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CHAPITRE 1. Le cachot comme figure plurivoque

1.3 Résistance et renaissance

1.3.2 Métaphore de la naissance

Le cachot, tout comme la cale, est un lieu propice aux renaissances, puisqu’il faut d’abord mourir pour pouvoir renaître. L’écriture de Chamoiseau se construit autour de cette

144 La digenèse est un concept proposé par Édouard Glissant pour qualifier l’émergence de cultures et sociétés composites aux Antilles, en opposition à l’idée d’origine unique.

dualité, en apparence antithétique, accolée à la figure du cachot. La métaphore de la naissance s’inscrit dans le prolongement de la métaphore maritime, que nous avons présentée précédemment. En même temps qu’une « mâchoire de pierres » et une « tombe », le cachot se fait « Cocon » et « utérus » (DC, 40), « coquille de pierres » (DC, 137), donc lieu de gestation. En effet, la ruine-cachot est sans conteste un lieu de transformations pour L’Oubliée et Caroline. Si nous avons vu que l’emprise de l’espace sur le corps de L’Oubliée était violente et menaçante, nous pouvons également la voir comme une enveloppe matricielle et vitale : « L’espace la tient. La chose est naine à l’intérieur. Les parois s’ajustent à leur prise pour que rien ne s’ébatte. » (DC, 85) Comme dans un utérus, il y fait noir et humide, les sons y sont étouffés, L’Oubliée est une « chose embryonnaire » (DC, 161). Or, la genèse des peuples antillais étant indissociable de la funeste traversée, ce paradoxe est souligné par des oxymores tels que : « utérus fétide » (DC, 40), « gémellité mortifère » (DC, 41), « coquille de pierre […] fixe comme une tombe » (DC, 142). L’engendrement qui a lieu dans le cachot est celui d’une « identité fortement liée à l’histoire comme à l’espace même de la Martinique et alimentée par des racines multiples et des relations toujours changeantes145 ». Ainsi, se voient convoqués le passé de L’Oubliée, celui de la manman bizarre, la vie sur l’Habitation, la vie du Maître, l’histoire des premiers habitants de l’île, celle des lieux, les mythes africains, et ce sont toutes ces existences qui s’éveillent en elle, comblent son abîme, et la font renaître dans une « diversalité ».

Dès le début du roman, on apprend que L’Oubliée décide de s’inventer une grossesse presque à terme : « Elle le décida flap. Pas besoin de chercher un miracle de la sainte Trinité pour en expliquer le pourquoi du qui ça. Dans cette sorte d’ici-là on pouvait s’inventer les miracles. On pouvait les porter dans sa tête. Avec ou sans miracle, rien ne touchait à la roue muette des jours et à sa légère distorsion du dimanche. » (DC, 48) Cet enfant qu’elle porte l’aidera à supporter le cachot et lui donnera l’élan nécessaire pour fuir, en pensées, vers les Grands-Bois. Surtout, cette grossesse est un acte créateur dans les deux sens du terme, celui du don de la vie et celui de l’inventivité, puisqu’il s’agit d’une grossesse imaginée. On pourrait avancer que cet acte créateur est du même ordre que celui du narrateur, qui invente

une histoire dans le but d’apaiser la jeune Caroline, de donner un sens à son inexistence et de l’inscrire dans une lignée.

D’ailleurs, L’Oubliée parle à son enfant, « [l]ui conte l’Habitation au moment des dimanches » (DC 147), exactement comme le fait l’éducateur dans la ruine. La grossesse imaginée est une façon, pour L’Oubliée, d’atténuer les blessures causées par les problèmes de filiation, elle qui a été rejetée par sa mère et ignorée par le vieil esclave, en plus de se réapproprier son corps et de libérer sa parole. Prendre soin de son enfant, c’est aussi un peu prendre soin d’elle : « Elle tente d’être son enfant et de rester en lui jusqu’à naître avec lui. De là, elle peut apprivoiser son propre cœur, l’apaiser d’une comptine qui lui dénoue le ventre. Elle intercepte ce sang, le sien, qui circule aux abois, qu’elle apaise, qu’elle libère, qu’elle charge d’un paysage. Elle est dans cette souche d’innocence qui est en elle. » (DC, 152-153) Au moment de mettre l’enfant au monde, ou de se mettre au monde, car rien ne lui sortira du ventre, elle se parle à elle-même, tente de se rassurer, dans l’absence physique du vieil homme, mais en présence de ses ossements et de la Pierre. Bien qu’elle n’accouche d’aucun enfant, quelque chose la traverse, la transforme : « L’Oubliée croit que sa chair a changé, qu’un corps à moitié inconnu lui a été donné. Elle a faim. Elle a soif. Elle a toutes sortes d’envies. Elle vibre. Elle est comme étonnée. Les Grands-bois sont remplis de lumière. Les frondaisons (si denses au-dessus d’elle) dégagent de larges données de ciel, comme des offres de grand bleu dispensées entre les ombres. La ravine est immense. Chaque ombre est une lumière. » (DC, 220) La naissance de L’Oubliée, comme celle du vieil esclave dans

L’esclave vieil homme et le molosse, est une naissance à soi-même et au monde, dans une

mise en relation avec d’autres histoires vécues en ce même lieu mais oubliées – le marronnage du vieil homme et l’existence des premiers habitants de l’île, notamment –, dont les traces subsistent dans la Pierre. Quoique L’Oubliée ne soit finalement jamais sortie du cachot pour aller accoucher dans la forêt, son ventre est vide et une force nouvelle l’habite, « la Pierre est en elle. La Pierre est une lumière. » (DC, 231)