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Corps en ruines et inhabitabilité du corps

CHAPITRE 1. Le cachot comme figure plurivoque

1.2 Figuration de l’horreur

1.2.3 Corps en ruines et inhabitabilité du corps

Reclus, contraints, violentés, les personnages du roman sont bien souvent d’emblée montrés comme des corps souffrants ou décalés : « Chacun regardait son corps se débattre sans lui, comme on le ferait d’une dépouille maintenue à distance : mon corps fait mal, mon

corps fait fatigue, mon corps fait ci, mon corps fait ça… » (DC, 59-60) Le corps de l’esclave

est en effet instrumentalisé par la pratique esclavagiste, c’est sur lui que le pouvoir du Maître s’exerce, y compris sexuellement, et c’est par lui que le travail forcé sur la plantation 133 Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, Op. cit., p. 54.

s’effectue. Dans Surveiller et punir134, Michel Foucault affirme que dans l’exécution d’une

peine physique, par exemple la prison, les travaux forcés ou la déportation, « [l]e corps s’y trouve en position d’instrument ou d’intermédiaire : si on intervient sur lui en l’enfermant, ou en le faisant travailler, c’est pour priver l’individu d’une liberté considérée à la fois comme un droit et un bien.135 » Or, dans le système plantationnaire, la liberté n’est pas considérée comme un droit, les esclaves ne peuvent jamais jouir d’une liberté de mouvement ou vivre selon leur volonté propre. Le corps de l’esclave noir est le territoire du maître136. Demeurer dans son corps, c’est, pour l’esclave, demeurer prisonnier de la cale négrière, du champ de cannes. Si, comme l’écrit Marc Augé, « le corps humain lui-même est conçu comme une portion d’espace, avec ses frontières, ses centres vitaux, ses défenses et ses faiblesses, sa cuirasse et ses défauts137 », c’est, dans ce roman, un lieu rejeté par les personnages, qui ne

s’y identifient plus. Ainsi, lorsque L’Oubliée se souvient des viols répétés commis sur elle par le vieux-blanc, elle constate son détachement par rapport à son corps : « Elle se souvint d’une douleur au bas-ventre que le datou emporta dans les brumes ; ensuite elle ne sentit plus rien, comme si, à chaque fois, nuit après nuit, sous le poids du vieux-blanc, dessous sa ferme emprise, son propre corps s’éloignait d’elle, comme sa peur le faisait vis-à-vis de la nuit. Sa peur eut l’occasion de resurgir en elle, mais son corps ne lui revint jamais. » (DC, 55) De même, Caroline ne sait pas quoi faire de son corps et semble le plus souvent absente : « Une fillette insolite. […] Ne parle pas ou très peu. Ne sait ni rire, ni sourire, ni pleurer. Ne fixe personne de face. Elle semble vieille avant l’heure et morte le reste du temps. Et pire : la nuit, le jour, feintant les surveillances, elle se réfugie sous une ruine de cette Habitation. » (DC, 19) S’étant murée dans un silence complet, elle est surtout dévoilée à partir de ses gestes et de ses réactions. Le narrateur tente en effet de la lire à travers ses mimiques, qui traduisent son traumatisme, et ajuste son récit en fonction des soubresauts de son corps qui ressent les souffrances endurées par L’Oubliée : « Tandis que j’imaginais L’Oubliée, terrifiée dans l’obscur où guettait la bête-longue, je pris conscience que Caroline était dans une position identique, comme si, dès mon entrée dans cette ruine, elle se trouvait déjà en face du prédateur. Dès lors, impossible de décrire L’Oubliée : elle était devant moi, dans le corps

134 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard (Tel), 1975. 135 Ibid., p. 18.

136 Françoise Simasotchi-Bronès, Le roman antillais, Op. cit., p. 30. 137 Marc Augé, Non-lieux, Op. cit., p. 78.

obscurci de l’enfant. » (DC, 117) Par ailleurs, le cachot lui-même est décrit comme le corps d’une bête sauvage. « [D]es restes de fondations me surveillent à fleur de gazon, me lorgnent parmi les fleurs. » (DC, 32) Les personnages sont constamment menacés par la « gueule de pierres » (DC, 34), la « mâchoire du cachot » (DC, 77). Celui-ci est telle une « lourde bête obscure » (DC, 203) qui guette sa proie, puis la mâchouille (DC, 41) et la digère (DC, 179). « Les parois s’ajustent à leur prise pour que rien ne s’ébatte. » (DC, 85)

Ainsi, le corps est un lieu sur lequel se déploie toute la violence du système plantationnaire : les individus en sont dépossédés ou le subissent. Il est, de même que la terre natale, un lieu perdu, en même temps qu’il est, comme l’île, une prison, d’où l’on doit s’évader pour survivre. « Dans le monde colonial, les corps colonisés sont partout entravés : il est strictement impossible de se défendre physiquement et psychiquement contre la violence. Le colonisé se tient ainsi à côté de son propre corps, il regarde son corps violenté, un corps méconnaissable et inhabitable, pris dans l’inertie du cycle indéfini de la brutalité. Le corps du colonisé ne peut être réanimé que par et dans une temporalité onirique.138 » Tout comme le corps décalé n’habite pas la case, mais y « réfugie sa lassitude » (DC, 166), l’esprit n’habite pas le corps, il se réfugie en songe. Même si « c’est jamais bon de rêver » (DC, 17), c’est comme cela que L’Oubliée survit au cachot, d’où peu d’esclaves habituellement reviennent. « Sa conscience, son âme, sa pensée n’étaient jamais dans le présent de la chose, toujours dans l’avant ou dans l’à-venir de l’ici de la chose. » (DC, 111) Elle peut ainsi s’évader de sa prison, suivre les traces du vieil homme, qu’elle a aimé au point de faire de lui le père de son enfant, et retrouver ses ossements dans la forêt. Or, si le rêve l’apaise momentanément, le retour au réel s’avère brutal, et ce n’est qu’au bout d’une longue quête d’elle-même, dans l’obscurité du cachot, qu’elle pourra confronter sa volonté à celle du Maître et véritablement se réapproprier son être dans sa totalité. Finalement, c’est dans l’histoire racontée à Caroline (vécue par elle) que la mémoire de L’Oubliée triomphera : « en projetant L’Oubliée sur Caroline, l’écrivain entêté lui offrait du présent : il élevait cette mémoire impossible au rang de témoignage. […] L’enfant souffrante témoignait pour L’Oubliée qui avait, elle aussi, enduré. Par le cri de son corps, Caroline s’érigeait en témoin,

libérait l’écrivain, l’autorisait à s’emparer de ma parole : d’aller avec à sa pauvre fiction où L’Oubliée à son tour témoignait pour l’enfant. » (DC, 101)

En plus d’être instrumentalisé ou séparé de l’âme, le corps des personnages est, sur la plantation, souvent associé à des lieux hostiles ou inhabitables, à commencer par la mort elle-même. Le cachot est une « tombe de pierres » (DC, 82), et le corps une « dépouille » (DC, 60), un cadavre (DC, 39) que l’on ne veut pas près de soi, à tel point que la mère de L’Oubliée, la « manman bizarre », choisit d’abandonner son corps, comme elle aimerait le faire de l’île sur laquelle on l’a emmenée de force. La mort est pour elle une délivrance et elle supplie sa fille pendant des jours pour qu’elle lui fasse boire des poisons : « L’instant qu’elle vivait à les boire était inscrit depuis ce jour où elle avait admis que son corps resterait à jamais dans cette île étranglée d’infini, et qu’il lui fallait trouver le moyen de revenir coûte que coûte sans lui… » (DC, 256) Au moment de mourir, son corps lui est néanmoins enfin rendu : « Elle vit sa face faire visage, elle vit ses doigts crochus s’ouvrir comme des mains de jeune fille, elle sentit contre son corps, au long de ses bras qui la serraient contre elle, à quel point tout se déployait en elle […] où la mort ni bonne ni sauvage vient honorer la vie… » (DC, 256)

L’Oubliée, quant à elle, a une relation plus ambivalente avec son corps. Étant née sur l’Habitation, d’une mère incapable de lui prodiguer soins et tendresse, le corps de la jeune esclave n’a jamais goûté à la douceur : « Quand le soir les ramenait dans la case, elle la posait loin d’elle, la laissant à son silence inquiet, ou à ses pleurs, puis à ce silence définitif durant lequel la nouvelle-née épiait cette manman bizarre. L’enfant avait grandi ainsi, posée à côté d’elle… Rien n’avait élevé son corps. Pas un mot, un frôlement, une caresse… » (DC, 126) Ironiquement, c’est à cette jeune femme négligée que revient, un peu par hasard, la fonction de soignante sur la plantation. Les soins qu’elle prodigue, bien qu’ils ne soient pas pensés comme un acte de résistance, mais comme une « aimance », font triompher la vie sur la mort, la douceur sur la violence : « C’est peut-être cette aimance (cet amour-grand, interprète l’écrivain) qui l’avait gardée debout. De même, elle donnait, ses soins, ses services, son aide, son travail, sa fatigue, sans les penser, ni les formaliser, sans en ramener un quelconque

contentement. Ses dons s’en allaient vent-au-vol de l’aimance, d’autant plus vastes qu’ils s’oubliaient de suite, et par elle, et par celui qui pourtant en avait profité. » (DC, 150)

Ainsi, un peu malgré eux parfois, certains étant soignés contre leur gré, les esclaves voient leur corps guérir, résister. C’est également par l’énergie de son corps qu’elle transmet au molosse le courage de quitter l’Habitation et qu’elle achève de le libérer : « Elle appose la main sur le col de la bête. Elle sent monter, de la bête vers elle, des dégagements violents que la bête réprime, et cela se transforme en détresse car rien dans l’animal ne peut contenir cet autre chose qui l’habite désormais. […] Elle lui caressa le col, lui transmit tout ce qu’elle pouvait de ce qu’elle ressentait et pour quoi elle n’avait pas de mot. […] Et, au bout de quelques mètres, son geste pour lui dire de continuer sans elle était plein de confiance. » (DC, 265-266) Au-delà du soulagement et de la douceur apportés aux autres esclaves ou à la bête, les gestes de L’Oubliée font obstacle à l’engrenage de violence et de mort dans lequel ils se retrouvent tous.

Si la plupart du temps, L’Oubliée est détachée de son corps, dans le fond de son cachot, il se révèle un allié. Lorsque l’obscur tente de l’avaler, surgissent chez elle des sursauts de vie. Son corps résiste, se met en mouvement. Elle se soulève, s’étend, se recroqueville, elle danse, se recouvre de terre :

Des mains, elle effleure l’obscur. Le déplie. Le déplace. L’écarte et le ramène. Elle manœuvre cette grand-masse invisible. […] Son corps s’offre à l’obscur pour l’ordonner en elle, l’ordonner autour d’elle, et tout désordonner. On pourrait croire qu’elle danse. Que ses os dansent. Et soudain, la ligne de lumière lui permet de s’organiser et de tout désorganiser. C’est autour de cet axe que les ondes de son corps s’articulent et se désarticulent. C’est par cette ligne qu’elle bouleverse l’obscur. (DC, 163)

Sa lutte contre l’obscur s’avère être à la fois une résistance face à la violence du Maître et face à l’oubli, un combat contre la dissolution de soi sous toutes ses formes, physique, culturelle, identitaire, ainsi qu’une quête d’appartenance et de ré-enracinement. « C’est dans et par l’espace que l’homme perçoit son historicité, et c’est grâce à son corps qu’il réalise l’expérience d’appartenance (envers de la possession) qui l’inclut dans cet espace donné.139 »

La volonté qu’a L’Oubliée de retourner dans son corps avec l’enfant qu’elle porte témoigne de cette nécessité de renaître (à soi), malgré l’horreur de la dépossession. « Elle s’insinue 139 Françoise Simasotchi-Bronès, Le roman antillais, Op. cit., p. 175.

dans son enfant et devient un peu lui jusqu’à tomber recroquevillée dans son propre ventre. » (DC, 152) Inhabitable, le corps est un lieu perdu à se réapproprier et à refaire sien, et l’auto- engendrement de L’Oubliée préfigure une nouvelle identité à bâtir et une possible inscription dans un nouvel espace.