu ne font qu’un dans le discours compris comme phénomène social64 ». Nous

croyons en effet qu’au-delà de la simple volonté esthétique, la forme n’est véritablement signifiante que dans son rapport au contenu. Dans cette étude, nous cherchons donc à mettre en relation divers éléments du texte dans le but d’en faire surgir une structure de significations. En ce sens, la notion de chronotope, entendue comme « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature65 », sera au cœur de notre analyse du roman, à partir de la figure de la ruine-cachot. Tel que défini dans Esthétique et théorie du roman, le chronotope est à la fois « l[e] centr[e] organisateu[r] des principaux événements contenus dans le sujet du roman66 », ainsi que « le centre de la concrétisation figurative, comme l’incarnation du roman tout entier67 ». Partant de cette

définition en deux volets du cachot comme chronotope, nous souhaitons mettre au jour les rapports que les différents éléments du texte – la narration, les histoires, les personnages et le style – entretiennent entre eux et, par là, nous croyons pouvoir montrer l’importance de ce lieu comme moteur du récit et principal élément structurant du roman.

62 Alexandra Roch, « Le chronotope de l’enfermement dans Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau »,

dans Les Cahiers du GRELCEF, Le temps et l’espace dans la littérature et le cinéma francophones

contemporains no 7 (mai 2015), [en ligne].

https://www.uwo.ca/french/grelcef/2015/cgrelcef_07_text11_roch.pdf [Texte consulté le 20 novembre 2019]. Au moment d’écrire ce mémoire, nous n’avions pas pris connaissance de cet article pertinent.

63 Ibid., p. 151.

64 Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Op. cit., p. 85. 65 Ibid., p. 237.

66 Ibid., p. 391. 67 Idem.

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Devant l’absence de consensus, chez les théoriciens, quant à la définition du terme « poétique », il apparaît nécessaire de préciser quel sens nous lui donnons. Dans une tentative de circonscrire cette approche théorique, David Fontaine souligne tout son caractère pluridisciplinaire et hybride : « la poétique s’emboîte dans la rhétorique et la linguistique, elles-mêmes incluses dans la sémiologie, qui va du code de la route à la météorologie en passant par l’art… Cependant, dans le champ des études littéraires, la rhétorique et la sémiotique se présentent aussi comme des disciplines voisines de la poétique, de même que la stylistique qui s’attache en principe, à l’opposé de la poétique, à la singularité d’écriture des œuvres.68 » Notre intérêt réside principalement dans le fonctionnement du texte, et notre

volonté est de mettre en lumière certains procédés du discours littéraire employés par Chamoiseau. Pour ce faire, notre méthode puise dans différentes approches théoriques, telles que la narratologie et les théories de l’énonciation, les notions nécessaires pour faire ressortir ce que Todorov nomme les « nœuds » ou « points de focalisation […] qui dominent stratégiquement le reste […] choisis en fonction de leur rôle dans l’œuvre, non de leur place dans la psyché de l’auteur.69 »

À notre sens, ces nœuds se nouent et se dénouent dans le chronotope de la ruine-cachot. Notre étude du roman se prête ainsi à une analyse interne de l’œuvre et des « mécanismes de transfiguration du langage par le jeu des figures70 ». Par un examen de certains motifs, comme le vertige, la fuite, la dérive, l’immobilité; des figures spatiales que sont la ruine, le cachot, l’île, la mer, le bateau négrier, le corps; de la structure en palimpseste du roman; et des métaphores telles que la naissance, la mort, la parole, la mémoire et l’oubli, ainsi que l’activité créatrice, nous croyons être en mesure de montrer comment la figure principale de la ruine-cachot organise le roman et participe de la démarche chamoisienne de dépassement du tourment originel vers ce qu’il appelle la densification du Lieu71.

68 David Fontaine, La poétique. Introduction à la théorie générale des formes littéraires, Paris, Éditions Nathan, 1993, p. 116.

69 Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Op. cit., p. 245. 70 Ibid., p. 47.

71 Maeve McCusker, « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : Un entretien avec Patrick Chamoiseau », Art. cit.

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Autrefois, « plastique » et « soumis à la matérialisation programmée du temps72 », l’espace est désormais bien plus qu’un simple décor où se déploient les événements. Il est davantage considéré comme indissociable de l’aspect temporel dans une œuvre, d’où le terme bakhtinien de « chronotope » et celui de « spatio-temporalité » employé par Westphal. Sans rejeter le terme « espace », nous parlons, dans ce mémoire, de « figure spatiale » notamment, mais nous privilégions la notion de « lieu », car elle souligne l’aspect signifiant d’une portion d’espace donnée. En effet, selon Tim Cresswell, la majorité des théoriciens du lieu se penchent sur la signification et l’expérience qui y sont associées : « When humans invest meaning in a portion of space and then become attached to it in some way (naming is one such way) it becomes a place.73 » Pour Doreen Massey74, le lieu est un rassemblement d’histoires (« gathering of stories ») et, pour Jean-Didier Urbain, « [c]’est ce récit potentiel, actuel ou révolu inscrit dans un espace qui le sublime en lieu.75 » Adhérant à cette idée que

le lieu survient « quand un imaginaire s’empare de cette structure pour s’y mettre en scène76 », c’est précisément cet imaginaire, le lien entre histoires, Histoire77 et les différentes

figurations et significations de la figure du cachot, que nous avons voulu questionner.

Dans Le discours antillais, Édouard Glissant présente les principes de l’Antillanité : il s’agit de l’affirmation d’une identité diverse et ouverte, de la réappropriation des espaces et des histoires et d’un positionnement contre l’universel généralisant78 de l’Occident. Si Chamoiseau a développé, aux côtés de Raphaël Confiant et de Jean Bernabé, son propre mouvement littéraire, la Créolité, prônant la diversité et témoignant de la poursuite de la quête identitaire entamée par ses prédécesseurs, il va sans dire que l’influence de Glissant est palpable dans toute son œuvre, particulièrement en ce qui concerne la notion de lieu archipélique. Le lieu glissantien, parce qu’il englobe et met en relation les histoires et les

72 Bertrand Westphal, La géocritique : Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007, p. 20. 73 Tim Cresswell, Place. An Introduction, Chichester, John Wiley and Sons LTD, 2015, p. 16.

74 Doreen B. Massey, For Space, Thousand Oaks, SAGE, 2005.

75 Jean-Didier Urbain, « Lieux, liens, légendes. Espaces, tropismes et attractions touristiques », dans

Communications, vol. 87, no 87 (2010), p. 102.

76 Idem.

77 Chamoiseau se positionne contre l’unicité de l’Histoire officielle et valorise la multiplicité des histoires pour la représentation du réel antillais.

78 Ce que Glissant appelle l’universel généralisant est le discours du dominant qui s’impose à l’autre, le dominé, comme seule et unique pensée valable. Voir Kasereka Kavwahirehi, « Édouard Glissant et la querelle avec l’Histoire ou de l’Un-monde à la Relation », dans Études littéraires, vol. 43, no 1 (2012), p. 135-154.

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identités, s’oppose à la notion coloniale de territoire, qui dénote la clôture et la propriété, ainsi qu’à celle, trop passive, de paysage.

Dans Écrire en pays dominé, Chamoiseau poursuit la réflexion de Glissant sur le lieu et le Divers, et établit les principes de sa démarche poétique que nous retrouvons à l’œuvre dans Un dimanche au cachot. L’auteur d’Écrire en pays dominé apprend de Dos Passos à « [t]enter toute la rumeur du Lieu » (ÉPD, 61) et de João Ubaldo Ribeiro à voir « [l]e Lieu en épaisseurs d’histoires, de forces de mythes et de langages » (ÉPD, 131). En ce sens, la notion de Traces-mémoires79 développée par Chamoiseau est au cœur de la présente étude : « [les] Traces-mémoires ne font pas monuments, ni ne cristallisent une mémoire unique : elles sont jeu des mémoires qui se sont emmêlées. Elles ne relèvent pas de la geste coloniale mais des déflagrations qui en ont résulté. Leurs significations demeurent évolutives, non figées-univoques comme celles du monument. Elles me font entendre-voir-toucher-imaginer l’emmêlée des histoires qui ont tissé ma terre. » (ÉPD, 130-131) Ainsi, dans Un dimanche

au cachot, les lieux figurent un imaginaire poétisé qui se nourrit des traces de l’Histoire. En

en révélant le fonctionnement, ce mémoire vise à montrer que le roman témoigne d’une réappropriation des lieux et de la mémoire par la littérature, en même temps qu’il en éprouve les possibles.

6. Grandes articulations du mémoire

Ce mémoire s’articule en deux chapitres, qui visent à définir la poétique du lieu chez Patrick Chamoiseau et à montrer le fonctionnement du roman à partir de la figure de la ruine-cachot. Le premier chapitre est consacré à l’examen du lieu en relation avec la temporalité, notamment par l’analyse des chronotopes. Puis, nous interrogeons ses deux pendants, en apparence paradoxaux. D’un côté, nous montrons que le cachot est un lieu de souffrance, métaphore de la traversée et symbole de mort, ainsi que lieu de domination physique, psychologique, culturelle. De l’autre côté, il est représenté comme lieu de résistance de la mémoire, symbole de (re)naissance et (di)genèse identitaire.

79 Constructions, bâtiments servant à l’activité esclavagiste, objets anciens, cases d’esclaves, vestiges, bref toutes traces laissées sur le paysage par la trajectoire coloniale, qui témoignent d’une présence humaine, d’une mémoire non officielle.

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Dans un deuxième temps, nous analysons comment la ruine-cachot investit l’écriture et influence les stratégies narratives et énonciatives. Nous montrons que la traversée du cachot est métaphoriquement associée au processus d’écriture du livre. L’écrivain, tout comme L’Oubliée dans sa geôle, cherche à se libérer et à se construire son propre lieu. Si la jeune esclave y parvient par un repli sur soi et une ouverture aux histoires qui la constituent, l’écrivain y accède en faisant exploser la logique narrative et en explorant les potentialités de l’écriture. Nous examinons d’abord l’éclatement de la figure du narrateur et le rapport entre les différentes postures énonciatives, ainsi que la représentation de l’écrivain. Puis, nous nous penchons sur le besoin d’habiter du narrateur-écrivain, à partir de la notion de paratopie, de Dominique Maingueneau80, et sur l’écriture comme architecture. Nous concluons sur la notion du livre comme lieu et par une réflexion sur le mystère de l’art et de la beauté.

80 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.

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CHAPITRE 1. Le cachot comme figure plurivoque

1.1 Un lieu signifiant : fusion de l’espace et du temps

1.1.1 Une nouvelle conception du temps

Parler des lieux dans Un dimanche au cachot implique que l’on parle de temporalité, les deux notions étant associées l’une à l’autre, comme l’indique d’emblée le titre du roman. Or, ce titre, en apparence simple, est trompeur. Le roman est construit en sept parties, ou « Cadences », qui suivent le déroulement d’une journée spéciale, le dimanche, mais ce sont plutôt trois dimanches qui se superposent, qui se rencontrent : celui de Caroline, celui de L’Oubliée, environ deux siècles plus tôt, et celui de l’écrivain. Dans les trois trames, le dimanche est une distorsion par rapport à la « roue muette des jours » (DC, 48), c’est « un metteur en scène qui ne donne rien à jouer » (DC, 22), où chacun est planté en soi-même, face à son identité floue. Interruption de la routine, du difficile travail sur la plantation ou des « compulsions que le capitalisme occidental nous a mises dans les os » (DC, 20), le dimanche est en quelque sorte une journée hors du temps, à la temporalité malléable et ouverte aux possibles : « tout dimanche instille entre les secondes un branle que l’on peut grappiller » (DC, 46). Le reste de la semaine, c’est « l’immuable moulin des jours » (DC, 44) qui régit l’Habitation81, il n’y a rien à comprendre, rien à calculer, le corps s’épuise dans les champs

de cannes. Plus encore qu’une distorsion, le dimanche, malgré sa vacuité économique, offre un infini poétique, une diversité inépuisable face aux certitudes réductrices telles que l’entreprise du Sieur Moreau de Saint-Méry, qui s’essaya à dresser une nomenclature des différentes couleurs de peau issues du métissage aux Antilles. Pour le narrateur écrivain, le dimanche est synonyme de révolte, d’ouverture : « William Faulkner fut tout un dimanche visionnaire du vieux Sud » (DC, 26), « Perse fut un vaste dimanche dans la décadence des planteurs antillais » (DC, 27), et « [c]e fut ([il] le décrète) un dimanche que Rosa Parks refusa de se lever dans ce bus d’Alabama comme devait le faire tout nègre à la demande d’un blanc. » (DC, 27) Ainsi, parce que ce jour n’est pas banal pour le narrateur, c’est aussi un

81 Aux Antilles, une Habitation est le nom donné à une vaste exploitation agricole cultivant la canne à sucre et indissociable de l’histoire esclavagiste. Dans le roman, l’Habitation Gaschette, où se déroule l’histoire, est le plus souvent nommé simplement « l’Habitation ».

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dimanche que L’Oubliée s’invente un miracle : elle décide qu’elle est enceinte, manière pour elle de se réapproprier son corps, du moins en partie, qui autrement appartient au Maître et à la plantation. Cette liberté prise est l’une des premières manifestations, pour L’Oubliée, des possibles qu’offre le dimanche : « Fasciner son cachot, défaire les murs, ouvrir le monde relève du dimanche. » (DC, 27) Avec la fuite du vieil esclave, qu’elle a choisi comme père pour son enfant, et l’enfermement de L’Oubliée qui suivront, c’est tout l’équilibre de la plantation qui se verra irrévocablement rompu.

Le temps ne s’écoule pas de la même manière le dimanche que les autres jours. Au temps fixe des jours de cannes à sucre s’oppose un temps élastique, changeant, ou encore suspendu, impossible à mesurer. Qui plus est, la ruine-cachot annule tout repère temporel : à plusieurs reprises, le narrateur mentionne que les personnages qui y sont coincés (Caroline et l’éducateur d’un côté, L’Oubliée de l’autre) sont hors du temps (DC, 81 et 129). On constate d’une part que le narrateur se joue de la temporalité, celle-ci ne déterminant en rien le déroulement des événements, et que, d’autre part, bien que l’histoire se déroule un dimanche et que ce dimanche soit « cadencé » en autant de chapitres que de parties de la journée, le temps chronologique n’est pas un référent fiable : L’Oubliée est vivante « malgré on ne sait quelle durée oubliée de cachot » (DC, 168). Ce dimanche sur une plantation semble aussi long qu’une vie, comme le « dimanche de vingt-huit ans » (DC, 27) où Nelson Mandela a été emprisonné. On peut donc avancer que le temps, dans Un dimanche au cachot, est celui de la poétique moderne décrit par Barthes, c’est-à-dire « un temps poétique qui n’est plus celui d’une "fabrication", mais celui d’une aventure possible, la rencontre d’un signe et d’une intention.82 » En effet, l’histoire de L’Oubliée, qui se déroule un dimanche sur une plantation, est l’histoire racontée (écrite ?) par le narrateur écrivain à Caroline. La parole du narrateur, inspirée par le lieu d’enfermement, rythme l’histoire et son imagination provoque l’enchaînement des événements : « […] voici ce qu’il faudrait savoir et que je vais imaginer. » (DC, 49) Ainsi, le temps dans Un dimanche au cachot n’est pas quantifiable en minutes et en secondes, mais en mots et en phrases : « les mots produisent une sorte de continu formel dont émane peu à peu une densité intellectuelle ou sentimentale impossible

82 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil (Points essais), 2014, p. 36.

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sans eux; la parole est alors le temps épais d'une gestation plus spirituelle, pendant laquelle la "pensée" est préparée, installée peu à peu par le hasard des mots.83 »

L’utilisation des temps de verbe et la concomitance de certains événements et réactions chez Caroline et L’Oubliée créent une confusion temporelle qui a une incidence sur le discours narratif. On pourrait être tenté de découper le roman en trois trames narratives : l’éducateur-écrivain, commentant le roman qu’il est en train d’écrire, la jeune fille traumatisée à qui il raconte une histoire, l’histoire de l’esclave enfermée imaginée par l’éducateur-écrivain. Il apparaît clairement que ce découpage n’est pas fidèle à la mécanique du livre. Les frontières entre les différents niveaux narratifs sont poreuses et les personnages et événements des différents récits enchâssés peuvent interagir et s’influencer. Le narrateur joue volontiers avec le concept de fiction, menant le lecteur à croire que Caroline aussi est issue de son imagination : « Je m’efforçais pour que L’Oubliée et Caroline ne se confondent pas. Mais, souvent, je ne savais plus laquelle se voyait évoquée. » (DC, 100) Le narrateur lui-même se démultiplie et certains des rôles qu’il endosse sont tout droit sortis de l’imagination du personnage de l’écrivain : « l’écrivain sadique (à l’abri derrière son Windows) […] me décrivait aussi médusé que Caroline et L’Oubliée. » (DC, 117) Pour le narrateur, le dimanche est jour d’écriture : « […] soudain libre, redevenu informe, je m’affecte à l’Écrire. Et dans l’Écrire, hélas, il n’y a que le monde et ses incertitudes. » (DC, 23) Au moment où Sylvain, éducateur à la Sainte-Famille et ami du narrateur, le contacte parce qu’il a besoin d’aide pour faire sortir la fillette de la ruine, le narrateur écrivain est en train d’établir les thèmes de son nouveau roman, qui consiste à « montrer […] le concassage des temps qui relève du monde » (DC, 29). Ce nouveau roman en cours est-il le roman que le lecteur tient entre ses mains ? La question demeure ouverte. Quoi qu’il en soit, Un

dimanche au cachot invite résolument à réfléchir à ce télescopage entre le réel et la fiction.

Tout au long du roman, la narration fait alterner présent de l’indicatif et passé simple, ainsi qu’histoires et commentaires du narrateur84. Bien que le début du roman soit écrit au

présent, dans la phrase « Ce dimanche-là (alors que je me démultipliais dans ce roman débile)

83 Idem.

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