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Représentations et fonctions de l’écrivain

CHAPITRE 2. Le cachot comme métaphore de l’écriture

2.1 Postures de l’écrivain

2.1.2 Représentations et fonctions de l’écrivain

La représentation de l’écrivain ne passe pas uniquement par le personnage nommé comme tel. Un autre personnage se trouve en situation d’écriture et prolonge la réflexion sur les possibles (et impossibles) de la littérature : le vendeur de porcelaine. Consignant ses observations et réflexions sur le système plantationnaire et les conditions de vie des esclaves dans un carnet, le vendeur de porcelaine, très lucide et sensible à la réalité des esclaves sur l’Habitation, se dit abolitionniste et se fait témoin des atrocités commises sur l’île. Le carnet ne le quitte jamais : l’écriture relève, chez lui, autant du besoin personnel que du devoir collectif, craignant de « négliger auprès de lui, dans les lumières de son époque, une infamie dont il tomberait complice. Écouter, écouter encore, écouter toujours, voir, comprendre et réagir au nom de l’humain. » (DC, 67) Son écriture est constituée de « sensations, choses confuses qui encombrent son esprit mais qu’il aime relever pour cerner l’indicible. La Belle ne lui dit rien, mais lui, sous ce regard souverain, consigne sans trop savoir pourquoi :

l’Afrique est là. » (DC, 69) Il griffonne parfois davantage qu’il écrit, parce que le langage

n’est pas suffisant pour témoigner de ce qu’il voit, « les mots ne disent rien comme aurait dit Faulkner, ne peuvent rien dire » (DC, 170). Néanmoins, lorsque sa raison lui fait défaut,

152 Le délire est, pour Roland Barthes, « l’inadéquation fondamentale du langage et du réel. », dans Leçon, Op.

cit., p. 22.

lorsqu’il perd, lui aussi, ses assises face à la construction de pierres, ses notes lui servent de repères, de béquilles, et « il ouvre son petit carnet noir et murmure [à L’Oubliée] quelques- unes de ses notes… » (DC, 180), comme le narrateur-écrivain le fait avec Caroline dans la ruine, « pianot[ant] une phrase sur l’écran du portable, balises et silences de ce récit bizarre. » (DC, 82) De même, Un dimanche au cachot apparaît en quelque sorte comme un carnet d’écrivain, constitué de fragments tantôt narratifs, tantôt philosophiques : « Quoi qu’être oiseau si le jour ne s’ouvre pas ? Et quoi que le jour si l’oiseau ne vole pas ? » (DC, 17), ainsi que de notes sur l’esclavage, la mémoire, l’imaginaire, la lecture, l’écriture, etc., laissant paraître le dispositif derrière l’œuvre romanesque.

Malgré la difficulté de leur posture, que confirme leur « pas mal assuré » (DC, 22 et 187), l’écriture est, pour le vendeur de porcelaine et le narrateur-écrivain, une manière d’assumer leur rôle de témoin et de faire entendre la parole des oubliés. Or, comme cette parole est perdue, le rôle de l’écrivain est également d’imaginer, sans la dénaturer et à partir des observations recueillies, l’expérience vécue. « Dans un témoignage, la fiction apparaît moins fictive tout en l’étant autant. Le témoin donne sa chair à cette fiction qui lui provient d’une expérience directe. Il valide cette fiction par l’impact d’une présence. » (DC, 101) Ainsi, l’écriture n’est « pas une voie ouverte par où passerait seulement une intention de langage.154 » Elle est une façon de se commettre, d’investir le cachot, de le vivre, sans toutefois pleinement y parvenir : « Aller avec l’écriture dans cette mort de l’esclavage c’est y aller avec la vie, car toute écriture est d’abord vie. Mais il apparaît difficile au regard de la vie d’explorer de manière juste et exacte (c’est-à-dire sans le perdre) le secret absolu de cette mort. […] C’est une sorte d’impossible. Mais ce qui pousse le plus à l’Écrire, c’est le sentiment, ou la conviction, d’un possible impossible. » (DC, 181-182)

Dans le processus d’écriture du cachot, que l’on s’intéresse au vendeur de porcelaine, au narrateur-écrivain ou à Chamoiseau lui-même, l’imagination permet de compenser l’absence d’une mémoire de l’esclavage, ainsi que l’impossibilité, pour un témoin externe, éloigné par le temps, l’espace ou le vécu, d’en rendre compte de façon fidèle. « La mémoire de ces corps remonte par bribes. […] Pour l’exprimer, la retrouver, et s’y livrer, il faut 154 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Op. cit., p. 21.

dénouer le corps en improvisations. L’improvisation hèle la mémoire et la prolonge. Elle fait imagination et elle fait prophétie. » (ÉPD, 171) Bien que l’expérience du cachot ou de l’Habitation demeure inconnaissable, les personnages parviennent à s’exposer à l’horreur en l’imaginant, le vendeur de porcelaine en s’adossant au cachot, alors que L’Oubliée s’y trouve encore (DC, 183), et le narrateur-écrivain en retraçant l’histoire de la ruine. Pour ce dernier, « [l]’expérience directe ne vaut rien pour l’Écrire : elle cache le plus précieux de l’existence qui souvent ne s’accorde qu’aux fabulations expérimentales.155 » (DC, 39) D’ailleurs, dans

le dialogue qui clôt tout le roman, lorsqu’un Sylvain embêté lui annonce que le cachot n’en est pas véritablement un, le narrateur lui répond : « – Pourquoi c’est embêtant, Sylvain ? – Si c’est pas un cachot ça change tout… – Ah… Et ça change quoi ? » (DC, 319) Pour lui, ce qui prime n’est pas la véracité de ce qu’il dit, mais la liberté que lui octroie la littérature, entendue comme tricherie156 : « toute situation incertaine impossible improbable est la plus saine

envisageable pour lui : elle le libère, lui permet d’écrire en renforçant autant que possible l’incertain l’impossible l’improbable, seules dynamiques amies de la littérature… » (DC, 247) Témoin sans doute trop direct, le vendeur de porcelaine, quant à lui, échoue ultimement à écrire : « il s’est abîmé les ongles et ses paumes saignent d’avoir frappé les pierres le cadenas et la porte… Ou peut-être d’avoir en vain tenté d’écrire… Il ne sait plus. » (DC, 296) Il ne peut pas comprendre que du fond du cachot, L’Oubliée a retrouvé sa liberté. Le vendeur ne perçoit que l’infamie, contrairement au narrateur, qui derrière l’abomination perçoit la Trace et sait la « suivre en l’inventant sans cesse » (DC, 202), à l’aide de son spectre guerrier.

« [L]’écriture littéraire porte à la fois l’aliénation de l’Histoire et le rêve de l’Histoire : comme Nécessité, elle atteste le déchirement des langages, […] comme Liberté, elle est la conscience de ce déchirement et l’effort même qui veut le dépasser.157 » Le Guerrier de

l’imaginaire, dont la meilleure arme est la littérature, incarne cette liberté de l’écriture en ce qu’il refuse une simple description du réel, mais s’efforce plutôt de le densifier, en articulant Histoire et histoires, réel et fiction. Puisque « toute forme romanesque échoue de ne pas atteindre le seul contexte qui vaille : ce monde dans lequel nos vieux pivots communautaires

155 Nous soulignons. L’écriture, dans ce roman de Chamoiseau, relève effectivement d’une « mise à l’épreuve expérimentale » du genre romanesque. Voir l’ouvrage d’Olga-Hel-Bongo, Op. cit.

156 Roland Barthes, Leçon, Op. cit., p. 16.

et nos récentes individuations ont explosé immenses » (DC, 24), le Guerrier fait exploser la logique narrative, il rejette l’univocité et fait entrer en relation les différents personnages, temporalités, lieux et les différentes perceptions du cachot.

Le Guerrier de l’imaginaire brouille les certitudes quant au lieu, en rassemblant toutes ces figures autour de l’édifice de pierres, l’éducateur-écrivain démultiplié, la jeune enfant troublée, l’esclave « encachotée », le vendeur de porcelaine, le Maître tiraillé. À travers toutes ces histoires, il ne permet pas de mieux comprendre le cachot, mais de mieux le percevoir158 : « Guerrier, c’est grande sensibilité aux choses de l’existence. Ne pas comprendre mais percevoir. Craindre les militances, les dogmes, les doctrines… Border l’inexprimable. Chanter vers l’indicible. S’habituer de l’opaque. Saisir les faits humains comme flux d’information complexe. Pas un travail d’enquête, d’ethnologie, de linguistique, d’histoire, ni un feu poétique – mais tout cela en même temps sans être somme de tout cela. » (ÉPD, 309) En somme, le Guerrier, version sublimée de l’écrivain, tient compte de l’aspect diversifié du monde et des différents savoirs159, et se sert de l’idée du cachot pour déclencher

« un événement […] comme une levée de vent aux remparts d’une vieille ville […] comme

le Conteur […] qui surplombe le grand chaos d’une ville naissante, d’un monde naissant, d’une anabase qui fonde sans bâtir ». (DC, 304-305) De ce fait, en dehors de sa fonction dans l’histoire de L’Oubliée inventée par le narrateur, le cachot se révèle le matériau principal d’une opération délicate, complexe et riche : l’écriture d’un livre.