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CHAPITRE 1. Le cachot comme figure plurivoque

1.3 Résistance et renaissance

1.3.3 Marronnage

Le marronnage est un phénomène historique qui consistait pour les esclaves à fuir la plantation, à très grands risques, vers la forêt, dans des lieux reculés, souvent montagneux.

Ceux qui s’essayaient à une telle entreprise étaient longtemps poursuivis et, lorsque rattrapés, violemment punis sur la plantation afin de donner l’exemple. Malgré cette menace, plusieurs y parvenaient, et on dénombre plusieurs communautés clandestines de nègres marrons qui ont réussi à survivre des années dans les bois. Par association, le marronnage est également présenté, dans plusieurs textes antillais, dont Écrire en pays dominé et Lettres créoles, comme mode de résistance au sens large. Ainsi, le terme peut être accolé à l’écriture; Chamoiseau écrit par exemple qu’avant la Négritude, « [l’]écriture ne marronnait pas, elle aspirait au monde du Maître » (ÉPD, 65). Les nègres marrons sont considérés par Chamoiseau et Confiant comme héritiers silencieux du cri de la cale, dans leur « tracée littéraire créole146 », en ce qu’ils incarnent et mettent en pratique de façon magistrale le refus de l’esclavage. Chamoiseau s’est intéressé à ce mode de résistance au point d’y consacrer un livre, L’esclave vieil homme et le molosse, où l’on voit le personnage principal touché, à la fin de sa vie, par la décharge, sorte de pulsion de liberté qui le pousse à fuir dans les bois. Cette fuite prend rapidement la forme d’une reconquête de l’Histoire, des origines et traditions ancestrales africaines jusqu’à la traversée, en passant par l’Histoire enfouie des peuples caribéens disparus, dont les traces peuplent la forêt. En outre, la course dans les bois constitue une réaffirmation de son identité, marquée, sur le plan énonciatif, par le passage de la troisième personne à la première personne. On retrouve, dans Un dimanche au cachot, le vieil esclave, qui inspire la jeune femme : « C’était un vieux nègre. Un vieil esclave dont j’ai déjà parlé dans un roman d’avant. Une survivance presque invisible dans cette Habitation, et qui fascinait L’Oubliée. » (DC, 54) Fascinée par lui au point d’en faire le père de son enfant, la jeune esclave est catastrophée lorsqu’elle apprend qu’il a fui. Lui reviennent à la mémoire des mots anciens, ceux de sa manman bizarre, qu’elle balance au Maître comme une incantation. C’est ainsi, « perdue dans son délire de mots anciens » (DC, 76) qu’elle est mise au cachot. Si le vieux nègre marron est l’héritier du cri de la cale, L’Oubliée en est le prolongement : « Elle se rend compte qu’elle hurle depuis longtemps déjà. Elle s’était oubliée dans la mâchoire de ce cachot où elle palpite encore depuis déjà deux jours. Elle n’est plus que ce grand hurlement qui tout à coup l’éventre » (DC, 77). Commence alors pour elle une longue échappée vers la liberté, un marronnage immobile du fond de sa geôle.

La forêt est le lieu le plus souvent associé à la résistance dans les écrits antillais. Toutefois, d’autres formes de résistance se sont manifestées : « mélancolie sans nom, chagrin assassin, paresse, railleries, vols systématiques, mensonges, disparition des notions de mal et de bien, suicides, sabotages, révoltes démentes où l’on saccage et l’on tue et l’on brûle sans projet. » (ÉPD, 163) La Belle Africaine qui tente de se broyer le corps dans une machine agricole ou qui fait mourir les nouveau-nés à l’hôpital, le maçon-franc qui assemble les pierres du cachot de sorte qu’elles transmettent un message, L’Oubliée qui, par ses soins, transmet ce qu’elle peut d’amour et d’humanité, chaque esclave tente à sa façon de résister au « déshumain » de la plantation.

D’ailleurs, le séjour dans le cachot est associé au marronnage du vieil homme dans

L’esclave vieil homme et le molosse147 par les métaphores (traversée en mer, gestation et

naissance), les mouvements (L’Oubliée et le vieil homme s’étendent, se replient, plongent en eux-mêmes, se recouvrent de terre, ferment ou se bandent les yeux, etc.), les motifs (solitude, vertige, dérive), et par l’issue (reconquête de soi, apaisement). Évidemment, L’Oubliée chemine, par l’esprit, dans les traces du vieil esclave, jusqu’à trouver la Pierre où il s’est éteint, il va donc de soi que la jeune femme revive un parcours similaire à son aïeul. Néanmoins, trois passages, tirés d’Écrire en pays dominé, L’esclave vieil homme et le

molosse et Un dimanche au cachot, avant la fuite de L’Oubliée dans les bois, frappent par

leur ressemblance, nous permettant de conclure que le cachot est un lieu de marronnage aussi fort que la forêt. D’Écrire en pays dominé :

Dans les registres de plantations, les dossiers de justice, j’ai découvert cette tristesse mortelle qui poussait à la fuite dans les bois. À la solitude des bois. L’obscurité des bois. Là où on accède aux sûretés de soi-même, densifié dans son Être, replié sur ses chairs et ses os, quêtant là une vérité stable. Alors que, sur la plantation, on éprouvait le naufrage de soi dans un bouillon avec mille Autres, l’échouage vasard des certitudes, l’usure des absolus148. (ÉPD, 162)

Dans cette opposition entre la forêt et la plantation, malgré ce que nous avons montré dans la partie sur la Figuration de l’horreur, notamment la section sur la métaphore maritime, nous croyons que l’expérience du cachot peut aussi être rangée du côté de la course dans les bois,

147 Voir Lorna Milne, « The marron and the marqueur : Physical Space and Imaginary Displacements in Patrick Chamoiseau’s L’esclave vieil homme et le molosse », Art. cit.

lieu de renaissance et d’affirmation des personnages. De L’esclave vieil homme et le

molosse :

Il fut forcé de s’écouter lui-même en des zones inconnues, d’isoler le bruit de son cœur plus

puissant que jamais. Il perçut le tournis de son sang qu’il avait ralenti durant sa vie entière. Il

eut, dans un déchirement, la sensation de chaque bout de son corps, chaque organe inconnu, chaque fonction oubliée. Il perçut le circulant soleil qui les unissait et qui les agissait. La course avait propulsé ses chairs aux derniers derniers-bouts, et ses organes autrefois dissociés, allaient, réactionnés ensemble, dépassant toute détresse, pour le laisser pantelant d’innocence dans une

opaque perception de lui-même jamais connue auparavant.149

La résistance passe ici par la réappropriation du corps et de son fonctionnement, dont les mécanismes, s’opposant par là à ceux de l’Habitation, consistent à donner et maintenir la vie. Du passage déjà cité précédemment d’Un dimanche au cachot :

Elle s’insinue dans son enfant et devient un peu lui jusqu’à tomber recroquevillée dans son propre ventre. De là, elle perçoit le babil de son propre cœur. Elle goûte l’amertume de son propre sang abîmé par la peur. Elle tente d’être son enfant et de rester en lui jusqu’à naître avec lui. De là, elle peut apprivoiser son propre cœur, l’apaiser d’une comptine qui lui dénoue le ventre. Elle

intercepte ce sang, le sien, qui circule aux abois, qu’elle apaise, qu’elle libère, qu’elle charge

d’un paysage. Elle est dans cette souche d’innocence qui est en elle. (DC, 152)

La vie triomphe particulièrement chez L’Oubliée, qui, par sa grossesse imaginée, en « se proje[tant] dans l’enfant à sauver » (ÉPD, 166), achève de se réhumaniser.

En somme, la ruine du cachot joue un rôle central dans la portée des figures et des actants du roman. Elle influence en effet la perception et la symbolique des lieux, notamment en déployant une nouvelle conception du temps et en convoquant des éléments de l’histoire esclavagiste. La corrélation des rapports spatio-temporels organise le déroulement des événements du roman; la structure en palimpseste et les chronotopes de la rencontre (la ruine) et du passage (le cachot) modulent l’interaction et la transformation des personnages. Par ailleurs, la représentation de l’horreur du cachot est rendue possible par la métaphorisation du lieu : la mer et le bateau négrier symbolisant la mort, le corps représenté comme une ruine inhabitable. Enfin, si les problèmes identitaires des personnages sont montrés comme indéniablement liés à un problème d’espace, la figure de la ruine constitue une matrice et un lieu de résistance, particulièrement en permettant le déploiement de la parole.