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CHAPITRE 2. Le cachot comme métaphore de l’écriture

2.2 L’écriture comme quête d’un lieu

2.2.1 Paratopie

Selon Dominique Maingueneau, la paratopie est une caractéristique de l’activité créatrice qui se définit comme une « localité paradoxale […], qui n’est pas l’absence de tout

158 Dans Métamorphoses du roman, Paris, Albin Michel, 1966, René Marill Albérès affirme que les nouvelles

formes romanesques doivent être vues comme la « formulation d’une manière de sentir et de décrire, comme une esthétique et une phénoménologie », p. 11.

159 Pour Roland Barthes, la Mathésis est la première des trois grandes forces de la littérature (Mathésis, Mimésis,

Sémiosis) : « […] la littérature fait tourner les savoirs, elle n’en fixe, elle n’en fétichise aucun; elle leur donne

une place indirecte, et cet indirect est précieux. D’une part, il permet de désigner des savoirs possibles – insoupçonnés, inaccomplis : la littérature travaille dans les interstices de la science. », dans Leçon, Op. cit., p. 18.

lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser.160 » L’écrivain, par son œuvre, tente de

s’assigner une place dans le monde. La paratopie se manifeste à travers la mise à l’écart impliquant une dimension identitaire, spatiale ou temporelle, dont l’énonciation témoigne. Celle-ci doit rendre compte de « la figure singulière de l’intenable qui rend nécessaire cette création. L’énonciation littéraire est moins la triomphante manifestation d’un moi souverain que la négociation d’un intenable.161 » L’énonciation se constitue à travers une appartenance problématique à la société et la « nécessité pour l’œuvre de réfléchir dans l’univers qu’elle construit les conditions de sa propre énonciation.162 »

Dans Un dimanche au cachot, la paratopie se déploie sur plusieurs plans. Le narrateur-écrivain réfléchit à son appartenance à la société dans laquelle il évolue : « En semaine, je vis dans un petit pays163 privé d’autorité que l’on dit d’outre-mer (je suis un ultramarin). Une métropole nous administre de loin (je suis un ultrapériphérique). Des agents d’un ministère lointain nous développent de budget compatissant en budget bienveillant (je suis le produit anesthésié d’une technocratie postcoloniale) … Parvenir au dimanche dans un endroit pareil, c’est avoir enduré mille figures compulsives […] » (DC, 21). Son contexte socio-politique lui impose une posture un peu trouble, où sa non-appartenance initiale devient une multitude d’appartenances, souhaitées ou non, comme en témoignent les commentaires ironiques entre parenthèses. Par ailleurs, selon Maingueneau, « l’espace paratopique le plus évident, c’est l’île, dont la littérature n’a cessé d’exploiter les ressources. Elle matérialise en effet l’écart constitutif de l’auteur par rapport à la société. […] L’île appartient au monde sans y appartenir.164 » Elle est, chez Chamoiseau, en même temps qu’une ouverture sur le monde, une vaste prison. « Ma terre natale était une "île" : quelles forces et quels pièges se lovaient dans ce mot ? […] Face aux îles, surtout celles des Antilles, le regard dominant ne distingue que l’évidence paradisiaque à vocation – et même fatalité – touristique. Une fois cette vision savourée, ce regard s’assombrit : hors des villégiatures mer soleil sexe zouc, l’île

160 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Op. cit., p. 53. 161 Ibid., p. 90.

162 Ibid., p. 95.

163 Le terme « pays » est employé avec ironie, pour dénoncer la Loi de départementalisation de la Martinique, lui refusant ainsi son indépendance et la maintenant sous gouverne française.

devient le coin d’un étroit isolement. » (ÉPD 258-259) Le personnage de l’écrivain (ultramarin), tout comme Chamoiseau lui-même, vit, travaille et écrit ainsi loin du centre culturel et gouvernemental qu’est la France continentale.

Dans le roman, la ruine-cachot matérialise de la même façon la mise à l’écart d’un individu par rapport à un groupe. Le narrateur-écrivain s’y retrouve coupé du monde, lorsque l’ouverture disparaît (DC, 42), aux côtés d’une enfant doublement marginalisée, d’abord par la société comme enfant violentée, puis vis-à-vis des autres enfants de l’institution parce qu’elle est refermée sur elle-même et qu’elle recherche la solitude. Pour s’extirper de cette situation intenable, le narrateur se voit contraint de créer une histoire, peut-être plus encore pour lui-même que pour Caroline. Toutefois, il n’est pas certain qu’il ait vraiment cessé d’écrire et soit allé faire un tour du côté de la Sainte-Famille. En effet, le narrateur entretient la confusion quant à la possibilité que l’histoire de Caroline soit également issue de son imagination et qu’il serait non pas au milieu du cachot avec la jeune fille et le fantôme d’une esclave, mais chez lui, à sa table de travail. D’une façon ou d’une autre, la mise en scène de la parole de l’écrivain est résolument paratopique, puisque « [s]a création se nourrit d’un retrait méthodique, ritualisé du monde aussi bien que de l’effort permanent pour s’y insérer.165 » Dans notre roman, la narration émerge dans les marges d’un lieu et d’une temporalité inconfortables aux yeux de l’écrivain qui s’efforce, par la création, de retrouver sa place, de se constituer un lieu qui lui serait propre.

« Dans ce qu’on pourrait appeler l’embrayage paratopique, on a affaire à des éléments d’ordres variés qui participent à la fois du monde représenté par l’œuvre et de la situation à travers laquelle s’institue l’auteur qui construit ce monde.166 » Le cachot sert

d’embrayeur paratopique en ce qu’il constitue d’une part le lieu principal où se situe l’action, ce qui rend possible la narration, et d’autre part le sujet du roman. C’est à travers lui que s’institue en effet l’identité énonciative, constituée d’un narrateur démultiplié, de l’écrivain démiurge et de la figure quasi-mythique de L’Oubliée. Élément maximal et minimal à la fois, d’un côté aide-soignante de la plantation, privilégiée par le Maître et rebelle respectée par

165 Ibid., p. 74. 166 Ibid., p. 95.

ses pairs, et de l’autre, prisonnière ignorée par le vieil esclave, violemment punie et oubliée par tous, dont sa propre mère, L’Oubliée occupe la position à la frontière supérieure et inférieure de la collectivité167. Ces deux postures opposées sont également privilégiées par le narrateur-écrivain qui erre entre les deux. En effet, sanctifié par le « dieu Goncourt » (DC, 22), mais asphyxié par l’impérialisme français, le personnage d’écrivain « est quelqu’un qui a perdu son lieu et doit par le déploiement de son œuvre en définir un nouveau, construire un territoire paradoxal à travers son errance même.168 » Le cachot, en tant que métaphore de son œuvre, est ce lieu créé par l’écrivain qui lui permet « de soupeser sa présence dans les tourments de cette terre » (DC, 136), à la manière de Faulkner qui « va se créer un petit lieu, le Yoknapatawpha, qu’il va creuser jusqu’à atteindre le monde. » (DC, 136) Lieu fictif mais inspiré de plusieurs éléments historiques ou géographiques réels, cette ville imaginaire constitue le territoire de la majorité des romans de Faulkner, où les personnages se rencontrent et où les histoires se déploient. Le cachot fonctionne, en somme, comme le

Yoknapatawpha de Faulkner, c’est-à-dire comme un lieu, « construit de soi pour soi,

immense de toutes tragiques mémoires déracinées » (ÉPD, 197), que le personnage-écrivain invente, afin de permettre le déploiement d’histoires qu’il peut habiter : « [a]insi, les images, les sons, les souvenirs, les histoires, surtout les histoires que l’on reçoit ou que l’on forge soi- même, viennent s’ajouter à notre pays intime » (DC, 302).